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Chapitre CLXVIII


Le Bocage. – Ses chemins creux et ses haies. – Tactique des chouans. – Les chevaux et les cavaliers vendéens – La Vendée politique. – Le marquis de La Bretèche et ses métayers. – Moyens que je proposais pour prévenir une nouvelle chouannerie. – La pierre qui tremble. – Je quitte La Jarrie. – Adieux à mon guide.

On conçoit que j'aie écarté le plus que j'ai pu, jusqu'à présent, les détails de statistique et de topographie ; mais, enfin, il faut y arriver.
C'est aux environs de Tiffauges que la Vendée commence à se présenter avec ces accidents de terrain qui nous furent si fatals pendant la guerre de la chouannerie.
Qu'on me permette de reproduire textuellement ici un fragment du rapport qu'à mon retour à Paris, je mis sous les yeux du général La Fayette, rapport qui, ainsi qu'on le verra plus tard, passa également sous les yeux du roi Louis-Philippe.
«... D'abord, le mot Vendée, considéré politiquement, comprend un plus grand espace de terrain que ne lui en assigne la topographie. Cela vient de ce que le nom d'un seul département a donné le baptême à une guerre dont, en réalité, quatre départements furent le théâtre. Aussi désigne-t-on généralement sous le nom collectif de Vendée les départements de Maine et-Loire, du Morbihan, des Deux-Sèvres et de la Vendée.
« Aucune contrée de la France ne ressemble à la Vendée ; c'est un pays à part dans notre pays.
« Peu de grandes routes la traversent.
« Je parlerai tout à l'heure de ces grandes routes.
« Les autres moyens de communication, et, par conséquent, de commerce, consistent en chemins de quatre ou cinq pieds de large bordés, de chaque côté, par un talus rapide couronné lui-même d'une haie vive taillée à hauteur d'homme, dans laquelle se trouvent jalonnés, de vingt pas en vingt pas, des chênes dont les branches forment, en se réunissant, un berceau au-dessus du chemin. A cette haie viennent aboutir transversalement, et de distance en distance, les autres haies qui servent de limites aux champs des particuliers, lesquels champs se trouvent, par ce système, convertis en autant d'enclos n'ayant presque jamais plus d'un ou deux arpents, et affectant toujours la forme d'un carré long.
« Chacune de ces haies n'a qu'un passage nommé échalier, c'est quelquefois une espèce de barrière semblable à celles qui ferment les parcs des moutons ; c'est plus souvent un fagot de même essence que la haie, qui, s'emboîtant dans la haie elle-même, ne présente, l'hiver surtout, à l'oeil des étrangers, aucune différence avec elle. L'habitant du pays va droit à cet échalier, qu'il connaît ; tout autre que lui est obligé, la plupart du temps, de longer les quatre faces de l'enclos avant d'en découvrir l'issue.
« Ces haies expliquent toute la tactique de la guerre vendéenne : tirer à coup sur, sans pouvoir être aperçu ; fuir, quand on a tiré, par le passage, sans risquer d'être atteint. Aussi en acceptant cette belle harangue de La Rochejaquelein : "Si j'avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi !" les chefs n'en proféraient-ils guère d'autres, avant le combat, que celle-ci, plus simple et surtout plus claire pour les paysans : "Egayez-vous, mes gars !" ce qui voulait dire : "Eparpillez-vous, mes enfants !" Et alors, chaque buisson cachait un homme et son fusil ; devant, derrière, sur les deux côtés de l'armée en marche, les haies s'enflammaient, les balles se croisaient en sifflant, et les soldats tombaient avant d'avoir eu le temps de distinguer de quel côté soufflait cet ouragan de feu ! Enfin, las de voir s'entasser les morts au fond des défilés, les bleus s'élançaient de chaque côté, gravissaient le talus, escaladant la haie, et perdant encore, dans cet assaut, la moitié de leurs hommes ; puis, arrivés au faite, ils voyaient subitement le feu cesser ; tout avait disparu comme par enchantement, et ils n'apercevaient plus, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, qu'un pays dessiné gracieusement comme un jardin anglais, et, d'espace en espace, perçant le ciel brumeux de l'ouest, la pointe aigu d'un clocher couvert d'ardoises, ou, se détachant sur le fond vert des chênes, des hêtres et des noyers, le toit rougeâtre de quelque métairie.
« Ces chemins, ou plutôt ces défilés, qui paraissent, au premier abord, n'avoir été creusés que par le sabot des boeufs, sont, en raison des inégalités du terrain, de véritables escaliers, où les petits chevaux du pays peuvent seuls marcher d'un pied sûr. – Nous dirons un mot de ces chevaux et de la manière de les conduire. L'été, ces chemins ne paraissent que pittoresques ; l'hiver, ils sont impraticables ; la moindre pluie fait de chacun d'eux le lit d'un torrent ; et, alors, pendant quatre mois de l'année à peu près, les communications s'établissent à pied et à travers terres.
« Revenons aux chevaux.
« Le meilleur écuyer de Franconi se trouverait assez embarrassé, je crois, si on le juchait sur une de ces grandes selles bretonnes qui s'élèvent au milieu du dos de l'animal, de façon à lui donner l'air d'un dromadaire. Quant à l'animal lui-même, peut-être cet écuyer espérait-il le guider à l'aide de la bride et des jambes ; mais il s'apercevrait bientôt que les jambes du cavalier ne servent qu'à maintenir celui-ci en équilibre, et que la bride n'a d'autre but que d'arrêter court la monture en tirant carrément des deux mains ; seulement, avec un peu d'étude, il apprendrait à s'aider du gourdin – c'est ce qui remplace dans les principes de l'équitation bretonne les jambes et la bride : pour faire tourner le cheval à droite, il ne faut que lui appliquer un coup de gourdin sur l'oreille gauche, et vice versa ; de cette manière, qui simplifie énormément l'art des Larive et des Pellier, on guide l'animal par des chemins qui feraient tourner la tête à un Basque !
« Ce tableau, d'ailleurs, quant aux chemins et aux cavaliers qui les fréquentent, commence à être moins exact pour les départements de la Vendée et de la Loire-Inférieure, où Bonaparte a fait percer des routes : mais il l'est encore pour le département des Deux-Sèvres, et surtout pour la partie méridionale du département de Maine-et-Loire.
« C'est aussi dans cette dernière partie que s'est réfugiée la Vendée politique. L'opposition à tout gouvernement libéral est là flagrante et vivace.
« Heureusement, la civilisation, comme en défiance, l'a entourée d'une ceinture de villes libérales qui part de Bourbon-Vendée, traverse Cholet, Saumur, Angers, revient par Nantes et aboutit dans la Vendée même, à Clisson, espèce de sentinelle perdue dont le coup de feu donnerait l'alarme en cas de soulèvement.
« Une seule route passe par un coin de cette contrée en formant un Y, la queue représente le chemin de Cholet à Trémentines ; les deux branches, ceux de Trémentines à Angers et à Saumur – ce dernier chemin n'est pas même une route de poste.
« La Vendée se trouve donc enfermée aujourd'hui dans un seul département, sans issue pour attaquer et pour fuir.
« Quatre classes d'individus bien distincts s'agitent au milieu de cette fournaise politique : les nobles ou gros, le clergé, la bourgeoisie, les paysans ou métayers.
« La noblesse est entièrement opposée à tout système constitutionnel ; son influence est à peu près nulle sur la bourgeoisie, mais elle est immense sur les métayers, qui sont presque tous à ses gages.
« Ainsi, un exemple :
« Le marquis de La Bretèche possède à lui seul cent quatre métairies ; supposez, par chaque métairie, trois hommes seulement en état de manier le fusil, et un mot de lui mettra sur pied trois cent douze paysans armés !
« Le clergé partage l'opinion de la noblesse, et a de plus que lui l'influence de la chaire et du confessionnal.
« La bourgeoisie est ainsi le centre du triangle que forment la noblesse imposant ses opinions, le clergé les prêchant, et le peuple les acceptant.
« Aussi la proportion des libéraux dans ce département – je parle de l'intérieur – est-elle à peine de un à quinze ; aussi le drapeau tricolore n'existe-t-il nulle part, malgré l'ordre formel du préfet ; aussi les prêtres ne chantent-ils pas le Domine salvum, malgré le mandement de l'évêque.
« Mais le bâton auquel était attaché le drapeau blanc subsiste et semble, par sa nudité, protester contre le drapeau tricolore. Mais les prêtres recommandent en chaire de prier pour Louis-Philippe, qui ne peut manquer d'être assassiné.
« L'agitation est donc continuelle.
« Elle est entretenue par des rassemblements de quarante ou cinquante nobles, qui ont lieu une fois ou deux par semaine, soit aux Lavoirs, soit aux Herbiers, soit aux Combouros.
« Le moyen d'excitation dont on se sert est la soustraction des journaux, qui n'arrivent que par commissionnaires, la poste passant seulement à Beaupréau, Chemillé et Cholet.
« Parmi les villes et les villages qui ne cachent en aucune façon l'espoir d'un prochain soulèvement, il faut compter en première ligne Beaupréau, Montfaucon, Chemillé, Saint-Macaire, Le May et Trémentines.
« Le coeur de la révolution royaliste est à Montfaucon. fût-elle éteinte par toute la France, là on sentirait encore battre l'artère de la guerre civile. Cette révolution éclaterait infailliblement par la présence du dauphin, de Madame, ou même tout simplement le jour où il y aurait déclaration de guerre entre la France et une puissance étrangère quelconque, mais surtout si cette puissance était l'Angleterre, laquelle, pour la troisième fois, jetterait des armes et des hommes sur les côtes, éloignées seulement de dix à onze lieues du département de Maine-et-Loire, où ces hommes et ces armes pénétreraient sans obstacle par l'ouverture qui se trouve entre Clisson et Cholet.
« Les moyens de prévenir une insurrection nous paraissent être ceux-ci :
« 1er Percer des routes.
« En général, le peuple ne voit, dans une route percée à travers un pays impraticable, qu'une facilité donnée au commerce de s'étendre. Le gouvernement, s'il est libéral, y verra, de son côté, un but politique ; la civilisation suivra le commerce, et la liberté, la civilisation. Les relations avec les autres départements dépouilleront le département à craindre de sa rudesse primitive ; les nouvelles vraies se répandront facilement ; les nouvelles fausses seront aussitôt démenties ; des bureaux de poste s'ouvriront dans tous les chefs-lieux de canton ; la gendarmerie y établira un service actif et régulier ; puis, enfin, les troupes y circuleront, en cas de besoin, d'une manière incisive.
« Les routes à faire dans le département de Maine-et-Loire devraient aller du Palet à Montfaucon en passant par Saint-Crespin ; à Montfaucon, la voie se séparerait en deux branches : l'une se rendrait à Beaupréau, par La Renaudière, Villedieu et La Chapelle-au-Genêt ; l'autre s'avancerait jusqu'à La Romagne, où elle rejoindrait la route de Cholet par La Jarrie et Roussay.
« Le commerce qui s'établirait sur ces routes serait celui des vins d'Anjou, des bestiaux de Bretagne et des toiles de Cholet ; il ne peut se faire maintenant qu'à dos d'homme ou sur des charrettes à boeufs, qui ne versent pas, mais qui en raison des mauvais chemins, nécessitent parfois, pour une seule voiture très peu chargée, un attelage de huit ou dix bêtes.
« Les routes devraient être faites par les ouvriers du pays, parce qu'elles répandraient quelque argent dans la classe pauvre ; parce que les paysans connaissent les endroits d'où l'on peut tirer le meilleur cailloutis ; parce que les nobles, dont l'intention positive est de s'opposer à l'ouverture de ces routes, soulèveraient facilement les paysans contre les ouvriers étrangers qui enlèveraient à ceux-ci un salaire qu'ils regarderaient comme leur étant légitimement dû ; parce que enfin, les paysans choisis pour faire les routes s'opposeraient d'eux-mêmes à toute tentative de la noblesse ayant pour but d'empêcher leur exécution.
« 2° Transporter dans des villages au-delà de la Loire dix ou douze prêtres, en ajoutant à leurs appointements une centaine de francs, pour les empêcher de crier au martyre – et notamment ceux de Tiffauges, de Montauban, de Torfou et de Saint-Crespin.
« Envoyer, à leur place, dans ces paroisses, des prêtres dont le gouvernement serait sûr.
« Ils n'auraient rien à craindre, leur caractère les rendant sacrés pour tout paysan, qui pourra haïr l'homme, mais respectera la soutane.
« 3° Une grande partie des nobles qui se rassemblent, afin d'aviser aux moyens de renouveler la guerre civile, jouissent de pensions assez considérables que le gouvernement continue à leur payer : rien de plus facile que de les prendre en flagrant délit ; dès lors, le gouvernement pourra cesser, avec justice, de payer ces pensions, et les répartir, par portions égales, entre les anciens soldats vendéens et républicains, dont les haines mutuelles s'amortiront ainsi de trimestre en trimestre.
« De cette manière, il n'y aura plus, dans l'avenir, de Vendée possible, puisque, à la moindre émeute, le gouvernement n'aura qu'à étendre le bras et à disposer ses troupes sur les grandes routes pour isoler les rassemblements.
« Et que l'on ne croie pas que ces hommes, éclairés depuis 1792, en soient arrivés à ne plus se lever pour le fanatisme et la superstition : on se tromperait étrangement ; ceux mêmes que la conscription de Bonaparte a tirés de leurs foyers et promenés par le monde ont perdu graduellement, depuis qu'ils sont rentrés dans leurs chaumières, leur instruction momentanée pour reprendre leur ignorance primitive.
« J'en citerai un exemple.
« Je chassais avec un brave militaire qui avait servi douze ans sous Napoléon. – Sur le versant d'une colline ; près de La Jarrie, se dressait, à douze pieds de hauteur, une pierre ayant la forme d'un cône renversé, touchant à la montagne par un côté de son bord supérieur, et par sa base, étroite comme un fond de chapeau, reposant sur un large rocher ; quoique cette pierre pesât quinze ou vingt milliers, son équilibre était tel, qu'une main d'homme pouvait facilement l'ébranler. Je crus y reconnaître un monument druidique ; mais, ne m'en rapportant pas à cette fausse instruction des gens du monde qui va souvent échouer contre la bonhomie grossière des paysans, j'appelai mon compagnon, et lui demandai ce que c'était que cette pierre, et qui l'avait apportée là.
« - C'est le diable ! me répondit-il avec une conviction qui ne paraissait pas redouter de ma part la moindre contradiction.
« - Comment, c'est le diable ? répétai-je étonné.
« - Oui me répondit-il.
« - Mais dans quel but ?
« - Voyez-vous d'ici le ruisseau de la Maine..., là-bas au fond de la vallée ?
« - Parfaitement.
« - Eh bien, alors, vous distinguez un endroit où l'on pourrait le traverser sur des pierres qui sortent à fleur d'eau, si, juste au milieu de ces pierres, il n'y avait un vide.
« - Bon.
« - Ce vide devait être rempli par le rocher contre lequel nous sommes appuyés.
« - En effet, il est taillé de manière à s'y emboîter exactement, et à faire disparaître la solution de continuité qu'y produit son absence.
« - Je ne comprends pas bien ce que vous dites, reprit le paysan ; mais tant il y a que c'est le diable qui était en train de bâtir ce pont pour aller voler les vaches des métayers ; il n'y manquait plus que cette pierre, qu'il apportait sur son épaule, oubliant que le jour où il voulait terminer son ouvrage était un dimanche, lorsque, tout à coup, il aperçut la procession de Roussay, et que la procession de Roussay l'aperçut. Le prêtre, à cette vue, fit le signe de la croix ; aussitôt les forces manquèrent à Satan, qui fut obligé de déposer ici même, à l'endroit où nous sommes, et pour toujours, cette pierre qu'il ne peut plus soulever... Voilà pourquoi le pont est interrompu, et pourquoi cette pierre tremble.
« C'était une explication comme une autre. Force me fut de m'en contenter. Si je lui avais donné la mienne, il est probable qu'elle lui eût paru plus absurde encore que ne me le paraissait à moi-même celle qu'il venait de me donner... » Au bout de six semaines, grâce à mon guide, qui m'avait accompagné partout, je connaissais aussi bien qu'un habitant du pays, et peut-être même beaucoup mieux, non seulement la Vendée passée, mais encore la Vendée à venir.
Je pris donc congé de madame Villenave et de sa fille ; j'embrassai la petite Elisa au front, et je partis pour Nantes.
Au-delà de Clisson, la compagnie de mon Vendéen me devenait inutile ; je le quittai en essayant de lui faire accepter une récompense pour les services qu'il m'avait rendus ; mais il refusa obstinément en disant que, quelque chose qu'il eût faite et dût faire encore pour moi, il resterait éternellement mon débiteur.
Nous nous embrassâmes, et je m'éloignai – mais lui resta à la même place, me faisant des signes chaque fois que je me retournais.
A un angle du chemin, je le perdis de vue, et tout fut dit.
Vit-il ? est-il mort ? se souvient-il de moi ? m'a-t-il oublié ? A-t-il gardé au fond de son coeur cette pierre précieuse que l'on appelle la reconnaissance, ou l'a-t-il jetée si loin de lui, qu'il la chercherait vainement, et ne saurait plus même où la retrouver ? Je l'ignore.
J'arrivai à Nantes une heure et demie après l'avoir quitté.

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