Mes Mémoires Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CLXXI


Lettre confidentielle de Louis-Phillipe à l'empereur Nicolas. – Réponse du tsar. – Ce que pouvait la France après la révolution de juillet. – Louis- Philippe et Ferdinand VII. – Les réfugiés espagnols. – La réaction à l'intérieur. – Grattage des monuments publics. – Protestation.

Ce dernier mot indique, en effet, où en était arrivée la réaction à Paris au moment où j'y rentrais, après mes six semaines ou deux mois d'absence.
On se rappelle la conversation du lieutenant général avec les républicains dans la soirée du 31 juillet, et comment Louis-Philippe y avait mis à découvert son système de juste milieu, système qui avait tellement révolté l'âme de nos jeunes gens, que Cavaignac s'était écrié : « Oh ! s'il en est ainsi, monsieur, nous pouvons être tranquilles ; vous n'en avez pas pour quatre ans ! »
Cavaignac ne se trompait pas sur le résultat : il se trompait sur la date ; c'était une erreur de chronologie, voilà tout.
Au reste, une lettre rendue publique par celui-là même à qui elle avait été adressée, prince dont l'orgueil aristocratique et héréditaire se complaisait à l'abaissement d'un roi issu d'une révolution, avait donné, plus clairement encore que les paroles volantes d'une conversation, le programme du nouveau règne.
Cette lettre, on s'en passait des copies envoyées de Pétersbourg même : cette lettre était celle que le roi de France avait écrite à monsieur son frère l'empereur de toutes les Russies.
M. Athalin l'avait portée en courrier extraordinaire, mais elle devait être remise à part de la lettre officielle qui annonçait l'avènement au trône du lieutenant général ; c'était la lettre faite pour n'être lue que de l'empereur de Russie, et la seule naturellement qui fut lue de tout le monde.
Elle semblait inexplicable aux hommes qui, depuis quinze ans suivaient la politique du duc d'Orléans à l'endroit de la branche aînée, à ceux qui connaissaient sa conduite vis-à-vis de Charles X et du jeune duc de Bordeaux pendant les journées qui précédèrent sa nomination à la lieutenance générale, et celles qui la suivirent. à ceux, enfin, qui savaient le rôle que le Palais-Royal avait joué dans toute cette grande mise en scène de l'expédition de Rambouillet, expédition qui avait déterminé, non pas la fuite – Charles X conserva jusqu'à Cherbourg la dignité suprême saine et sauve – mais le départ de la famille royale.
Les meilleurs amis du roi Louis-Philippe niaient que la lettre fût de lui ; selon eux, cette lettre était apocryphe.
Comme je dois expliquer à beaucoup de personnes qui s'en sont étonnées, et à quelques-unes qui s'en étonnent encore, les causes de l'opposition que, dans la sphère étroite du citoyen d'abord, et dans celle de l'homme de lettres ensuite, j'ai faite contre le gouvernement du roi Louis-Philippe, on permettra que je continue d'énumérer les motifs de cette répugnance politique, qui m'amena à donner ma démission au roi dans le moment où mon intérêt – si mon intérêt avait pu un seul instant l'emporter sur ma conscience – devait m'exciter, au contraire, à me rapprocher de cette fortune princière qui devenait une fortune royale.
J'ai dit les impressions produites en moi par cette lettre du duc d'Orléans au roi Charles X emportée par M. de Mortemart ; j'ai dit comment ces poignées de main données, cette Marseillaise chantée, ce front essuyé, m'avaient poussé hors du Palais-Royal à l'heure même où le jeune duc de Chartres y faisait sa rentrée ; j'ai dit l’espèce de honte qui m'avait cloué immobile devant cette affiche où le duc d'Orléans se prétendait Valois, au mépris des plus simples connaissances historiques, et, reniant Saint Louis comme aïeul, se donnait pour chef de race François Ier c'est-à-dire de tous nos rois le plus débauché, le plus impolitique, le plus infidèle à sa parole.
Au reste, ils savaient bien ce qu'il y avait d'honorable et de désintéressé dans mon opposition, ces trois fils du roi, le duc d'Orléans, le duc d'Aumale et le duc de Montpensier, que je n'eus jamais l'orgueil d'appeler mes amis, mais qui me firent plus d'une fois l'honneur de se dire les miens. On verra, lorsque j'aurai à parler d'eux – et l'occasion s'en présentera souvent dans le cours de ces Mémoires – si je suis fidèle à la mauvaise fortune, et s'ils sont pieux les souvenirs de mon coeur et de ma plume qui suivent les exilés dans leur retraite.
Eh bien, cette lettre du roi à l'empereur Nicolas – la chose est peut-être ridicule à dire – me fut une douleur, comme la réponse du tsar me fut une honte.
Il me semble, à moi, que, pour qu'un pays soit véritablement grand, généreux et fort, il faut que chaque citoyen de ce pays soit en quelque sorte une fibre de l'organisation générale, et reçoive individuellement la secousse imprimée à sa nationalité, à sa gloire, à son honneur.
Voici cette lettre. Quelque longue qu'elle soit, nous la ferons suivre de sa réponse. Notre seul commentaire sera de souligner certains passages :

« Monsieur mon frère,
J'annonce mon avènement au trône à Votre Majesté par la lettre que lui présentera, en mon nom, le général Athalin ; mais j'ai besoin de lui parler avec une entière confiance sur les suites de la catastrophe que j'aurais tant voulu prévenir.
Il y avait longtemps que je regrettais que le roi Charles X et son gouvernement ne suivissent pas une marche mieux calculée pour répondre à l'attente et au voeu de la nation ; j'étais bien loin de prévoir pourtant les prodigieux événements qui viennent de se passer, et je croyais même qu'à défaut de cette allure franche et loyale dans l'esprit de la Charte et de nos institutions, qu'il était impossible d'obtenir, il aurait suffi d'un peu de prudence et de modération pour que le gouvernement pût aller longtemps encore comme il allait ; mais, depuis le 8 août 1829, la composition du nouveau ministère m'avait fort alarmé. Je voyais à quel point cette composition était odieuse et suspecte à la nation, et je partageais l'inquiétude générale sur les mesures que nous devions en attendre. Néanmoins, l'attachement aux lois, l'amour de l'ordre ont fait de tels progrès en France, que la résistance au ministère ne serait certainement pas sortie des voies parlementaires, si dans son délire le ministère lui-même n'eût donné le fatal signal par la plus audacieuse violation de la Charte, et par l'abolition de toutes les garanties de notre liberté nationale, pour lesquelles il n'est guère de Français qui ne soit prêt à verser son sang. Aucun excès n'a suivi cette lutte terrible.
Mais il était difficile qu'il n'en résultât point quelque ébranlement dans notre état social, et cette même exaltation des esprits, qui les avait détournés de tant de désordres, les portait, en même temps, vers des essais de théories politiques qui auraient précipité la France et peut-être l'Europe dans de terribles calamités ; c'est dans cette situation, sire, que tous les yeux se sont tournés vers moi : les vaincus eux-mêmes m'ont cru nécessaire à leur salut ; je l'étais peut-être plus encore pour que les vainqueurs ne laissassent point dégénérer la victoire ; j'ai donc accepté cette tâche noble et pénible, et j'ai écarté toutes les considérations personnelles qui se réunissaient pour me faire désirer d'en être dispensé, parce que j'ai senti que la moindre hésitation de ma part pouvait compromettre l'avenir de la France et le repos de tous nos voisins. Le titre de lieutenant général, qui laissait tout en question, excitait une défiance dangereuse, et il fallait se hâter de sortir de l'état provisoire, tant pour inspirer la confiance nécessaire que pour sauver cette Charte, si essentielle à conserver, dont feu l'empereur, votre auguste frère, connaissait si bien l'importance, et qui aurait été très compromise si l'on n'eût rassuré et satisfait les esprits.
Il n'échappera ni à la perspicacité de Votre Majesté, ni à sa haute sagesse, que, pour atteindre ce but salutaire, il est bien désirable que les affaires de Paris soient envisagées sous leur aspect véritable, et que l'Europe, rendant justice aux motifs qui m'ont dirigé, entoure mon gouvernement de la confiance qu'il a droit d'en espérer. Que Votre Majesté veuille bien ne pas perdre de vue que, tant que le roi Charles X a régné sur la France, j'ai été le plus soumis et le plus fidèle de ses sujets, et que ce n'est qu'au moment où j'ai vu l'action des lois paralysée, et l'exercice de l'autorité royale totalement anéanti, que j'ai cru de mon devoir de déférer un voeu national en acceptant la couronne à laquelle j'ai été appelé. C'est sur vous, sire, que la France a surtout les yeux fixés : elle aime à voir dans la Russie son allié le plus naturel et le plus puissant ; j'en ai pour garantie le noble caractère et toutes les qualités qui distinguent Votre Majesté impériale.
Je la prie d'agréer les assurances de la haute estime et de l'inaltérable amitié avec laquelle je suis.
                    Monsieur mon frère, de Votre Majesté impériale, le bon frère, »
                    Louis-Philippe.

Une lettre si pleine de tendres assurances, si obséquieuse, si humble, eût bien mérité une réponse polie.
Voici celle de Sa Majesté l'empereur de toutes les Russies :

« J'ai reçu des mains du général Athalin la lettre dont il était porteur. Des événements à jamais déplorables ont placé Votre Majesté dans une cruelle alternative : elle a pris une détermination qui lui a paru la seule propre à sauver la France des plus grandes calamités, et je ne me prononcerai pas sur les considérations qui ont guidé Votre Majesté ; mais je forme des voeux pour que la Providence veuille bénir ses intentions et les efforts qu'elle va faire pour le bonheur du peuple français. De concert avec mes alliés, je me plais à accueillir le désir que Votre Majesté a exprimé d'entretenir des relations de paix et d'amitié avec tous les Etats de l'Europe, tant qu'elles seront basées sur les traités existants et sur la ferme volonté de respecter les droits et obligations, ainsi que l'état de possession territoriale qu'ils ont consacrés ; l'Europe y trouvera une garantie de la paix, si nécessaire au repos de la France elle-même. Appelé, conjointement avec mes alliés, à cultiver avec la France, sous son gouvernement actuel, ces relations conservatrices, j'y apporterai, pour ma part, toute la sollicitude qu'elles réclament, et les dispositions dont j'aime à offrir à Votre Majesté l'assurance, en retour des sentiments qu'elle m'a exprimés.
Je la prie d'agréer, en même temps, l'assurance de mes sentiments pour elle. »
                    Nicolas.

Ainsi, Louis-Philippe en avait été pour ses frais de fraternité ; Nicolas le tolérait peut-être s'il respectait les traités de 1815, et on lui offrait des dispositions en échange de l'assurance des sentiments qu'il avait envoyés.
C'est que justement là était l'embarras de la situation nouvelle.
Nous avons dit que la révolution de juillet était la dernière amorce de Waterloo ; et, en effet, aussitôt le fait de la révolution accompli, tout ce qu'il y avait de coeurs généreux en France se tourna du côté de la Belgique, de l'Italie et de la Pologne.
La Belgique, à cette époque, faisait encore, on se le rappelle, partie de la Hollande, comme adjonction de territoire.
L'Italie, de même qu'aujourd'hui encore, râlait sous le genou de l'Autriche.
La Pologne, écartelée par la Prusse, la Russie et l'Autriche, n'avait pas même la consolation de réunir dans un même linceul ses membres dispersés.
Or, les coeurs généreux demandaient un remaniement de l'Europe ; ils voulaient donner à ces troupeaux qu'on appelle les peuples des pasteurs choisis par eux-mêmes ; ils refusaient de reconnaître ces bouchers auxquels, sur la table verte du congrès de Vienne, des diplomates sans coeur avaient partagé presque au hasard cent millions de corps et d'âmes.
Mais c'était cela justement que ne voulait pas Louis-Philippe. Louis- Philippe représentait la bourgeoisie, qui se compose de notaires, d'hommes d'affaires, de banquiers, d'agioteurs de bourse, de tripoteurs d'argent ; et la bourgeoisie a son dieu à part, son dieu à elle, qui n'a rien de commun avec le dieu des grands esprits et des grands coeurs.
La situation était si élevée, que les yeux clignotants de cette bourgeoisie se baissaient éblouis avant de pouvoir monter jusqu'à elle.
En effet, après la révolution de 1830, la France pouvait jeter aux rois le défi d'une ambition sans limites ; car elle pouvait non seulement agir avec ses propres forces, mais encore, en se faisant l'alliée des peuples, augmenter sa puissance, et neutraliser celle des rois. Que fallait-il pour cela ?
Il suffit que l'on jette les yeux sur l'état général des monarchies européennes, sur la Russie, avec son vautour du Caucase et sa gangrène de Constantinople ; sur l'Autriche, avec son double cancer de l'Italie et de la Hongrie ; sur la Hollande, avec sa Belgique hostile ; sur l'Angleterre, avec son Ecosse insoumise et son Irlande mourant de faim, pour comprendre qu'en parlant un peu haut, non seulement nous serions maîtres chez nous, mais encore que nous étendrions cette suprématie sur toute l'Europe.
Un instant, on crut, à propos de l'Espagne, que la France allait adopter cette large et splendide politique.
Il est vrai que le mobile qui faisait agir Louis-Philippe à l'endroit de l'Espagne était un sentiment tout personnel.
Aussi niais et presque aussi lâche que son aïeul Ferdinand de Naples qui n'avait pas voulu reconnaître la République française, Ferdinand d'Espagne n'avait pas voulu reconnaître la révolution de juillet, ou plutôt le prince qui venait d'hériter d'elle d'une façon presque aussi mystérieuse qu'il venait d'hériter du dernier des Condé.
Alors, dans un premier mouvement de colère, le roi Louis-Philippe avait reçu, conduit par M. Odilon Barrot, trois des membres du comité espagnol, MM. Love-Weimars, Marchais et Dupont ; il avait traité son frère Ferdinand de coquin, et presque offert la corde avec laquelle il désirait le voir pendre.
Il avait fait plus : il avait, pour soutenir les tentatives des révolutionnaires espagnols, mis cent mille francs à la disposition de La Fayette.
De ce côté, du moins, on se croyait à l'abri de tout revirement politique. M. Girod de l'Ain, préfet de police, distribuait ouvertement des feuilles de route aux réfugiés espagnols se dirigeant vers les Pyrénées ; les impériales de toutes les voitures publiques étaient réservées à ces proscrits, qui allaient rentrer chez eux à la face du ciel, et, tout le long de la route, outre ces voyageurs privilégiés, on rencontrait des bandes de cinquante, de cent, de cent cinquante hommes qui, tambours battants, bannières déployées, marchaient vers la Bidassoa.
Enfin, M. Guizot, l'homme de Gand, c'est-à-dire l'homme de la réaction, avait dit tout haut :
- La France, en reconquérant, en 1823, l'Espagne aux idées absolutistes, a commis un crime politique ; elle doit donc une réparation à l'Espagne. Cette réparation sera donnée éclatante, complète !
S'était à M. Louis Viardot que M. Guizot avait dit ces paroles en l'invitant à les répandre.
On voit que nous n'allons pas à tâtons ; que nous n'accusons pas au hasard ; nous citons non seulement les paroles dites, non seulement les hommes qui les ont dites, mais encore les hommes à qui elles ont été dites.
Et, là-dessus, toutes ces victimes de Ferdinand VII, qu'on appelait Mendizabal, Isturitz, Calatrava, le duc de Rivas, Martinez de la Rosa, le comte de Toreno, le général Mina, le colonel Moreno, le colonel Valdès, le général Torrijos, le général Chapalangara, le général Lopès Banos, le général Butron, levèrent les bras au ciel et crièrent Hosanna !
En effet, des armes étaient envoyées si publiquement par MM. Guizot et de Montalivet, que l'ambassadeur d'Espagne, M. Ofalia, en fit l'objet d'une note diplomatique.
Nous avons dit, de Ferdinand VII d'Espagne, qu'il était aussi niais et presque aussi lâche que son aïeul Ferdinant IV de Naples. Nous aurions dû dire qu'il était plus lâche, car, à ce seul bruit d'armes qui se faisait en France, à ces seuls cris de liberté qui se poussaient dans le Midi, à ce seul roulement de tambours qui s'approchait de la frontière, il fit amende honorable, et reconnut Louis-Philippe avec l'expression de tous ses regrets d'avoir tardé si longtemps.
Or, quoiqu'il eût, comme nous l'avons dit, presque offert la corde pour le pendre, le nouveau roi voulait le repentir et non la mort du pécheur ; il retira, sans leur en rien dire, la main qu'il avait étendue sur les réfugiés espagnols, et ceux-ci, abandonnés à eux-mêmes, c'est-à-dire livrés à la vengeance de Ferdinand, furent tués, les uns sur le champ de bataille, et les autres – oh ! ceci, c'est triste, c'est douloureux, c'est honteux à dire ! - les autres, poursuivis jusqu'au-delà de la frontière, furent pris et fusillés sur le territoire français !...
Oh ! Sire, sire, ne sont-ce point les ombres de ces martyrs qui, vous apparaissant, le 24 février, firent de vous le roi inerte et fugitif qui alla s'abattre sur la place de la Révolution, au pied de l'obélisque, à l'endroit même où était tombée la tête de cet autre roi qu'on appelait Louis XVI ?
Quant à l'Italie, soulevée par les promesses de La Fayette, promesses que le vieux général croyait pouvoir tenir ; quant à l'Italie, qui ne demandait pour accomplir sa révolution, que la présence d'un corps d'armée dans les Alpes, elle regarda en vain du côté de l'occident : la route d'Annibal, de Charlemagne et de Napoléon resta solitaire.
Quant à la Pologne, on sait le mot immortel de M. Sébastiani : « L'ordre règne à Varsovie ! »
A l'intérieur, la réaction n'était pas moins visible.
D'abord, on avait choisi pour ambassadeur à Londres M. de Talleyrand, ce Méphistophélès politique qui avait vu trépasser entre ses mains, et devant son sourire de squelette, la République, le Directoire, l'Empire et la Restauration.
L'abolition de la peine de mort avait avorté à la Chambre.
Enfin, l'ordre avait été donné de faire disparaître de la face des monuments publics la trace des balles de juillet.
Il est vrai que cette dernière ordonnance n'avait point passé sans opposition.
A mon retour à Paris, les murailles étaient encore couvertes d'une protestation qu'on me permettra de citer, parce que le caractère de l'époque est tout entier dans les quelques lignes qui la composent, et que le grand mérite de ces Mémoires doit être de conserver et de reproduire intacte pour l'avenir, toujours disposé à devenir myope, la physionomie des temps au milieu desquels j'aurai vécu.
Voici cette protestation :

Respect aux monuments « Chacune de nos époques de gloire a ses trophées et ses monuments. Le grand homme a sa colonne de bronze et ses arcs de triomphe ; mais, pour nous, quel témoin vivant ira raconter aux peuples à venir les exploits de ce siècle de trois jours et de cette population immortelle ? Quelle page d'histoire ira dire à la postérité à quel prix s'écroula cette monarchie de mille ans, vieillie dans le despotisme ? Quel monument apprendra à nos neveux que, là, derrière ces colonnes mutilées, leurs pères tombaient en défendant la liberté ?
Notre charte, replâtrée en un jour, est-elle un monument digne du peuple roi ?
Nous n'avons à nous que des tombeaux, les traces des balles empreintes sur nos murs, et les sillons de mitraille qui décorent le fronton de nos palais. Ce sont là nos bas-reliefs, nos inscriptions, nos fastes de la grande semaine ; le peuple y lit sa gloire, et le roi y trouve des leçons. Sur ces noires murailles, temple des sciences et des arts, les balles de Charles X ont écrit, en caractères ineffaçables, ce que nous pouvions attendre, non seulement de l'amour, de la reconnaissance, mais encore de l'impartialité d'un Bourbon ! Là, si on en eût religieusement conservé l'empreinte, peut-être eussions nous retrouvé la trace des balles d'un autre Charles !...
Quelle main vandale vient donc s'attaquer aujourd'hui à ces nobles vestiges ? Un ordre sacrilège, émané de je ne sais quel pouvoir, voudrait faire disparaître ces brèches sublimes ! Qu'elles disparaissent, et bientôt on oubliera que des milliers de victimes sont tombées pour un principe, et que le sang a ruisselé pour une liberté éphémère qui ne nous a souri que trois jours ! Sont-ils des amis, sont-ils des frères ceux qui osent ainsi insulter à nos exploits ? Les Autrichiens, les Russes, les Prussiens respectèrent notre Colonne, nos arcs de triomphe, et les insignes honteux du vainqueur de Trocadéro souillent encore l'arc de triomphe du vainqueur d'Austerlitz !
Courage, hommes du lendemain ! Courage ! Finissez-en avec l'héroïsme ! Arrachez ces croix de bois, déchirez ces drapeaux tricolores qui décorent la tombe de nos frères, et vous aurez effacé la dernière trace de notre révolution !
Signé : Lannoy, élève de l'Ecole polytechnique ; Plocque, avocat ; Th. Massot, avocat ; Guyot, étudiant en médecine ; Etienne Arago, Ch.Lothon, élève de l'Ecole polytechnique. »

Vous voyez, ils ne demandaient pas grand-chose, ces pauvres combattants de juillet qui venaient de se voir souffler la république qu'on avait enfermés dans les traités de 1815, et à qui l'on avait donné pour roi un fils de régicide qui reniait la Convention ; ils demandaient qu'on n'effaçât point la trace des balles des Suisses et de la garde royale empreintes sur la façade de leurs monuments. La demande, comme de raison, parut exorbitante, et fut refusée.
Donc, ainsi que je l'ai dit, à mon retour à Paris, M. Guizot était ministre, et l'on grattait la façade de l'Institut.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente