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Chapitre CLXIX


La révolution nantaise. – Régnier. – Paimboeuf. – Les aubergistes et les voyageurs. – Jacomety. – L'habitant de la Guadeloupe et sa femme. – Chasse aux mouettes et aux goélands. – Axiome pour la chasse maritime. – Le capitaine de la Pauline. – Femme et hirondelle. – Superstition amoureuse. – Appareillage.

Nantes avait eu, comme Paris, sa révolution, son Raguse qui avait fait tirer sur le peuple, et son peuple qui avait écrasé le Raguse. On me montra des maisons presque aussi belles de cicatrices que le Louvre ou l'Institut ; le feu avait été si bien nourri de la part des troupes royales, qu'un jeune homme nommé Petit avait reçu, d'une seule décharge, trois balles dans le bras, une dans la poitrine, et un coup de fusil à plomb dans la figure. Ce dernier lui avait été tiré d'une fenêtre, et lui venait d'un compatriote. Le blessé était en pleine convalescence ; mais un de ses amis, qui n'avait reçu qu'une chevrotine, était en train de mourir.
S'il est mort, c'est le onzième qui ait perdu la vie dans cette échauffourée secondaire.
Régnier – qui était déjà un charmant comédien, et qui est devenu, depuis, un des soutiens de la Comédie-Française – se trouvait alors à Nantes, et y donnait des représentations fort suivies.
Je passai là deux ou trois jours au milieu des anciens souvenirs de la Révolution, ravivés pour moi par M. Villenave, qui, on le sait, avait failli jouer, dans ce grand drame dont la Convention était l'auteur, et dont Carrier était le metteur en scène, le rôle de victime. S'il y a au monde un nom conservé intact dans l'exécration publique, c'est à coup sûr celui de Carrier !
Je partis de Nantes pour Paimboeuf. Je n'avais vu la mer qu'au Havre, et l'on m'avait dit que ce n'était presque pas la mer ; j'étais curieux de voir une mer véritable, une mer à tempêtes, une mer que les marins eux-mêmes appellent la mer sauvage.
Je ne connais rien au monde de plus mélancolique que ce ruban de maisons qui frange la Loire pendant l'espace de cinq ou six cents pas et qu'on appelle Paimboeuf ! on dirait être à mille lieues de Paris, hors de toute civilisation. Devant ces braves gens qui regardaient passer à leurs pieds un fleuve grand comme une mer, et qui ne me paraissaient occupés qu'à raccommoder leurs filets et à aller en pêche, je me demandais ce que pouvaient leur importer les révolutions du cratère parisien, dont la lave ne saurait. les atteindre, et dont ils ne voient jamais ni la flamme ni la fumée.
Cela leur importait cependant, car on parlait hardiment à Paimboeuf d'une nouvelle Vendée.
Au reste, la distance qui sépare Paimboeuf de Paris met toutes les choses de la vie à un prix dont on ne peut avoir d'idée dans les provinces centrales de la France. Il faut dire que, pour le voyageur, ce bon marché qu'on lui vante parfois, ces homards à six ou huit sous, ces turbots à deux francs, ces raies dont on ne veut pas, et ces crevettes que l'on vous jette aux jambes, restent tout simplement un mythe : pour lui, le prix des auberges est, à une très légère différence près, toujours le même ; il y a, du nord au midi et de l'est à l'ouest, un tarif adopté par MM. les aubergistes, et qui maintient les voyageurs dans cette excellente habitude de ne séjourner nulle part à peu de frais.
Nous dînâmes chez le Philippe du lieu : il se nommait Jacomety ; notre dîner nous coûta cinquante sous à table d'hôte ; c'était dix ou vingt sous de différence avec les tables d'hôte du reste du royaume.
A cette table mangeait près de moi, ou plutôt ne mangeait pas, une jeune femme fort triste ; son mari, placé à sa droite, avait pour elle tous les soins d'un amant, et, cependant, à chaque minute, le coeur de la belle affligée suffoquait gros de larmes dont les plus indiscrètes apparaissaient au bord de sa paupière, et parfois, malgré les efforts qu'elle essayait pour les retenir, roulaient le long de ses joues.
Je ne pus m'empêcher d'écouter les quelques mots que mes deux voisins échangeaient entre eux, et j'appris bientôt que le jeune homme, habitant de la Guadeloupe, venait d'épouser aux environs de Tours cette charmante jeune femme, qu'il enlevait au jardin de la France pour la conduire dans le jardin des Antilles. La pauvre enfant, à part le guide qu'elle venait de donner à ce côté aveugle de la vie qu'on appelle l'avenir, ne connaissait rien du pays qu'elle allait voir, et, en attendant les enfants qui, en buvant son lait, devaient sécher ses larmes, elle pleurait les amis et les parents qu'elle laissait sur cette vieille terre d'Europe, et peut-être aussi cette vieille terre d'Europe elle-même.
A la même table dînait le capitaine qui devait emmener les deux époux ; ce fut par lui que je sus la plupart de ces détails. C'était le lendemain qu'on devait appareiller. Je lui demandai la permission d'aller à son bord jusqu'au moment du départ, ce qu'il m'accorda de grand coeur.
Le bâtiment était à l'ancre entre Paimboeuf et Saint-Nazaire, et s'appelait la Pauline.
C'était un joli trois-mâts marchand, bien élégant, du port de cinq à six cents tonneaux.
Je ne dis rien de mon projet à mes deux voisins, sûr que, tout indifférent que je leur étais, le lendemain, au moment du départ, je deviendrais pour eux plus qu'un compatriote – un ami !
Je passai le reste de la journée à suivre le bord de la rivière, et à envoyer des coups de fusil à des mouettes et à des goélands que j'étais tout étonné de ne pas voir tomber. Un chasseur du pays, qui s'amusait de mon désappointement, et de qui je m'approchai pour lui demander si, comme le Styx, la Loire avait la propriété de rendre invulnérables les animaux ou les hommes qui se baignaient dans ses eaux, m'apprit, à mon grand étonnement, que, faute de savoir mesurer les distances maritimes, je tirais à une portée double de la portée ordinaire.
Il ajouta ceci comme principe absolu :
- Ne tirez jamais un oiseau de mer que vous ne puissiez voir distinctement son oeil ; quand vous voyez l'oeil, le corps est à la distance du plomb.
J'appliquai à l'instant même cette maxime à l'exécution. J'eus patience ; je laissai approcher un margat jusqu'à ce que je visse distinctement son oeil comme un petit point noir ; je tirai : l'oiseau tomba.
Le donneur de conseils me salua et tira de son côté, satisfait d'avoir appris quelque chose à un Parisien.
Je reproduis l'enseignement comme il m'a été donné ; on ne saurait trop, petite ou grande, répandre une vérité, quelle qu'elle soit.
Je ne me rappelle plus quel philosophe disait que, s'il avait la main pleine de vérités, il se la ferait fermer par un cercle de fer, de peur qu'elle ne s'ouvrit par distraction, et que les vérités ne s'envolassent. Moi, j'ouvrirais les deux mains, et pousserais encore la vérité de toute la puissance de mon souffle. Rien ne vole si mal ou ne marche si lentement qu'une vraie vérité ! Mais, comme une vérité coûte toujours quelque chose à quelqu'un, celle qui venait de m'être révélée coûta la vie à trois ou quatre goélands.
A mon retour à l'hôtel, je ne vis point nos deux époux ; ils s'étaient renfermés chez eux.
Passé huit heures du soir, à la fin de septembre, il n'y a pas grande distraction à Paimboeuf ; j'imitai donc l'exemple que me donnait le jeune couple, et je me retirai dans ma chambre en recommandant que l'on m'éveillât de manière à ce que je pusse profiter du premier canot qui irait à bord de la Pauline.
Ce fut le capitaine lui-même qui frappa à ma porte, je crois que le brave homme avait, pendant la nuit, sous la douce et trompeuse rosée du sommeil, laissé germer dans son esprit l'espérance de m'emmener. Il me vanta le charme d'une longue traversée à bord d'un bon bâtiment, me parla de son cuisinier, qu'il mit fort au-dessus de celui de Jacomety, et de sa table, qui n'avait de rivale que celle du Rocher de Cancale, à Paris.
Le capitaine avait dîné une fois au Rocher de Cancale, et ne manquait jamais de placer un mot sur l'excellence de la cuisine de Borel.
On était encore dans les beaux jours de la fin de l'été, et, comme je croyais faire une simple visite à la Pauline, je n'étais vêtu que d'un pantalon de nankin, d'un gilet de piqué blanc et d'une veste de velours.
Pour ceux qui ont appris à leurs dépens ce que c'est que d'avoir froid, ce détail, comme on le verra bientôt, n'est pas sans quelque importance.
C'était la première fois que je voyais de près un bâtiment sur le point de prendre la mer. Au Havre, j'avais bien visité un ou deux paquebots en partance pour Boston ou La Nouvelle-Orléans ; mais, grâce à leur élégance, ces navires, destinés au transport des voyageurs, ressemblent à des hôtelleries, à des appartements garnis, à des corridors de théâtre, bien plus qu'à des navires.
La Pauline, au contraire, était le trois-mâts pur sang.
J'en examinai tous les détails avec une curiosité qui me donne l'espérance de pouvoir faire, un jour, si l'occasion s'en présente, des romans maritimes comme Cooper ou tout au moins comme Eugène Sue.
J'en étais au beau milieu de mon examen, lorsque le canot aborda pour la seconde fois ; il amenait nos deux jeunes époux et leurs bagages.
La jeune femme ne se donnait plus la peine de retenir ses larmes : elle pleurait abondamment et apertement. Cela fit qu'elle ne me vit point approcher de l'escalier de tribord, et que, quand je lui donnai la main afin de l'aider à passer de l'échelle sur le pont, elle poussa un petit cri de surprise.
- Ah ! monsieur ! me dit-elle, est-ce que, vous aussi, vous partez pour la Guadeloupe ?
- Hélas ! non, madame, lui dis-je ; non, à mon grand regret ; mais c'est justement parce que je reste que vous me trouvez ici.
- Je ne vous comprends pas, monsieur.
- Je vous ai vue triste ; je sais que vous quittez des personnes qui vous sont chères... En ma qualité de compatriote, j'ai voulu prendre vos dernières commissions pour elles.
- Oh ! monsieur, dit-elle, vous êtes trop bon !
Et elle regarda son mari, comme pour lui demander jusqu'où elle pouvait s'engager dans une pareille conversation avec un inconnu.
Celui-ci sourit et me tendit la main, pendant que, d'un coup d'oeil, il donnait toute liberté à sa femme.
- Oui, dit-il, soyez assez bon pour vous charger des derniers adieux de ma chère Pauline à sa famille, et dites bien à sa mère, si vous la voyez, qu'avant trois ans nous reviendrons lui faire une visite.
- Trois ans !... murmura la jeune femme d'un air de doute.
- Mais dites donc à cette entêtée, monsieur, reprit le mari en approchant ses lèvres du front de sa femme, que l'on va maintenant à la Guadeloupe plus facilement qu'on n'allait autrefois à Saint-Cloud... Je n'ai pas trente ans, et j'ai déjà fait douze voyages de Pointe-à-Pitre à Nantes.
- Oh ! mon ami, tu me dis cela aujourd'hui, mais dix-huit cents lieues de traversée !...
- C'est-à-dire six semaines de voyage... Voilà une belle affaire, n'est-ce pas ?
Je montrai à la jeune femme une hirondelle qui effleurait la mâture.
- Cet oiseau fait un pareil voyage deux fois par an, madame, lui dis-je, et l'instinct le conduit.
- Oui, mais c'est un oiseau, dit-elle en poussant un soupir.
J'essayai de donner un autre cours à la conversation.
- Monsieur, dis-je au mari, je vous ai entendu appeler madame : Pauline... La Pauline est le nom du bâtiment sur lequel nous sommes ; est-ce par un effet du hasard ou de votre volonté que ce rapprochement existe ?
- C'est par un effet de ma volonté, monsieur. Il y avait trois ou quatre bâtiments en rivière ; j'ai choisi celui-ci... Il m'a semblé qu'outre sa patronne céleste, c'était une patronne supplémentaire que je lui donnais... Est-ce que cette superstition vous fait rire ?
- Non pas, monsieur, au contraire... Je comprends toutes les superstitions, et particulièrement celles dont l'amour est la base. Il m'a toujours semblé qu'il était impossible d'aimer sincèrement sans que la personne aimée fût l'objet de ces vagues terreurs qui rendent superstitieux le coeur le plus ferme.
La jeune femme m'écoutait depuis un instant.
- Oh !monsieur, me dit-elle en me tendant la main, quelle bonne idée vous avez eue là, de nous reconduire !
- Je puis donc espérer, madame, que vous me chargerez d'une dernière commission pour votre famille ?
- J'ai écrit ce matin à ma mère, monsieur ; mais, si, par hasard, vous vous arrêtez à Tours, et que vous puissiez disposer d'un moment, ayez la bonté de vous faire enseigner la maison de madame M... ; dites-lui que nous vous avons rencontré, que vous nous avez reconduits jusqu'au bâtiment, et que, devant vous elle sourit d'un air de doute, Léopold a promis de me ramener en France d'ici à trois ans.
- Je le lui dirai, madame, et je me ferai garant de la parole de monsieur.
Pendant ce temps s'était opéré à bord tout le mouvement qui indique l'appareillage. Le vent était est-sud-est, c'est-à-dire excellent pour sortir de la rivière ; on n'avait donc attendu que le reflux, afin de se mettre en route avec cette double accélération qu'apportent à la marche d'un bâtiment le vent et la marée.
Aussi, tout à coup, la voix du capitaine nous fit-elle tressaillir.
Le pilote venait d'arriver de Saint-Nazaire, et le capitaine donnait ce premier ordre :
- Virez sur l'ancre à pic !
On eût dit, à cet ordre inattendu, que la pauvre voyageuse apprenait pour la première fois qu'il lui fallait quitter la France.
Elle poussa un léger cri, jeta plutôt qu'elle ne posa sa tête sur la poitrine de son mari, et se mit à pleurer à sanglots.
Je profitai de ce redoublement de larmes pour m'éloigner des deux nouveaux époux, et pour aller dire au capitaine que, quand il le jugerait convenable, j'étais prêt à retourner à terre.
- Eh ! me dit-il, vous êtes donc bien pressé de nous quitter ? Je comptais vous garder à déjeuner et à dîner, ou tout au moins à déjeuner, car ajouta-t-il en regardant le ciel, je doute que beaucoup de passagers dînent aujourd'hui.
- Bon ! lui répondis-je, et, une fois en mer, comment vous seriez-vous débarrassé de moi ?
- De la façon la plus naturelle : vous seriez retourné à terre sur le pilote côtier.
- Tiens, au fait... est-ce possible ?
- Tout est possible à qui désire.
- Eh bien, je déjeune !
- Alors, vous ne nous quitterez qu'aux Piliers ; vous reviendrez avec le pilote, auquel vous donnerez un écu, et vous passerez pour un Anglais qui a voulu tâter du mal de mer.
- C'est dit... Arrangez la chose avec lui.
Il appela le pilote, lui dit quelques mots tout bas, me montra à lui de l'oeil ; le pilote fit, de la tête, un signe d'acquiescement.
- Là ! dit le capitaine, voilà une affaire bâclée !
Puis, s'adressant aux matelots qui avaient amené le navire à pic :
- En haut du monde, pour larguer les huniers et les basses voiles, les focs et la brigantine !.
- Ah çà ! capitaine, lui dis-je, n'allez pas m'en faire autant, à moi, que Bougainvillé à son ami le curé de Boulogne !
- Oh ! soyez tranquille... D'ailleurs, je ne fais pas le tour du monde !
Et, se tournant vers ses hommes :
- Range à hisser et à border les huniers ! cria-t-il.

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