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Chapitre CLX


Le duc d'Orléans se rend à l'hôtel de ville. – M. Laffitte en chaise à porteurs. – Le roi sans culotte. – Manifestation tardive du gouvernement provisoire. – Odilon Barrot s'endort sur une borne. – Un autre Balthasar Gérard. – Le duc d'Orléans est reçu par La Fayette. – Une voix superbe. – Nouvelle apparition du général Dubourg. – Le balcon de l'hôtel de ville. – La route de Joigny.

Nous n'en avons pas encore fini avec les événements écoulés en mon absence. Qu'on me permette de les rappeler : tel petit détail inconnu nous donnera la clef d'une émeute, nous expliquera le 5 juin, le 14 avril ou le 12 mai.
Puis il est bon qu'on sache qu'il y a des hommes qui n'ont jamais accepté ce gouvernement, contre lequel ils luttèrent dix-huit ans, et qu'ils finirent par renverser.
Ces hommes, il faut bien qu'on leur fasse la justice qui leur est due. il faut bien que, malgré les calomnies, les injures, les procès auxquels ils ont été et sont encore en butte, il faut bien que leurs contemporains apprennent ce qu'il y avait d'honneur, de courage, de dévouement, de persistance, de loyauté en eux. Il est vrai que peut-être les contemporains ne me croiront pas... Qu'importe ! je l'aurai dit ; d'autres me croiront : la vérité est une de ces étoiles qui peuvent rester perdues des mois, des années, des siècles, dans les profondeurs du ciel, mais qui finissent toujours par être découvertes un jour ou l'autre. J'aime mieux être le fou qui se voue à la recherche de ces étoiles-là, que le sage qui salue et qui adore, les uns après les autres, tous ces soleils que nous avons vus se lever, que l'on nous a donnés pour des astres immuables, et qui, à tout prendre, n'ont jamais été que des météores plus ou moins durables, plus ou moins brillants, plus ou moins trompeurs, toujours fatals !
Le duc d'Orléans, comme on l'a vu, avait déjà fait bien du chemin : il avait conquis la Chambre des pairs – nous n'avons point parlé de cette conquête- là : moins Chateaubriand et Fitz-James, elle ne valait pas la peine d'être enregistrée, et Chateaubriand et Fitz-James donnèrent, on le sait, leur démission ; il avait conquis la Chambre des députés ; quatre-vingt-onze signatures la représentèrent, du moins.
Il lui restait à conquérir l'hôtel de ville.
Oh ! l'hôtel de ville, c'était autre chose ! L'hôtel de ville, ce n'est point le palais souillé par les orgies du Directoire ou les proscriptions de 1815 : ce n'est point la fabrique où ont été forgés par l'ambition et la cupidité les dévouements à tous les pouvoirs qui se sont succédé depuis un demi-siècle.
Non ; l'hôtel de ville, c'est la forteresse où se réfugie, à chaque émeute, cette grande déesse populaire qu'on appelle la Révolution. – Cette fois encore, la Révolution était là.
Le pouvoir avait pu venir au duc d'Orléans ; mais, pour que ce pouvoir fût consacré, il fallait que le duc d'Orléans vînt à la Révolution.
La Révolution était représentée par un vieillard au coeur droit, à l'âme honnête, mais affaibli par l'âge. Quarante ans auparavant, dans toute la force de sa jeunesse, il avait déjà manqué à cette même Révolution : trouverait-on en lui, à soixante et dix ans, ce qu'on y avait cherché vainement à trente ?
Oui, peut-être, s'il eût été seul et livré à ses propres inspirations ; car il avait, depuis ses premiers dévouements à la royauté, beaucoup réfléchi, beaucoup souffert ; il se rappelait la prison, il se rappelait l'exil ; son nom avait été prononcé dans toutes les conspirations républicaines, à Béfort, à Saumur, et nous dirons plus tard à quelles circonstances singulières il dut de ne pas être proscrit avec Dermoncourt, ou de ne pas être exécuté comme Berton.
Mais il n'était déjà plus à lui. Un parti – le parti orléaniste – l'avait enveloppé, entouré, circonvenu ; c'était un véritable siège dont les travaux étaient habilement dirigés par Laffitte et conduits par Carbonnel.
De là venait ce mot si expressif de Bonnelier : « Vos diables de républicains nous ont donné bien du mal ! » En effet, ce n'était plus qu'avec difficulté que les républicains pénétraient près du bon vieux général, et à peine l'un ou l'autre de ceux qui étaient connus pour professer cette opinion – et ils pouvaient être facilement connus, car ceux qui professaient cette opinion étaient encore rares à l'époque dont nous parlons – à peine l'un ou l'autre était-il près de lui, que l'on entrait et que, sous vingt prétextes différents, on coupait ou épiait la conversation.
Voilà l'homme sur lequel il fallait agir ; c'était facile au duc d'Orléans prince, lorsqu'il le voulait, d'un esprit caressant et séducteur.
Et, cependant, le futur roi désira être accompagné d'une députation de la Chambre. La Chambre eût envoyé plutôt deux députations qu'une ; la Chambre, si le duc d'Orléans en eût manifesté le désir, se fût mise tout entière à la queue du cortège.
A l'heure convenue, M. Laffitte amena la députation au Palais-Royal.
On partit. La situation était plus grave encore qu'elle ne le paraissait. Il est vrai que, sous couleur de différentes missions, on avait éloigné de Paris les républicains les plus ardents ; mais il en restait encore bon nombre, et ceux là disaient tout haut que le nouvel élu n'arriverait pas jusqu'à l'hôtel de ville.
Le duc d'Orléans était à cheval, inquiet, sans doute, au fond du coeur, mais calme en apparence.
C'était une des grandes qualités du prince : craintif, irrésolu tant qu'il ne connaissait pas, qu'il n'avait pas vu le danger ; une fois qu'il se trouvait en face de lui, il l'accueillait bien. Il n'eût pas pu dire, comme César : « Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour, et je suis l'aîné ! » mais il eût pu dire qu'il était le cadet.
M. Laffitte suivait dans une chaise portée par des Savoyards ; son pied le faisait toujours horriblement souffrir ; il était chaussé de pantoufles, et avait, sauf les bandages qui l'entouraient, une jambe nue.
Aussi, après avoir offert la couronne au prince, comme président de la Chambre, s'était-il penché vers lui, et, tout bas à l'oreille :
- Deux pantoufles et un seul bas, lui avait-il dit ; c'est pour le coup, si La Quotidienne nous voyait, qu'elle dirait que nous faisons un roi sans culotte.
Tout alla bien du Palais-Royal au quai ; on était encore dans le quartier de la bourgeoisie, et l'on venait, comme Dieu avait fait l'homme, de lui faire un roi à son image.
Ce roi, elle se mirait en lui, jusqu'à ce qu'elle-même brisât la glace où elle finissait par se voir trop en laid.
La bourgeoisie acclamait donc son élu.
Mais, une fois sur le quai, une fois le pont Neuf dépassé, une fois la place du Châtelet atteinte, non seulement les acclamations cessèrent mais encore les figures se rembrunirent, et l'on sentit vibrer dans l'air comme un frémissement de colère. C'était, sans doute, l'âme des morts qui protestait contre ce nouveau Bourbon.
A l'hôtel de ville même, l'agitation était grande. Ce fameux gouvernement provisoire, si invisible d'habitude, s'était enfin matérialisé : Mauguin, de Schonen, Audry de Puyraveau, Lobau étaient antiorléanistes ; Lobau surtout, lui qui, la veille, refusait de mettre sa signature au bas d'un ordre, était furieux.
- Je ne veux pas plus de celui-ci que des autres ! s'écriait-il ; c'est un Bourbon !
M. Barthe, l'ancien carbonaro, était là ; il s'agissait de rédiger une proclamation républicaine : il s'offrit, prit une plume, et commença d'écrire.
Pendant qu'il écrivait, le général Lobau, de plus en plus exaspéré, s'approchait de M. de Schonen.
- Nous jouons notre tête, lui dit-il, mais qu'importe ! Voici deux pistolets, un pour vous, un pour moi... C'est tout ce qu'il faut à deux hommes qui ne craignent pas la mort !
Ces dispositions n'étaient pas rassurantes. – On savait que l'on pouvait compter sur Odilon Barrot ; c'était lui qui, la veille, à la commission municipale, avait dit ces fameuses paroles attribuées à La Fayette, comme les mots d'Harel et de Montrond étaient attribués à M. de Talleyrand :
- Le duc d'Orléans, c'est la meilleure des républiques.
On chargea Odilon Barrot d'aller au Palais-Royal donner contrordre.
Odilon Barrot, comme tout le monde, dormait peu depuis trois jours, il était écrasé de fatigue ; il descendit, trouva une foule si pressée, une chaleur si dévorante, qu'il demanda un cheval.
On s'empressa d'aller lui en chercher un.
Lui, pendant ce temps, s'accommoda sur une borne, et s'y endormit ; on le chercha une heure avant de le retrouver ; et, au moment où on le retrouva, au moment où il se mit en selle, la tête du cortège débouchait sur la place de Grève.
J'ai beaucoup vu et beaucoup suivi des yeux Odilon Barrot à l'hôtel de ville. Je déclare qu'il est impossible d'être plus froidement courageux qu'il ne l'était.
Le duc d'Orléans arrivait donc ; il abordait donc la place de Grève ; il entrait donc en pleine révolution. Le poitrail de son cheval ouvrait la foule comme la proue d'un bateau ouvre les vagues. Il se faisait autour de lui un silence glacé. Il était très pâle.
Un jeune homme plus pâle que lui encore l'attendait sur les marches de l'hôtel de ville, les bras croisés, tenant caché sur sa poitrine un pistolet. Il avait pris cette résolution terrible de tirer sur le prince à bout portant.
- Ah ! tu veux jouer le rôle de Guillaume le Taciturne, avait-il dit : tu finiras comme lui !
Un de ses amis se tenait à ses côtés.
Au moment où le duc d'Orléans mit pied à terre et monta les degrés de l'hôtel de ville, cet autre Balthasar Gérard fit un pas en avant. mais son compagnon l'arrêta.
- Ne te compromets pas inutilement, lui dit-il, ton pistolet est déchargé.
- Et qui l'a déchargé ?
- Moi.
Et il entraîna son ami.
Ce n'était pas vrai : le pistolet était chargé. Ce mensonge empêcha probablement que le duc d'Orléans tombât sur les marches de l'hôtel de ville.
Quelle récompense reçut celui-là qui venait de sauver la vie au futur roi des Français ?
Je vais vous le dire : il fut tué à Saint-Merry, et mourut en se maudissant lui même !
Le duc d'Orléans monta les degrés de l'hôtel de ville d'un pas assez ferme ; il passa près de la mort sans se douter que la mort qui allait le toucher venait de replier son aile.
La voûte sombre du vieux palais municipal, pareille à la gueule immense d'une gargouille de pierre, l'engloutit, lui et son cortège.
Le général La Fayette attendait le prince sur le palier de l'hôtel de ville.
La situation était si grande que les hommes paraissaient petits.
En effet, qu'était-ce que ce prince de la branche cadette des Bourbons venant faire une visite à l'homme de 1789 ? C'était la monarchie bourgeoise rompant à tout jamais avec la monarchie aristocratique ; c'était le couronnement de quinze ans de conspirations ; c'était le sacre de la révolte par le pape de la liberté.
Nous devrions peut-être nous arrêter à ce grand ensemble, à côté de lui, tous les détails sont mesquins.
Le duc d'Orléans, La Fayette et quelques intimes formaient le point central d'un immense cercle composé d'hommes d'opinions différentes.
Les uns applaudissaient, les autres protestaient.
Quatre ou cinq élèves de l'Ecole polytechnique étaient là, la tête nue, mais l'épée nue aussi.
Quelques hommes du peuple rugissants passaient leur figure basanée, sombre, ensanglantée parfois, dans les intervalles laissés libres, et d'où on les repoussait doucement, afin que le prince ne fût pas offensé par une pareille vision.
C'était tout bonnement le remords qu'on écartait – avec les égards qui lui sont dus.
Il s'agissait de lire la proclamation de la Chambre.
M. Laffitte, comme tout le monde, avait beaucoup parlé, de sorte qu'il ne parlait plus. Il tenait sa proclamation à la main, et Dieu sait l'effet qu'eût produit une proclamation lue avec les tons grotesques de l'enrouement !
- Donnez, donnez, mon cher, s'écria M. Viennet en prenant la proclamation des mains de l'illustre banquier, j'ai une voix superbe moi !
Et, en effet, d'une voix superbe, il lut la proclamation de la Chambre.
Le lecteur arriva à ces mots : « Le jury pour les délits de la presse. » Alors, l'homme qui devait faire les lois de septembre se pencha à l'oreille de La Fayette, et, haussant les épaules :
- Est-ce qu'il y aura encore des délits de presse ? dit-il.
Puis, la lecture achevée, il mit la main sur son coeur – geste dont abusent les rois qui montent sur le trône, et qui, cependant, a toujours le même succès.
- Comme Français, dit-il, je déplore le mal fait au pays et le sang qui a été versé ; comme prince, je suis heureux de contribuer au bonheur de la nation.
Tout à coup, un homme s'avança au milieu du cercle.
C'était le général Dubourg, l'homme du drapeau noir, le fantôme du 29 juillet.
Il avait disparu, il reparaissait pour disparaître encore.
- Prenez garde, monsieur, dit-il au duc d'Orléans, vous connaissez nos droits, les droits sacrés du peuple ; si vous les oubliez, nous vous les rappellerons !
Le duc d'Orléans fit un pas en arrière, non pas pour reculer, mais pour chercher le bras de La Fayette, et, appuyé à ce bras, il répondit :
- Monsieur, ce que vous venez de dire prouve que vous ne me connaissez pas. Je suis un honnête homme, et, quand j'ai un devoir à remplir, je ne me laisse ni gagner par la prière, ni intimider par la menace.
Cependant, la scène avait fait une vive impression. Cette impression, il fallait la combattre.
La Fayette entraîna le duc d'Orléans sur le balcon de l'hôtel de ville. Pour la seconde fois, il jouait sa popularité sur un coup de dé. La première fois, ç'avait été le 6 octobre 1789, lorsqu'il avait baisé la main de la reine sur le balcon du palais de Versailles. La seconde fois, c'était le 31 juillet 1830, lorsqu'il apparaissait sur le balcon de l'hôtel de ville tenant le duc d'Orléans dans ses bras.
Un instant on put croire l'effet de cette apparition manqué ; la place, pavée de têtes aux yeux étincelants, aux bouches béantes, restait muette.
Georges La Fayette passa un drapeau tricolore à son père. Les plis flottèrent autour du général et du duc, dont ils effleuraient le visage ; tous deux semblèrent au peuple, non pas resplendissants de leur propre lumière, mais éclairés par le reflet céleste, et le peuple éclata en applaudissements.
La partie était gagnée.
O joueurs politiques ! que vous êtes forts quand il faut élever un homme nouveau ! que vous êtes faibles lorsqu'il faut soutenir un pouvoir vieilli !
La rentrée du duc d'Orléans au Palais-Royal fut un triomphe. Rien ne lui manquait plus : il avait la triple reconnaissance de la Chambre des pairs, de la Chambre des députés et de l'hôtel de ville. Il était l'homme de M. de Sémonville, de M. Laffitte et de La Fayette.
Aussi, dès le même soir, une de ces voitures qu'on appelle les carolines ramenait-elle de Neuilly au Palais-Royal la femme, la soeur et les enfants du lieutenant général du royaume.
Le duc de Chartres manquait seul à la réunion.
On l'avait renvoyé à Joigny, comme on sait.
Sur la route de Joigny, sa voiture avait croisé une autre voiture.
Cette seconde voiture était celle de madame la duchesse d'Angoulême, revenant des eaux, où elle avait été prévenue par le télégraphe que des troubles graves agitaient Paris.
Les deux voitures s'arrêtèrent. Le prince et la princesse s'étaient reconnus.
- Quelles nouvelles, monsieur de Chartres ? demanda la duchesse d'Angoulême.
- Mauvaises ! madame, mauvaises ! répondit le prince ; le Louvre est pris !
Oui les nouvelles étaient mauvaises ; mauvaises pour vous, pour vos frères, pour votre père ; mauvaises pour toute la famille ; – et c'est vous, pauvre prince, qui aurez raison aux yeux de la postérité !

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