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Chapitre CLXI


Comment M. Thiers écrit l'histoire. – Les républicains au Palais-Royal. – Premier ministère de Louis-Philippe. – Prudence de Casimir Perier. – Mon plus beau drame. – Lothon et Charras. – Un coup d'épée. – Encore le maître de poste du Bourget. – La Fère. – Le lieutenant-colonel Duriveau. – Lothon et le général La Fayette.

Au moment où le duc d'Orléans, triomphant et joyeux, rentrait au Palais- Royal, six ou huit jeunes gens se réunissaient au-dessus des bureaux du National, dans l'appartement commun à Paulin et à Gauja.
Ils se regardaient les uns les autres avec un silence d'autant plus menaçant qu'ils étaient encore armés comme au jour du combat.
Ces jeunes gens étaient Thomas, Bastide, Chevalon, Grouvelle, Boinvilliers, Godefroy Cavaignac, Etienne Arago, Guinard. Peut-être un ou deux autres encore dont les noms m'échappent.
Chacun, selon son impatience, était assis ou debout.
Thomas était assis dans l'embrasure d'une fenêtre, avec son fusil de chasse à deux coups entre les jambes. C'était, à cette époque, un beau et brave garçon plein de loyauté, de courage, de franchise ; une tête froide et un coeur ardent.
On en était donc là ; on se racontait les détails de cette odyssée de l'hôtel de ville, et l'on se demandait ce qu'il fallait faire. M. Thiers entra.
Le matin avait paru, dans le National, un article sur l'arrestation du duc de Chartres à Montrouge.
Dans cet article, tout avait changé d'aspect.
Le duc de Chartres venait à Paris pour mettre son sabre à la disposition du gouvernement provisoire. M. Lhuillier lui avait offert l'hospitalité. Le duc de Chartres avait quitté Montrouge dans l'enthousiasme des événements qui se passaient à Paris et avait promis de revenir avec son régiment.
Quelques jours après, grâce à cet article, M. Lhuillier fut décoré. L'article était du fait de M. Thiers.
L'apparition du futur ministre au milieu de nos six ou huit républicains ne fut donc pas heureuse.
Il s'était complètement dessiné depuis la veille au matin. Il était orléaniste.
En sa qualité d'orléaniste, il s'était inquiété de cette réunion qui avait lieu au-dessus de sa tête ; résolu d'attaquer ce taureau par les cornes, il monta au premier étage, et, comme nous venons de le voir, il entra sans être annoncé.
Un murmure significatif accueillit sa venue.
M. Thiers paya d'audace.
- Messieurs, dit-il, le lieutenant général désire avoir une entrevue avec vous.
- Et pour quoi faire ? demanda Cavaignac.
- Qu'y a-t-il de commun entre lui et nous ? demanda Bastide.
- Ecoutez toujours, messieurs, dit Thomas.
M. Thiers crut que, de ce côté-là, il allait trouver un soutien. Il s'avança vers Thomas et, lui posant la main sur l'épaule :
- Voici un beau colonel, dit-il.
- Ah çà ! répondit Thomas en secouant doucement son épaule, est-ce que, par hasard, vous me prenez pour une p... ?
M. Thiers retira sa main.
- Continuez, dit Thomas, nous écoutons.
Alors, M. Thiers expliqua le but de l'entrevue.
Le duc d'Orléans voulait, pour sa politique à venir, prendre les conseils de ces braves jeunes gens dont l'héroïque insurrection avait fait la révolution de juillet. Il devait, toujours au dire de M. Thiers, les attendre, le soir, entre huit et neuf heures, au Palais-Royal.
Les républicains secouaient la tête.
Mettre le pied au Palais-Royal, c'était, leur semblait-il, pactiser avec le pouvoir nouveau, qui s'élevait à la fois contre leur conscience et contre leur volonté.
Mais Thomas vint encore en aide au négociateur.
- Voyons, dit-il en se levant, prouvons-leur jusqu'au bout que nous sommes de bons enfants.
Et, allant déposer son fusil dans l'angle de la cheminée :
- A ce soir, neuf heures, monsieur... Vous pouvez dire au lieutenant général du royaume que nous nous rendrons à son invitation.
M. Thiers sortit.
Il n'y avait pas la moindre invitation de la part du lieutenant général du royaume. M. le lieutenant général du royaume n'avait pas le moins du monde désiré voir MM. Thomas, Bastide, Chevalon, Grouvelle, Boinvilliers, Cavaignac, Arago et Guinard. M. Thiers avait pris le tout sous son bonnet, espérant qu'une entrevue concilierait les opinions. On a vu, par ce qu'il avait dit à Thomas, qu'il prenait les opinions pour des ambitions.
Le soir, les républicains furent exacts au rendez-vous. La duchesse d'Orléans, madame Adélaïde, les jeunes princes et les jeunes princesses venaient d'arriver, lorsqu'on annonça au duc d'Orléans qu'une députation l'attendait dans la grande salle.
Depuis le matin, les députations s'étaient succédé, et les salons n'avaient pas désempli.
Une députation n'étonnait donc pas le prince ; seulement, ce qui l'étonnait, c'était le personnel de la députation.
M. Thiers était là. En accompagnant Son Altesse, du salon où il était au salon où l'attendaient ces messieurs, il essaya de la mettre au courant prenant la moitié de la responsabilité sur lui, laissant l'autre aux républicains.
Tout cela avait pris un quart d'heure à peu près ; depuis un quart d'heure, ces messieurs attendaient. Ils commençaient à trouver l'attente un peu longue.
Tout à coup, la porte s'ouvrit et le duc entra, le sourire sur les lèvres ; seulement, le sourire n'avait pas eu le temps, si nous pouvons nous exprimer ainsi, de monter jusqu'aux yeux : la bouche souriait, mais le regard était encore interrogateur.
- Messieurs, dit le prince, vous ne doutez pas du plaisir que j'ai à vous recevoir ; mais...
Bastide devina, et regarda M. Thiers.
- Mais vous ne comprenez rien à notre visite ? Demandez, alors, une explication à M. Thiers, et M. Thiers voudra bien vous la donner, je l'espère, telle que la dignité du parti que nous représentons n'ait point à en souffrir.
M. Thiers, en effet, donna une explication équivoque, embarrassée à laquelle le duc d'Orléans coupa court en disant :
- C'est bien, c'est bien, monsieur... Je vous remercie de me procurer la visite de nos plus braves combattants.
Puis, se tournant de leur côté, il parut attendre que l'un d'eux commençât. Boinvilliers prit le premier la parole.
- Prince, dit-il, demain, vous serez roi...
Le duc d'Orléans fit un mouvement.
- Demain, monsieur ? dit-il.
- Si ce n'est demain, ce sera dans trois jours, ce sera dans huit jours... Peu importe le temps.
- Roi ! répéta le duc d'Orléans ; et qui vous dit cela, monsieur ?
- La marche que suivent vos partisans, la pression qu'ils exercent sur les choses, n'osant pas l'exercer sur les hommes ; les placards dont ils couvrent les murailles, l'argent qu'ils répandent dans les rues.
- Je ne sais pas ce que font mes partisans, répondit le duc, mais ce que je sais, c'est que je n'ai jamais aspiré à la couronne, et qu'aujourd'hui encore, je ne la désire pas, quoique beaucoup de gens me pressent de l'accepter.
- Enfin, monseigneur, supposons, cependant, que l'on vous presse de telle sorte que vous ne puissiez la refuser, nous est-il permis de vous demander quelle est votre opinion sur les traités de 1815 ? Faites-y attention, ce n'est point seulement une révolution libérale qui vient de s'accomplir, c'est une révolution nationale ; la vue du drapeau tricolore, voilà ce qui a soulevé le peuple ; c'est la dernière amorce de Waterloo que nous venons de brûler, et il serait plus facile encore de pousser le peuple sur le Rhin que sur Saint Cloud.
- Messieurs, répondit le duc, je suis trop bon Français, je suis trop bon patriote surtout pour être partisan des traités de 1815. Mais je crois la France fatiguée de guerres ; la rupture des traités, c'est la guerre européenne... Croyez-moi, il importe de garder beaucoup de mesure vis-à-vis des puissances étrangères, et certains sentiments ne doivent pas être exprimés trop haut.
- Passons donc à la pairie, prince...
- A la pairie, soit.
Et le duc se mordit les lèvres, comme un homme habitué à interroger, et qu'on force à son tour à subir un interrogatoire.
- La pairie, et vous serez forcé d'en convenir, continua Boinvilliers, la pairie n'a plus de racines dans la société... Le Code, en abolissant le droit d'aînesse, les fidéicommis et les majorats ; le Code, en divisant les héritages à l'infini, a étouffé l'aristocratie dans son germe, et l'hérédité nobiliaire a fait son temps.
- Peut-être, messieurs, vous trompez-vous sur cette question d'hérédité, qui est, à mon avis, la seule source d'indépendance qu'il y ait dans les institutions politiques... Un homme sûr d'hériter de son père ne craindra pas d'avoir une opinion à lui, tandis que l'homme à élire aura l'opinion qu'on lui imposera... Au reste, reprit le duc, c'est là une question à examiner, et, si la pairie héréditaire croule réellement, ce n'est point moi qui la réédifierai à mes frais.
- Prince, dit alors Bastide, je crois que, dans l'intérêt même de la couronne qui vous est offerte, il serait bon de réunir les assemblées primaires.
- Les assemblées primaires ? dit le duc en tressaillant. Oui, en effet, je sais que je parle à des républicains.
Les jeunes gens s'inclinèrent ; ils étaient venus moins en alliés qu'en ennemis : ils acceptaient la qualification, au lieu de la repousser. Leur intention était de faire la situation bien nette entre eux et le pouvoir.
- Franchement, messieurs, dit le duc, croyez-vous la république possible dans un pays comme le nôtre ?
- Nous croyons qu'il n'y a pas de pays où le bon ne puisse être substitué au mauvais.
Le duc secoua la tête.
- Je croyais que 1793 avait donné à la France une leçon dont elle saurait profiter.
- Monsieur, dit Cavaignac, vous le savez aussi bien que nous 1793 était une révolution, et non une république ; d'ailleurs, continua-t-il avec une fermeté d'accent et une netteté de prononciation qui ne permettaient pas de perdre une seule syllabe de ce qu'il disait, autant que je puis me le rappeler, les événements qui s'écoulèrent de 1789 à 1793 obtinrent votre entière adhésion... Vous étiez de la société des Jacobins ?
Il n'y avait pas à reculer ; on déchirait hardiment le voile du passé, et le futur roi de France apparaissait entre Robespierre et Collot d'Herbois.
- Oui, c'est vrai, dit le duc, j'étais de la société des Jacobins. Mais, heureusement, je n'étais pas de la Convention.
- Votre père et le mien en étaient, monsieur, dit Cavaignac, et tous deux ont voté la mort du roi.
- C'est justement pour cela, monsieur Cavaignac, reprit le duc, que je n'hésite pas à dire ce que je dis... Je pense qu'il est permis au fils de Philippe-Egalité d'exprimer son opinion sur les régicides. Au reste, mon père a été fort calomnié ; c'est un des hommes les plus respectables que j'aie jamais connus !
- Monseigneur, reprit Boinvilliers comprenant que, s'il n'interrompait pas la conversation, elle allait s'égarer sur le terrain des personnalités, il nous reste encore une crainte...
- Laquelle, messieurs ? demanda le prince. Oh ! dites, tandis que vous y êtes.
- Eh bien, nous craignons – et nous avons nos raisons pour cela – nous craignons, dis-je, de voir les royalistes et les prêtres encombrer les avenues du nouveau trône.
- Oh ! quant à ceux-là, s'écria le prince avec un geste presque menaçant, soyez tranquilles, ils ont porté de trop rudes coups à notre maison pour que je les oublie ! Une partie des calomnies dont je parlais tout à l'heure vient d'eux ; une barrière éternelle nous sépare... C'était bon pour la branche aînée, cela !
Les républicains, étonnés de l'expression presque haineuse avec laquelle le prince venait de prononcer ces mots : « C'était bon pour la branche aînée ! » se regardèrent les uns les autres.
- Eh bien, messieurs, dit alors le duc, est-ce que, par hasard, j'avance une vérité qui vous soit inconnue en proclamant tout haut cette différence de principes et d'intérêts qui a toujours séparé la branche cadette de la branche aînée, la maison d'Orléans de la maison régnante ?... Oh ! notre haine ne date pas d'hier, messieurs ; elle remonte à Philippe, frère de Louis XIV ! C'est comme mon aïeul le régent, qui donc l'a calomnié ? Les prêtres, les royalistes ; car, un jour, messieurs, quand vous aurez mieux approfondi les questions historiques, fouillé jusqu'aux racines l'arbre que vous voulez abattre, vous saurez ce que c'était que le régent, les services qu'il a rendus à la France en décentralisant Versailles, et en faisant passer, par son système de finances, l'argent et l'or du pays jusque dans les dernières artères de la société. Ah ! je ne demande qu'une chose, c'est, si Dieu m'appelle à régner sur la France, comme vous le disiez tout à l'heure, c'est qu'il me soit accordé une portion de son génie !
Alors, il s'étendit longuement sur les améliorations que la politique du régent avait amenées dans la situation diplomatique de l'Europe ; et, à propos de l'Angleterre, il dit quelques mots indiquant qu'il chercherait près d'elle le même point d'appui que son aïeul.
- Pardon, monsieur, dit Cavaignac, mais je crois que le véritable point d'appui d'un roi des Français doit être dans la France.
Le duc d'Orléans n'éluda pas l'explication, et, avec sa facilité d'élocution habituelle, il développa alors, il faut lui rendre cette justice, le système qui acquit, depuis, tant de célébrité sous le nom de système du juste milieu.
Cavaignac, auquel il s'adressait plus particulièrement, comme ayant soulevé la question, écouta avec la plus grande impassibilité le développement politique auquel se livra le prince.
Puis, lorsque celui-ci eut terminé :
- Eh bien, dit-il, nous pouvons être tranquilles ; avec ce système-là, vous n'en avez pas pour quatre ans !
Le duc sourit d'un air de doute.
Quant aux républicains, comme ils savaient tout ce qu'ils voulaient savoir, ils s'inclinèrent en signe qu'ils voulaient se retirer.
Ce que voyant le prince, il les salua à son tour.
Mais, pour ne pas leur laisser le dernier :
- Allons, messieurs, dit-il, vous me reviendrez... Vous verrez, vous verrez !
- Jamais ! articula nettement Cavaignac.
- Jamais est un mot trop absolu, et nous avons un vieux proverbe français qui prétend qu'il ne faut pas dire : « Fontaine... »
Mais, avant qu'il eût achevé sa phrase, ces messieurs avaient déjà gagné la porte.
Le duc les regarda s'éloigner d'un air sombre.
C'était le premier nuage qui obscurcissait son soleil.
Dans ce premier nuage étaient toutes les tempêtes de l'avenir, même celle qui devait le renverser.
Maintenant que l'on a vu les hommes et les principes face à face, on comprendra mieux, je l'espère, les 5 et 6 juin, les 13 et 14 avril, le 12 mai et le 24 février.
Dix minutes après la retraite des républicains, on apportait au lieutenant général du royaume la démission des membres de la commission municipale.
Le duc d'Orléans, au bas de la démission de ces messieurs, trouva un ministère tout composé.
Voici ce ministère :
Dupont de l'Eure, à la justice ; le baron Louis, aux finances ; le général Gérard, à la guerre ; Casimir Perier, à l'intérieur ; de Rigny, à la marine ; Bignon, aux affaires étrangères ; Guizot, à l'instruction publique.
Mais, avant même que cette liste fût arrivée au Palais-Royal, un des nouveaux ministres avait déjà donné sa démission : c'était Casimir Perier.
En jetant les yeux du côté de Versailles, il s'était aperçu que Charles X, qui venait de quitter Saint-Cloud, n'était pas encore à Rambouillet.
C'était bien hardi de se déclarer quand l'ancienne royauté était encore si près de la nouvelle.
L'ambition avait accepté, la crainte refusa.
M. Casimir Perier courut à Bonnelier, et le pria de rayer son nom de la liste.
Il était trop tard : la liste était partie. Bonnelier n'y pouvait rien. Il offrit un erratum au Moniteur, lequel fut accepté faute de mieux.
M. de Broglie prit sur la liste la place restée vacante par la démission de Casimir Perier.
N'était-ce pas curieux de voir des hommes qui devaient occuper de si hautes positions dans la royauté future, n'oser pas risquer leur nom, lorsque tant d'autres à qui rien ne devait revenir de ce grand changement y avaient risqué leur tête ?
Il est vrai que ceux qui avaient risqué leur tête l'avaient risquée pour la France, et non pour Louis-Philippe.
Le lendemain matin, tandis que j'allais faire une visite au nouveau lieutenant général, et que celui-ci, quittant Vatout et Casimir Delavigne, avec qui il causait, pour venir au-devant de moi, et, déjà renseigné sur mon expédition de Soissons, me tendait la main en me disant : « Monsieur Dumas, vous venez de faire votre plus beau drame ! » le général La Fayette recevait, à l'hôtel de ville, un des plus terribles assauts qui lui eussent encore été livrés.
Qu'on me laisse raconter ce qui était advenu de Charras et de Lothon ; j'ai quelque plaisir, on le comprendra, à m'arrêter plus longtemps sur ceux de ces hommes dont les noms ne devaient pas s'éteindre avec le feu de la fusillade.
Nous les avons vus s'éloigner de l'hôtel de ville, porteurs d'un ordre de Mauguin et d'une proclamation de La Fayette ; nous avons oublié de dire comment Lothon, que nous avions laissé étendu sur le pavé du Palais-Royal, le 29, se trouvait, le 30, à l'hôtel de ville avec Charras.
Lothon – hélas ! celui-là est mort ! - était un de ces hommes rares dont le coeur est au niveau de la tête, un de ces hommes que la poudre enivre, que le bruit excite, et qui aiment le danger pour le danger lui-même, plus encore peut-être que pour l'honneur qu'il peut rapporter.
Lothon, après être resté une heure à peu près sur le pavé, avait été relevé comme mort ; une balle lui sillonnait l'os du front, et sept autres balles trouaient son chapeau, tombé à côté de lui.
On eût dit que le chapeau était devenu une cible.
Pendant qu'on le transportait pour l'enterrer au Louvre avec les autres, il remua légèrement la tête ; la protestation contre ce qu'on voulait faire de lui, si faible qu'elle fût, était incontestable. Un garde national qui marchait dans le cortège le recueillit, le fit panser, le fit coucher, puis le quitta afin d'aller aux nouvelles, ne se doutant pas qu'un homme qui avait la tête fendue par une balle aurait l'idée de se relever pour retourner au feu, si, par hasard, il y avait encore du feu dans un coin quelconque de Paris.
Ce fut, cependant, la première idée de Lothon.
A peine son étourdissement fut-il un peu dissipé, qu'il se rhabilla, receignit son épée – épée qu'il avait prise au théâtre de l'Odéon, et qui appartenait aux accessoires, ainsi que l'indiquaient sa poignée en croix et son fourreau, dont il avait perdu le bout de cuivre – et, malgré les cris de la femme de son hôte, partit trébuchant comme un homme ivre.
Charras l'avait retrouvé, le soir, en rentrant chez lui. Lothon ne se rappelait qu'à moitié ce qu'il avait fait, et pas du tout où il avait été.
Le lendemain, il s'était trouvé assez bien pour revoir Charras à l'hôtel de ville.
On a vu comment ils furent chargés d'aller enlever le 4e régiment d'artillerie, en garnison à La Fère.
Depuis trois jours, Charras était sans le sou. Au moment où avait éclaté l'insurrection, il était possesseur de quinze francs et d'une lettre de change de cent écus que lui envoyait son père, sur un banquier de Paris ; mais, depuis le 26, toutes les banques étaient fermées, et, à moins que sa lettre de change n'eût été acceptée par Laffitte, il n'eût certes pas trouvé, chez le plus hardi escompteur de Paris, cinquante francs de ses cents écus.
Les quinze francs avaient fait la journée du 26 et celle du 27 ; le 28, on avait mangé où l'on avait pu ; le 29, on avait dîné à la table de l'hôtel de ville, où dînait tout Paris ; enfin, le 30 au matin, Lionel de L'Aubespin, petit-fils de La Fayette, avait partagé sa bourse avec Charras.
En partant pour La Fère, celui-ci et Lothon se trouvaient à la tête de vingt francs !
On ne prend pas la poste avec cela ; aussi nos deux héros avaient-ils demandé une lettre pour le nouveau directeur des postes, M. Chardel, qui avait été nommé, la veille, par Baude et Arago.
En vertu de cette lettre, M. Chardel leur avait délivré un ordre pour que les maîtres de poste de la route missent des chevaux à leur disposition, et lui- même avait commencé par leur donner les deux meilleurs bidets de son écurie.
Charras et Lothon étaient partis au galop autant que pouvaient le leur permettre les barricades. Ils avaient essuyé trois ou quatre coups de fusil à la barrière, parce qu'on les prenait pour des officiers de la garde royale qui se sauvaient, et étaient arrivés au Bourget chez ce même maître de poste qui, une heure auparavant, venait de me donner des chevaux et un cabriolet.
Le point de départ de la route de Soissons et de celle de La Fère est le même ; seulement, à la hauteur de Gonesse, et à l'endroit nommé la Patte- d'oie, la route se bifurque ; une des branches, celle de droite, conduit à Dammartin, Villers-Cotterêts et Soissons ; l'autre mène à Senlis, Compiègne, Noyon et La Fère.
L'excellent patriote auquel les deux jeunes gens s'adressaient pour lui demander des chevaux de selle s'aperçut facilement qu'ils ne feraient pas – Lothon surtout – la moitié du chemin à franc étrier ; il découvrit un second cabriolet qu'il leur offrit, fit mettre les chevaux, et leur souhaita un bon voyage.
Sans doute, ce souhait, comme celui de bonne chasse, leur porta malheur.
Lothon était monté le premier dans le cabriolet, et, pour faire place à Charras, il avait levé son épée. La nuit commençait à tomber : Charras ne voyait point cette épée, dont, comme nous l'avons dit, la pointe sortait du fourreau ; il sentit tout à coup sous l'aisselle le froid glacé du fer, et voulut se rejeter en arrière ; mais Lothon, qui l'avait pris par les épaules, croyant que le pied lui manquait, s'efforçait de l'attirer à lui. Charras avait beau crier en sentant le fer entrer de plus en plus : « Mais tu me tues, sacrebleu ! tu me tues ! » Lothon, n'entendant rien, à cause du bandeau qui lui ceignait la tête et lui fermait en même temps l'oreille, continuait de l'attirer à lui et, par conséquent, de l'enferrer. Heureusement, Charras fit un violent effort, s'arracha des mains de son compagnon, et tomba entre les bras du maître de poste, qui, s'apercevant qu'il se passait dans le cabriolet quelque chose d'extraordinaire, avait secondé les efforts de Charras en le tirant en arrière.
On rentra dans la maison. Charras ôta habit, gilet et chemise. Le fer avait pénétré sous l'aisselle à la profondeur d'un pouce et demi, à peu près ; le sang coulait en abondance. On râpa de l'amadou, on tamponna la plaie avec un mouchoir mouillé, et, grâce à cet appareil maintenu par le bras du blessé, le sang s'arrêta.
Lothon était désespéré, mais son désespoir ne menait à rien. Charras l'invita à l'en tenir quitte.
Au moment où les deux jeunes gens montaient en voiture :
- Avez-vous d'autres armes que vos épées ? leur demanda le maître de poste.
- Ma foi, non ! répondirent-ils.
Alors, le maître de poste alla à une armoire, en tira deux pistolets qu'il chargea et qu'il fourra dans les basques de l'habit de Charras.
J'aurais bien envie de nommer cet excellent homme ; mais qui sait si son patriotisme de 1830 ne lui ferait pas du tort aujourd'hui ?
Les deux blessés s'endormirent, chargeant les postillons de faire mettre les chevaux à la voiture.
En général, les postillons étaient bons patriotes et, quoique, avec ses vingt francs, Charras ne pût leur donner de copieux pourboires, ils s'acquittèrent consciencieusement de la double commission de marcher vite et de relayer promptement.
D'ailleurs, le maître de poste du Bourget avait conseillé aux deux jeunes gens de faire courir un second postillon devant eux ; comme l'ordre de M. Chardel était illimité, il ne leur en coûtait pas davantage.
Tout alla bien jusqu'à la poste de Ribécourt.
A Ribécourt, on réveilla Charras.
- Qu'y a-t-il ? demanda le dormeur en se frottant les yeux.
- Il y a que le maître de poste ne veut pas donner de chevaux, dit le postillon qui courait en avant, et qui avait, sur ce refus, été obligé de s'arrêter.
- Comment ! le maître de poste ne veut pas donner de chevaux ?
- Non ; il dit qu'il ne connaît pas le gouvernement provisoire.
Charras, qui avait si longtemps et si vainement cherché le susdit gouvernement, avait bien envie de dire qu'il ne le connaissait pas non plus ; mais ce n'était pas le moment de plaisanter : le temps manquait.
Il laissa dormir Lothon, qui, ne l'ayant pas entendu lorsqu'il lui criait : « Tu me tues ! » n'avait plus le droit de rien entendre, et, sautant à bas du cabriolet, il courut au maître de poste, qui, tout furieux lui-même d'être réveillé à deux heures du matin, se tenait sur le pas de sa porte avec l'intention évidente de faire de l'opposition.
- C'est donc vous qui ne voulez pas me donner de chevaux ? demanda Charras.
- Oui, c'est moi.
- Malgré l'ordre du directeur des postes ?
- Est-ce que je connais ça, Chardel !
- Ah ! vous ne connaissez pas Chardel ?
- Non.
Charras tira sa proclamation de sa poche.
- Et connaissez-vous cela ?
- La Fayette ?... Pas davantage !
- Non ?
- Non !
Charras tira ses pistolets de sa poche et, les armant en même temps qu'il les appuyait sur la poitrine du maître de poste :
- Ah !... Eh bien, connaissez-vous cela ? lui dit-il.
- Mais, monsieur, s'écria le maître de poste, mais, monsieur, que faites vous donc ?
- Ce que je fais ? Parbleu ! je vous tue, si vous ne me donnez pas de chevaux !
- Mais, monsieur, que diable ! on ne tue pas les gens comme cela... On s'explique...
- Oui, quand on a le temps, mais je n'ai pas le temps.
Les postillons, placés derrière le maître de poste, grimaçaient dans la pénombre, se frottaient les mains, et faisaient signe à Charras de ne pas lâcher prise.
Sur ce point, ils pouvaient être sans inquiétude.
- Alors, monsieur, si vous le prenez sur ce ton-là, je vais vous donner des chevaux... Mais, faites-y attention, c'est comme contraint et forcé que je vous les donne.
- Qu'est-ce que cela me fait, pourvu que vous me les donniez !
- Des chevaux pour ces messieurs ! dit le maître de poste en rentrant dans sa chambre et abandonnant le champ de bataille à Charras.
- Et de bons, entendez-vous, postillons ?
- Oh ! soyez tranquille, mon polytechnique, on va vous choisir ça répondit le postillon ; remontez dans votre berlingot, et reprenez votre somme... C'est à Noyon que vous allez ?
- A La Fère.
- C'est tout un.
Charras remonta dans le cabriolet, et sa fatigue était telle, qu'avant que les chevaux fussent attelés, il était rendormi.
Probablement, le postillon tint parole, car, lorsque Charras se réveilla, on avait dépassé Noyon, et le jour commençait à paraître. Ennuyé d'être tout seul à voir lever l'aurore, il poussa Lothon jusqu'à ce que celui-ci se réveillât à son tour.
Le ciel était magnifique ; le matin, comme dit Shakespeare, posait son pied mouillé de rosée sur la cime des collines, et semblait, ainsi qu'un nuage lumineux, descendre dans la plaine ; les feuilles des arbres murmuraient ; les moissons jaunissantes se courbaient élégamment, et, du milieu des épis presque mûrs, l'alouette, fille du jour, s'envolait en battant rapidement des ailes et en faisant retentir l'air de son chant clair et joyeux.
Les paysans ouvraient leurs portes, humaient la brise du matin, et s'apprêtaient à aller, les uns au travail, les autres au marché, ceux-ci à la ville, ceux-là aux champs.
- Diable ! dit Charras, sais-tu que voilà un pays qui n'a pas le moins du monde l'air d'être en révolution ?
- C'est, ma foi, vrai ! dit Lothon.
- Est-ce que tu crois que ces gens-là connaissent Chardel, Mauguin et La Fayette ?
- Je n'en voudrais pas répondre.
- Hum ! fit Charras en s'enfonçant dans une réflexion qui n'était pas précisément couleur de rose.
Lothon profita de ce que Charras réfléchissait pour se rendormir.
On arriva à Chauny.
La tranquillité était aussi grande dans la ville que dans les villages, dans les rues que dans les champs ! De même qu'un plongeur qui s'enfonce sous l'eau sent les différentes couches se refroidir à mesure qu'il pénètre plus avant, de même aussi à mesure qu'on avançait dans la province, on sentait une froideur de plus en plus glaciale succéder à la fièvre de Paris.
Il arrivait à Charras exactement la même chose qui m'était arrivée, à moi : c'est-à-dire qu'il atteignit les portes de La Fère résolu à pousser les choses à bout, mais plein de doute sur la façon dont elles tourneraient.
En approchant de la ville, il réveilla Lothon, qui dormait toujours. Bientôt on allait se trouver en face du 4e régiment d'artillerie ; la situation était assez sérieuse pour qu'on ne l'abordât point les yeux fermés.
La porte était ouverte ; les deux jeunes gens allèrent droit au corps de garde surveillant cette porte.
Lothon, avec son bandeau noir sur l'oeil, son chapeau, que sa blessure le forçait de placer sur l'oreille, paraissait dix ans de plus qu'il n'avait ; en outre, son épée du temps de François Ier le vieillissait encore de trois siècles.
Charras, de son côté, renvoyé de l'Ecole polytechnique depuis quatre mois, avait, depuis quatre mois, laissé pousser ses moustaches, qui n'étaient point tolérées à l'Ecole ; Charras, avec son habit d'emprunt trop long et trop large, avec son épée de gendarme soutenue par un baudrier au lieu d'un ceinturon, avec son pantalon, tout couvert du sang d'un Suisse qui, déjà fort endommagé, s'était, pour ne pas être achevé entièrement, jeté dans ses bras, Charras ressemblait beaucoup plus à un bandit qu'à un honnête homme.
Mais, à coup sûr, ni l'un ni l'autre, pour des yeux exercés, ne ressemblait à un élève de l'Ecole polytechnique.
Cependant tout alla bien tant qu'on resta dans la voiture. On avait abaissé la capote du cabriolet, et les soldats du poste pouvaient voir la cocarde tricolore de Lothon et le flot de rubans aux trois couleurs qui, sur le chapeau de Charras, avait remplacé la manche de son Suisse, ornement très bien porté à Paris, mais trop excentrique pour la province.
Les couleurs magiques produisirent leur effet : la sentinelle présenta les armes, et le maréchal des logis venu à l'ordre appela Lothon mon officier.
- Eh bien, dit Charras à Lothon, il me semble que, jusqu'à présent, cela ne va pas mal ?
- Oui, dit Lothon ; mais c'est avec le colonel qu'il faudra voir...
- Eh ! sacrebleu ! on verra, dit Charras.
- Tu vas tâcher d'être éloquent, j'espère ?
- Sois tranquille... En avant Marengo, Austerlitz, Iéna, la Grande Armée, le diable et ses cornes ! Il faudra bien que je l'attendrisse, ou il aura le coeur cuirassé d'un triple acier.., comme dit Horace.
- Et s'il a le coeur cuirassé d'un triple acier ?...
- Alors... Ah çà ! mais sais-tu bien que tu m'embêtes, avec tous tes si !
- N'importe ! réponds encore à celui-là : S'il ne s'attendrit pas ?
- Eh bien, est-ce qu'il ne nous reste pas le crucifix à ressorts du maître de poste du Bourget ?... On en jouera ! on dirait, ma parole d'honneur, que tu n'en sais pas l'air, toi !
- Si fait !
- En ce cas, pourquoi avouasses-tu ?
- Je voulais savoir si tu étais bien décidé.
- Tiens, cette farce !
Ce dialogue, comme on le comprend bien, se passait en aparté, tandis que le maréchal des logis, qui devait conduire les jeunes gens chez le colonel, était allé faire sa toilette militaire.
Il revint et monta dans le cabriolet, qui repartit au grand trot des chevaux, pour ne s'arrêter qu'en face de la maison habitée par le colonel.
A la porte, Charras, en homme de conscience, passa un des pistolets à Lothon.
- Bon ! dit Lothon, merci... Donne-moi l'autre à présent.
- Pour quoi faire ?
- Pour voir s'ils sont en bon état, s'ils n'ont pas perdu leur amorce... Enfin, donne-le-moi.
- Le voici.
- Descends maintenant... Tu vois bien que le maréchal des logis t'attend.
Charras sauta à bas du cabriolet. On monta au premier.
A la porte, Charras se retourna vers Lothon.
- Et le pistolet ?
Lothon avait fourré le pistolet dans sa poche.
- Il est bien où il est, dit-il ; va toujours.
- Comment, il est bien où il est ?
- Oui, va donc !
Et il poussa Charras dans l'antichambre.
Lothon, par hasard, en ce moment-là, plus prudent que son camarade, venait de le désarmer.
Le lieu était mal choisi pour une querelle, et surtout pour une querelle de ce genre.
Les deux jeunes gens continuèrent leur chemin en dialoguant des yeux, mais muets, du reste, et, cinq secondes après, ils se trouvèrent dans le salon du colonel.
Le colonel Husson était un homme de quarante ans, à la figure vigoureusement accentuée, à la physionomie ferme et fière, un vrai type de soldat.
Il causait avec un des chefs d'escadron du régiment.
Il reçut nos deux messagers d'un ton poli mais réservé.
- Qu'y a-t-il pour votre service, messieurs ? demanda-t-il après les premiers compliments échangés.
Charras, en quelques mots, raconta l'histoire des trois jours, la prise du Louvre, la fuite du roi, la nomination du gouvernement provisoire toute la révolution enfin.
Les deux officiers écoutaient le récit d'autant plus froidement qu'il avançait vers sa fin.
Charras crut que c'était le moment de tirer les deux papiers de sa poche.
Il les présenta tous deux au colonel.
L'un était sous enveloppe et cacheté : c'était la lettre de Mauguin ; l'autre tout simplement plié en quatre : c'était la proclamation de La Fayette.
Le hasard fit que le colonel commença par briser le cachet et rompre l'enveloppe : il tomba sur la lettre de Mauguin.
Il en lut les premières lignes, puis passa à la signature.
- Magin... Magnin... Qu'est-ce que c'est que cela ? dit-il.
- Mauguin, reprit Charras ; M. Mauguin... membre du gouvernement provisoire, quoi !
- Mauguin ? répéta le colonel en regardant le chef d'escadron.
- Oui, un avocat, répondit celui-ci.
- Un avocat ! dit le colonel avec un accent qui fit frissonner Charras.
- Ah ! dit tout bas celui-ci à Lothon, je crois que nous sommes flambés !
- Et moi, j'en suis sûr ! dit Lothon.
- Le pistolet, alors !... le pistolet !
- Attends donc... il sera toujours temps.
En effet, le colonel lisait la seconde dépêche. Le nom du général La Fayette parut corriger un peu la mauvaise impression produite par le nom de Mauguin.
Si l'on eût eu une troisième lettre signée d'un second général, on était sauvé.
Malheureusement, la troisième lettre manquait.
- Eh bien, messieurs ? demanda le colonel après avoir lu la seconde lettre.
- Eh bien, colonel, répondit nettement Charras, le gouvernement provisoire a cru nous envoyer à des patriotes ; il paraît qu'il s'est trompé, voilà tout.
- Et vous savez, messieurs, à quoi cette erreur vous expose ?
- Parbleu ! dit Charras, à être fusillés.
- Je suis obligé de vous quitter, messieurs ; vous allez me donner votre parole que vous ne chercherez pas à quitter cette chambre.
- Notre parole ?... Allons donc !... Faites-nous fusiller, si vous voulez ; vous prendrez la responsabilité de l'exécution devant le gouvernement provisoire ; mais nous ne donnons pas notre parole.
- Tout au moins, vous rendrez vos épées ?
- Non, non, non !
Le colonel se mordit les lèvres, dit quelques mots tout bas au chef d'escadron, et s'apprêta à sortir.
Charras fit un mouvement en arrière, de manière à toucher Lothon ; puis, tout bas :
- Le pistolet ! donne donc le pistolet, sacrebleu ! dit-il ; tu vois bien que ce b.... -là va nous faire fusiller !
- Bah ! répondit Lothon, à la guerre comme à la guerre !
- Tu en parles bien à ton aise, toi, animal ; tu es déjà à moitié mort, et on ne fera que t'achever... Mais, moi, à part le trou que tu m'as fait, comme un imbécile que tu es, je me porte bien, et je ne veux pas me laisser égorger comme un poulet !
- Eh ! tiens-toi donc tranquille !... On ne fusille pas les gens ainsi sans dire gare, que diable !
Pendant ce temps, le colonel sortait, et les deux messagers restaient avec le chef d'escadron.
Le chef d'escadron paraissait meilleur prince que le colonel ; il était évidemment resté, par ordre de son chef, pour faire causer les deux jeunes gens, et savoir si tout ce qu'ils avaient dit était bien vrai.
Comme tout était vrai, il n'y avait pas de danger qu'ils se coupassent.
D'ailleurs, Lothon avait laissé tout le poids de la conversation à Charras ; couché sur une espèce de canapé, au bout de cinq minutes, il s'était endormi.
Au milieu de l'entretien de Charras et du chef d'escadron, un officier entra.
- Camarade, dit-il en s'adressant à Charras, je viens de la part du colonel, à qui vous n'avez pas voulu donner votre parole... Ma consigne est de ne point vous perdre de vue ; mais, comme je ne suis pas un gendarrne, ma foi !...
Il détacha son sabre, et, le jetant sur un fauteuil :
- Vous ferez ce que vous voudrez !
- Monsieur, dit Charras, notre intention n'est pas le moins du monde de quitter La Fère, et la preuve, tenez...
Il montra à l'officier Lothon, qui dormait à poings fermés.
Au bout d'une heure, le colonel rentra. Il paraissait fort agité, surtout fort irrésolu.
Tout à coup, s'arrêtant devant Charras :
- Je parie que vous avez faim ? dit-il.
Charras haussa les épaules.
- Quelle singulière question me faites-vous là ?
- Ah ! dit le colonel, c'est qu'il ne faut laisser personne mourir de faim, pas même ses prisonniers.
- Oui, mieux vaut les engraisser pour les fusiller après, n'est-ce pas ? dit Charras.
- Qui parle de vous fusiller ?... Voyons, cria le colonel en ouvrant la porte, le déjeuner...
On apporta, comme au théâtre, une table toute servie. Le colonel dérogeait à ses habitudes, et déjeunait dans son salon, au lieu de déjeuner dans la salle à manger ; ou plutôt il ne déjeunait pas, il faisait déjeuner, car lui ne se mit point à table.
Charras réveilla Lothon.
Lothon était de fort mauvaise humeur d'être réveillé, d'autant plus qu'il ignorait pourquoi on le réveillait.
Lorsqu'il sut que c'était pour déjeuner, il s'adoucit.
On venait d'achever les côtelettes, quand la porte s'ouvrit vivement, et qu'un homme d'une cinquantaine d'années parut ; il était vêtu d'un uniforme.
- Pardon, colonel, dit-il, mais je suis le lieutenant-colonel du génie Duriveau, commandant en second à l'Ecole polytechnique sous l'Empire... On me dit que vous retenez prisonniers deux de mes anciens enfants, et je viens voir cela.
Puis, s'adressant à Charras et à Lothon :
- Bonjour, messieurs, dit-il, soyez les bienvenus.
- Les bienvenus ? répéta le colonel.
- Oui, oui, c'est moi qui leur dis cela... Et, à vous, colonel, je vous dis que vous n'avez pas le droit de retenir ces messieurs ; ils viennent, m'a-t-on dit, envoyés par le gouvernement provisoire... Ce sont des parlementaires, et le droit des gens s'oppose à ce qu'on arrête les parlementaires.
Et, en disant cela, il secoua la main de Charras de telle façon, que celui-ci jeta un cri : sa blessure venait de se rouvrir.
- Qu'est-ce ? demanda le lieutenant-colonel Duriveau.
- Ce n'est rien, ce n'est rien, dit Charras ; c'est que j'ai un trou sous le bras.
- Oui, et il paraît que votre ami a un trou à la tête... Il faudrait d'abord faire panser tout cela, colonel.
- J'y ai songé, monsieur, répondit le colonel, et je ne sais pas comment le chirurgien-major n'est pas encore ici.
En ce moment, le chirurgien-major entra.
- Tenez, monsieur, dit le colonel, voici les jeunes gens dont je vous ai parlé... Voyez s'ils ont besoin de votre secours.
Charras voulait refuser ; mais le lieutenant-colonel Duriveau lui fit signe de se laisser faire, et il emmena dans la chambre voisine le colonel et le chef d'escadron.
Le chirurgien-major pansa d'abord la tête de Lothon ; la balle avait glissé sur l'os, qu'elle avait contourné et laissé à nu. Il fallait être endiablé pour ne pas être dans son lit après avoir reçu un coup pareil.
Le chirurgien-major voulut saigner le blessé ; mais celui-ci s'y opposa formellement.
- Je puis, d'un moment à l'autre, avoir besoin de mes deux bras, dit-il ; laissons-les donc intacts... La tête est déjà bien assez malade !
Puis vint le tour de Charras.
- Peste ! monsieur, lui dit le chirurgien-major, vous avez de la chance ; une ligne ou deux plus à gauche, vous aviez l'artère coupée.
- Et quand on pense, dit Charras en montrant Lothon, que c'est cette brute qui a manqué faire ce beau coup-là avec son épée à la François Ier !
- Allons, dit Lothon, voilà que tu vas recommencer à crier pour ta chienne d'artère, qui n'est pas même coupée... Je ne te savais pas si douillet que cela !
Charras se mit à rire.
Le lieutenant-colonel Duriveau entra.
- Tout va bien, dit-il à demi-voix à Charras. Du reste, je ne vous quitte pas d'une minute, que vous ne soyez hors de la ville.
Il venait d'y avoir réunion d'officiers, et les officiers avaient décidé qu'avec ou sans la participation du colonel, ils feraient adhésion au gouvernement provisoire.
Au bout d'une demi-heure, le colonel revint.
- Messieurs, dit-il, vous allez me donner votre parole d'honneur de quitter La Fère à l'instant même, et vous serez libres.
- Moi, dit Charras, je ne vous donne rien du tout.
- Comment, vous ne me donnez rien du tout ?
- Non.
- Vous vous engagez bien au moins à ne pas me faire d'émeute dans mon régiment ?
- Pas davantage... Vous êtes encore bon, vous ! nous venons au nom du gouvernement constitué ; c'est nous qui sommes le pouvoir, et vous qui êtes la rébellion. C'est nous qui pourrions vous faire un mauvais parti pour nous avoir arrêtés, et vous nous demandez encore notre parole d'honneur de quitter La Fère, de ne pas essayer de soulever votre régiment, de ne pas... Allons donc ! faites-nous fusiller, ou lâchez-nous !
- Eh bien, dit le colonel, allez vous faire f.... !
Et il leur tendit la main en riant.
Les deux jeunes gens lui serrèrent la main, et ils sortirent, accompagnés du lieutenant-colonel Duriveau, qui, selon sa promesse, ne les quittait pas plus que leur ombre.
La ville était dans une agitation facile à comprendre.
L'officier qu'on leur avait donné pour gardien était descendu avec eux, et, après leur avoir serré la main à la porte, était parti à toutes jambes pour rejoindre ses camarades.
Le cabriolet était retourné à la poste.
On se rendit à la poste.
A tout moment, sur leur route, les jeunes gens recevaient des marques manifestes de sympathie.
Arrivés à la poste, ils furent rejoints par le chef d'escadron.
- Messieurs, leur dit-il, le colonel vous prie en grâce de partir ; il vous donne sa parole d'honneur que lui et son régiment adhèrent au gouvernement provisoire... Mais laissez-lui au moins le mérite de l'adhésion.
- Oh ! s'il en est ainsi, dirent ensemble Charras et Lothon, en route !
- Un instant, dit le lieutenant-colonel Duriveau, où en sommes-nous comme argent ?
Charras retourna ses poches. Il ne lui restait pas tout à fait cinq francs, des vingt francs de L'Aubespin.
- Combien voulez-vous ? dit le lieutenant-colonel en tirant de ses goussets plusieurs rouleaux de pièces de cinq francs.
- Cent francs, dit Charras.
- Ce sera-t-il assez ?
- Parbleu ! nous sommes bien venus avec vingt.
- Allons, va pour cent francs.
Et il passa un rouleau à Charras, qui le cassa comme il eût fait d'un bâton de chocolat, et en donna la moitié, ou à peu près, à Lothon.
- Maintenant, le cabriolet et les chevaux ! crièrent les deux jeunes gens.
- Oh ! quant à la poste d'ici à Chauny, cela me regarde, et c'est moi qui vous conduis, dit en retroussant ses manches un vigoureux boucher à la figure joviale, et qui stationnait devant la poste avec sa petite charrette suspendue sur les brancards, et dont cinq ou six bottes de paille formaient les banquettes ; – et je dis, ajouta-t-il, que vous n'aurez jamais été si lestement conduits !
- Eh bien, soit, camarade ! dirent Charras et Lothon en prenant place près de lui. – Hé ! vous, postillon, suivez-nous avec le cabriolet ! crièrent-ils. – Adieu, colonel !
- Adieu, mes enfants !
- En route ! cria le boucher en faisant claquer son fouet, et vive la Charte ! vive La Fayette ! vive le gouvernement provisoire !... A bas Charles X, le dauphin, Polignac et tout le tremblement !... Houp !...
Et, en effet, ainsi que l'avait promis le boucher, la charrette partit rapide comme une trombe.
A Chauny, on se sépara du boucher, et on remonta en cabriolet.
Le lendemain, à dix heures du matin, c'est-à-dire une heure après moi, Charras et Lothon arrivaient à l'hôtel de ville, juste au moment où le général La Fayette, toujours galant, baisait la main de mademoiselle Mante, qui, accompagnée de M. Samson et d'un troisième sociétaire, venait mettre la Comédie-Française sous la protection de la Nation.
Cette députation fut cause que les deux jeunes gens attendirent une demi- heure, et qu'en attendant, ils apprirent ce qui s'était passé depuis leur départ : c'est-à-dire que le duc d'Orléans était lieutenant général, et que Louis Philippe allait être roi.
- Ah ! c'est comme cela, s'écria Lothon à Charras ; eh bien, tu vas voir ce que je vais lui dire, au père La Fayette !
Ce fut au tour de Charras d'essayer de calmer Lothon.
Mais Lothon ne voulait pas se calmer : sa blessure, la chaleur l'exaltation, le peu de vin que l'on avait bu, le refus de se laisser saigner tout cela lui avait donné le transport.
Une fièvre cérébrale se déclarait.
Il entra dans la chambre où était La Fayette, bousculant tous ceux qui voulaient s'opposer à son passage. Je l'ai dit, La Fayette était soigneusement gardé.
Charras suivit Lothon.
Alors, croisant ses bras sur sa poitrine, son chapeau troué de sept balles jeté à terre, le front bandé par sa cravate noire, les yeux étincelant de fièvre, les joues pourpres de colère, le jeune homme demanda compte au vieillard, en termes qu'il faudrait avoir sténographiés pour pouvoir les reproduire, de cette liberté achetée au prix de tant de sang, que le peuple lui avait confiée, et qu'il venait de se laisser arracher par la ruse et l'ambition des courtisans.
C'était si beau, si grand, si éloquent, si formidable, si inouï de poésie, de folie même, que personne n'osait l'interrompre.
- Général, disait tout bas Charras à La Fayette, pardonnez-lui... Vous le voyez, il a le transport au cerveau.
- Oui, oui, disait La Fayette.
Puis, à Lothon :
- Mon ami... mon jeune ami !... allons, allons... calmez-vous !
Alors, se retournant :
- N'y a-t-il pas ici un médecin pour saigner ce jeune homme ? demanda-t il.
Lothon entendit la proposition.
- Me saigner ? s'écria-t-il. Oh ! non, non ! Puisque la liberté est perdue à nouveau, ce n'est pas sous la lancette d'un médecin que mon sang doit couler... c'est sous les baïonnettes de la garde royale, c'est sous les balles des Suisses... Laissez-moi mon sang, général ; tant que les Bourbons sont en France, branche aînée ou branche cadette, j'en ai besoin !... Viens, Charras, viens !
Et il s'élança hors de la salle, laissant La Fayette tout pensif et tout troublé.
Peut-être cette voix qui venait de retentir à l'oreille du général répondait-elle directement à la voix de sa conscience ; peut-être s'était-il déjà fait à lui même les reproches que Lothon venait de lui faire.
- Qu'on me laisse seul, dit-il.
Et, avant qu'on eût fermé la porte, on le vit appuyer dans ses deux mains cette belle et noble tête sur laquelle la République, par la voix de ses enfants, venait d'appeler l'anathème de la postérité.

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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