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Chapitre CLII


Le général La Fayette à l'hôtel de ville. – Charras et ses hommes – Les prunes de Monsieur. – La commission municipale. – Son premier acte. – La caisse de Casimir Perier. – Le général Gérard – Le duc de Choiseul – Ce qui se passait à Saint-Cloud. – Les trois négociateurs -Il est trop tard – M. d'Argot chez Laffitte.

Une fois le général La Fayette installé à l'hôtel de ville, l'hôtel de ville se trouva aussi peuplé qu'il avait été désert jusque-là.
Au milieu des cris de joie, des clameurs d'enthousiasme et des hurlements de triomphe, le pauvre général ne savait à qui entendre.
Hommes du peuple, étudiants, élèves de l'Ecole polytechnique, chacun arrivait apportant sa nouvelle.
Le général disait :
- Très bien ! très bien !
Et il embrassait le messager, qui se précipitait tout joyeux par les degrés, en criant :
- Le général La Fayette m'a embrassé !... Vive le général La Fayette !
Charras arriva à son tour avec ses cent ou cent cinquante hommes.
- Général, dit-il, me voici.
- Ah ! c'est vous, mon jeune ami, dit La Fayette. Soyez le bienvenu.
Et il l'embrassa.
- Oui, général, c'est moi, dit Charras ; mais je ne suis pas seul.
- Avec qui êtes-vous ?
- Avec mes cent cinquante hommes.
- Et qu'ont-ils fait, vos cent cinquante hommes ?
- Les cent dix-neuf coups, général ! Ils ont pris la prison Montaigu, la caserne de l'Estrapade et celle de la rue de Babylone.
- Bravo !
- Oui, c'est très bien, bravo !... Mais, maintenant qu'ils n'ont plus rien à prendre, que faut-il que j'en fasse ?
- Eh bien, mais dites-leur de rentrer tranquillement chez eux.
Charras se mit à rire.
- Chez eux ? Vous n'y pensez pas, général !
- Si vraiment ; ils doivent être fatigués après la besogne qu'ils ont faite.
- Mais, général, les trois quarts de ces braves gens n'ont pas de chez eux, et l'autre quart, en rentrant chez lui, ne trouvera ni un morceau de pain ni un sou pour en acheter.
- Ah ! diable ! c'est différent, dit le général. Alors, qu'on leur donne cent sous par tête.
Charras transmit à ses hommes la proposition du général.
- Ah çà ! dirent-ils, est-ce qu'il croit que nous nous sommes battus pour de l'argent ?
Baude ordonna une distribution de pain et de viande. La distribution fut faite, et Charras campa avec sa troupe sur la place de l'hôtel de ville.
La tasse de chocolat et la bouteille de vin de Bordeaux de madame Guyet- Desfontaines étaient bien loin. J'éprouvais d'une façon presque aussi irrésistible que le général Dubourg en arrivant à l'hôtel de ville le besoin d'un morceau de pain. J'entrai chez un marchand de vins qui fait le coin de la place de Grève et du quai Pelletier. Je demandai à dîner. Sa maison était criblée de balles, et il était devenu propriétaire d'un joli boulet de huit, et de cinq ou six charmants biscaïens.
Il comptait en faire son enseigne future en les incrustant au-dessus de sa porte, et en écrivant au-dessous de cette collection :
          Aux prunes de Monsieur.
On sait que le comte d'Artois, comme tous les frères cadets des rois de France, s'appelait Monsieur avant de s'appeler Charles X.
J'affermis mon marchand de vins dans cette heureuse idée, et, en le caressant avec adresse, je finis par obtenir de lui une bouteille de vin, un morceau de pain et un saucisson.
J'étais résolu à ne pas perdre de vue l'hôtel de ville et à garder note de tout ce qui s'y passerait.
Je trouvais que les révolutions avaient un côté prodigieusement récréatif ; – qu'on me le pardonne : c'était la première que je voyais. Maintenant que je suis à la troisième, j'avoue que je trouve cela moins drôle.
Seulement, comme nous avons, dans ces humbles Mémoires, beaucoup de choses à raconter que ne racontera pas cette grande bégueule qu'on nomme et que, par conséquent, nous n'avons pas de temps à perdre, disons, d'un côté, ce qui se passait à Saint-Cloud, et, de l'autre, ce qui se passait chez M. Laffitte, tandis qu'en buvant ma bouteille de vin je mangeais mon pain et mon saucisson dans le cabaret des Prunes de Monsieur, et que le général La Fayette s'installait dans son fauteuil dictatorial de l'hôtel de ville, embrassait Charras, et envoyait les hommes de celui-ci se coucher, vu le besoin qu'ils devaient avoir de repos.
Commençons par l'hôtel Laffitte.
A peine La Fayette avait-il quitté le salon pour prendre la dictature de Paris, que l'on s'était épouvanté de laisser vingt-quatre heures à la tête des affaires le héros du champ de la fédération, et que l'on s'occupait de trouver un moyen efficace pour contrebalancer sa puissance. On nomma le général Gérard directeur des opérations actives ; – c'était une fonction inconnue et inventée pour la circonstance ; il devait être appuyé d'une commission municipale composée de MM. Casimir Perier, Laffitte, Ogier, Lobau, Audry de Puyraveau et Mauguin.
Mais c'était par trop hardi pour M. Ogier que de faire partie d'une commission municipale ; il refusa.
M. de Schonen fut nommé à sa place.
On prit le prétexte de la foulure de M. Laffitte pour établir la commission chez lui.
Ainsi on se trouva tout organisé pour combattre les entraînements révolutionnaires du général La Fayette.
Voilà donc la bourgeoisie à l'oeuvre et commençant, le jour même du triomphe populaire, son travail de réaction.
Reconnaissez-vous, abordez-vous avec des cris de joie, embrassez-vous, hommes des faubourgs, jeunes gens des écoles, étudiants, poètes, artistes ! Levez les bras au ciel, remerciez Dieu, criez hosanna ! vos morts ne sont pas sous terre, vos blessures ne sont pas pansées, vos lèvres sont encore noires de poudre, vos coeurs battent encore joyeusement se croyant libres, et déjà les hommes d'intrigue, les hommes de finance, les hommes à uniforrne, tout ce qui se cachait, tremblait priait pendant que vous combattiez, tout cela vous vient impudemment prendre des mains la victoire et la liberté, arrache les palmes de l'une, coupe les ailes de l'autre, et fait deux prostituées de vos deux chastes déesses !
Tandis que vous fusillez, place du Louvre, un homme qui a pris un vase de vermeil ; tandis que vous fusillez sous une arche du pont d'Arcole, un homme qui a pris un couvert d'argent, on vous insulte on vous calomnie, on vous déshonore là-bas dans ce grand et bel hôtel que, par une souscription nationale, vous rachèterez un jour – enfants sans mémoire et au coeur d'or ! - pour en faire don à son propriétaire, qui se trouve ruiné, n'ayant plus que quatre cent mille francs de rente !
Ecoutez et instruisez-vous ! – Audite et intelligite !
Voici le premier acte de cette commission municipale qui vient de s'instituer :
« Les députés présents à Paris ont dû se réunir pour remédier aux graves dangers qui menacent la sûreté des personnes et des propriétés. Une commission municipale a été nommée pour veiller aux intérêts de tous en l'absence de toute organisation régulière... »
Prenez garde, messieurs les royalistes, il y a un édit du bon roi Saint Louis qui ordonne de percer avec un fer rouge la langue des blasphémateurs !
Cette commission devait avoir un secrétaire à l'hôtel de ville ; ce secrétaire, ce fut Odilon Barrot.
Il est vrai qu'en même temps que la commission signait cet injurieux arrêté on venait lui annoncer que la moitié des combattants mourait de faim sur les places publiques, et demandait du pain.
On se tourna d'un mouvement unanime vers M. Casimir Perier, le même qui proposait, la veille, d'offrir quatre millions au duc de Raguse.
- Ah ! messieurs, répondit-il, j'en suis vraiment désespéré pour ces pauvres diables, mais il est plus de quatre heures, et ma caisse est fermée.
Voilà l'homme qui a été ministre, et qui a gouverné le peuple français ! voilà l'homme dont les fils ont été ambassadeurs, et ont représenté le peuple français !
A cinq heures, le général Gérard daigna se montrer à la foule.
Il avait encore la cocarde blanche à son chapeau.
Cette cocarde excita des murmures, et force fut au général de l'ôter ; mais aucune instance ne put le déterminer à mettre la cocarde tricolore.
Au moment où le général Gérard sortait de l'hôtel Laffitte, le duc de Choiseul y entrait ; de jaune qu'il était ordinairement, le pauvre duc était devenu vert.
Il y avait bien de quoi. Depuis le matin, il faisait partie du gouvernement provisoire ; depuis le matin, il signait des proclamations. depuis le matin, il rendait des décrets !
Tant qu'on s'était battu dans les rues, le duc de Choiseul n'avait point osé sortir ; il avait bien peur d'être compromis, mais il avait encore plus peur d'être tué. La fusillade éteinte, M. de Choiseul avait entrouvert ses contrevents, il avait vu tout le monde dans les rues, la ville en joie : il avait descendu marche à marche ses escaliers couverts de tapis, il avait hasardé un pied hors de son hôtel ; puis, enfin, il s'était risqué à pousser jusque chez M. Laffitte.
Qu'y venait-il faire ? Pardieu ! ce n'est pas difficile à deviner : il venait protester contre l'abominable faussaire qui avait abusé de son nom, et qui surtout avait assez peu respecté ce nom pour l'accoler à celui de M. Motié de La Fayette !
C'est vrai, M. de Choiseul, quoique d'une bonne maison d'Auvergne, M. Motié de La Fayette ne descendait pas de Raymond III, comte de Langres, et d'Alix de Dreux, petite-fille de Louis le Gros ; mais je ne sache pas non plus qu'il ait eu des ancêtres accusés d'avoir, à l'instigation de l'Autriche, empoisonné un dauphin de France.
Cela, il me semble, aurait dû faire compensation, et vous inspirer, monsieur le duc, quelque considération pour ce pauvre gentilhomme et pour sa famille.
Maintenant que nous avons vu ce qui se passait à l'hôtel Laffitte, voyons ce qui se passait à Saint-Cloud.
On était furieux contre le duc de Raguse. On ne se contentait pas de dire qu'il avait mal défendu Paris, on disait qu'il avait trahi.
Fatale destinée que celle de cet homme, accusé par tous les partis, même par celui auquel il se sacrifie !
Le dauphin s'était fait substituer à son commandement. C'était un grand général, comme on sait, que M. le dauphin ! N'avait-il pas fait la conquête de l'Espagne, dans laquelle avait échoué cet heureux casse-cou qu'on appelait Napoléon ?
Il avait surtout beaucoup d'à-propos dans ses reparties. Il vint recevoir les troupes au bois de Boulogne, et, s'approchant d'un capitaine :
- Combien avez-vous perdu d'hommes, capitaine ? demanda-t-il ; combien avez-vous perdu d'hommes ?
Le dauphin avait l'habitude de répéter deux fois ses phrases.
- Beaucoup, monseigneur ! répondit en pleurant l'officier.
- Il vous en reste bien assez ! il vous en reste bien assez ! dit Son Altesse avec ce bonheur d'à-propos qui la caractérisait.
Les troupes continuèrent leur retraite et arrivèrent à Saint-Cloud écrasées de fatigue, brisées de chaleur, mourant de faim.
On ne les attendait pas, et il n'y avait rien de préparé pour elles.
Le duc de Bordeaux dînait ; M. de Damas fit porter aux soldats des plats de la table du prince.
L'enfant prenait les plats et les passait lui-même aux domestiques.
L'heure prédite par Barras était venue ; seulement, le pauvre enfant royal ne savait d'autre métier que celuii de prince ; – mauvais métier de nos jours, n'est-ce pas, Sa Majesté Napoléon II ? n'est-ce pas, Son Altesse le duc de Bordeaux ? n'est-ce pas, monsieur le comte de Paris ?...
Cependant, la négociation du docteur Thibaut avait produit son effet ; tandis que le général Gérard gardait jusqu'au 29 juillet, à cinq heures et demie du soir, la cocarde blanche, M. de Mortemart arrivait à Saint-Cloud, la veille, à sept heures du soir.
Charles X l'avait assez mal reçu ; Charles X ne l'aimait pas ; en effet, M. de Mortemart était un de ces royalistes avariés, entachés de républicanisme, comme les La Fayette, comme les Lameth, comme les Broglie.
M. de Mortemart avait voulu pousser le roi à des concessions ; mais celui- ci, avec une vigueur qui, vingt-quatre heures après, devait se démentir, avait répondu :
- Pas de concessions, monsieur ! J'ai vu les événements de 1789, et je n'en ai rien oublié... Je ne veux pas, comme mon frère, monter en charrette. je veux monter à cheval !
Par malheur pour cette belle résolution, dès le lendemain matin, les affaires de Paris avaient changé d'aspect. Ce fut alors Charles X qui pressa M. de Mortemart d'accepter le ministère, et M. de Mortemart qui à son tour s'en défendit.
Il comprenait que l'heure où l'apparition d'un ministère mixte eût fait son effet était déjà passée.
Il prétexta une fièvre intermittente rapportée des bords du Danube.
Mais Charles X en était déjà à ce point où les rois, n'essayant même plus de cacher leurs craintes, poussent le cri de détresse.
- Eh ! monsieur le duc, s'écria le vieux prince, vous refusez donc de sauver ma vie et celle de mes ministres ? Ce n'est pas d'un bon serviteur, ce que vous faites là, monsieur !
Le duc s'inclina.
- Sire, dit-il, s'il en est ainsi, j'accepte !
- Bien... Merci, répondit le roi.
Puis, tout bas :
- Maintenant, reste à savoir s'ils se contenteront de vous...
La violence qu'on imposait au vieux roi se faisait jour, tant elle était amère, même en face de l'homme qui croyait se sacrifier pour lui.
Dans une salle voisine, attendaient trois autres personnages politiques – c'est ainsi qu'on appelle, dans notre langue polie, ces pairs, ces députés, ces sénateurs, ces magistrats, ces conseillers qui prêtent serment à toutes les monarchies, et qui les défendent si bien, que, depuis quarante ans, ils en ont laissé glisser quatre entre leurs mains !
Ces personnages politiques, c'était M. de Vitrolles, celui que cherchait le docteur Thibaut, dès le soir du 27 juillet, pour lui remettre la combinaison Mortemart et Gérard. C'était M. de Sémonville, l'homme aux drapeaux apocryphes, de qui M. de Talleyrand disait en le voyant maigrir : « Quel intérêt peut-il avoir à cela ? » ; c'était M. d'Argout, qui, en 1848, devint si républicain, qu'il renvoya de ses bureaux, où il avait obtenu une petite place de trois à quatre mille francs, mon cher et bon ami Lassagne, qu'il reconnaissait pour avoir été le secrétaire du roi Louis-Philippe.
O sainte pudeur ! comme disait Brutus.
Pendant qu'ils attendaient, M. de Polignac entra.
Le prince devina aussitôt ce que venaient faire les trois négociateurs, dont deux étaient de ses amis.
Ils venaient demander sa déchéance.
Il y avait de la grandeur dans le prince de Polignac ; un autre eût tâché de les empêcher de voir le roi ; lui les introduisit à l'instant même dans le cabinet de Charles X. Peut-être aussi comptait-il sur la répugnance bien connue que Charles X avait pour M. d'Argout.
Le roi venait d'arrêter le ministère Mortemart. Il reçut ces messieurs, qui exposèrent le sujet de leur mission. Charles X ne les laissa pas achever ; et, avec un geste à la fois plein d'amertume et de noblesse :
- Messieurs, dit-il, allez dire aux Parisiens que le roi révoque les ordonnances.
Ces messieurs laissèrent échapper leur joie dans un murmure de satisfaction.
- Mais, ajouta le roi, laissez-moi vous dire en même temps que je crois cette révocation fatale, non seulement aux intérêts de la monarchie, mais encore à ceux de la France.
Les intérêts de la monarchie et ceux de la France ! De quoi diable Charles X parlait-il donc à ces messieurs ? Que leur importaient les intérêts de la monarchie et ceux de la France, quand il s'agissait de leurs intérêts, à eux !
Ils montèrent en calèche, et repartirent au galop.
Sur la route, on rencontra Paris armé, qui débordait des maisons dans les rues, des rues hors de la ville.
M. de Sémonville criait à tous ces hommes aux bras nus et aux chemises sanglantes :
- Mes amis, le roi révoque les ordonnances ; les ministres sont f !
M. de Sémonville croyait parler la langue du peuple, il ne parlait que le patois de la canaille.
M. de Vitrolles distribuait des poignées de main.
Si ces hommes qui rendaient à M. de Vitrolles ses poignées de main avaient su son nom, comme, au lieu de lui serrer la main, ils lui eussent serré le cou !
Sur les quais, les négociateurs furent obligés de quitter leur calèche : les barricades commençaient, et, avec elles, l'égalité de la locomotion.
On arriva à l'hôtel de ville. En montant le perron, on se croisa avec Marrast, qui, reconnaissant les trois négociateurs, s'arrêta pour les regarder.
M. de Sémonville, lui, ne connaissait pas Marrast ; mais, voyant un jeune homme élégant au milieu de toute cette foule tant soit peu déguenillée, il s'adressa à lui.
- Jeune homme,lui demanda-t-il, peut-on parler au général La Fayette ?
Il n'osait pas dire monsieur, et ne voulait pas dire citoyen.
Marrast lui indiqua le chemin.
Ces messieurs furent introduits devant la commission municipale. Ils allaient commencer l'exposé de leur mission sans qu'on songeât à prévenir le général La Fayette, qu'ils étaient venus chercher.
Cela eût peut-être fait l'affaire de quelques membres de la commission municipale, que La Fayette ne fût point là ; mais M. de Schonen et Audry de Puyraveau, les plus compromis et les plus ardents des membres de cette commission municipale, l'envoyèrent chercher.
On annonça le ministère Mortemart et Gérard.
- Mais, messieurs, dit Mauguin, deux ministres ne font pas un ministère.
- Le roi, dit M. de Sémonville, leur adjoindrait volontiers M. Casimir Perier.
Et il se tourna avec un sourire gracieux vers le banquier, qui pâlit horriblement.
En ce moment même, Casimir Perier reçut une lettre, et la lut.
Tous les yeux étaient fixés sur lui. Il fit un signe de tête qui contenait à peu de chose près un refus.
Il y eut un moment de silence et d'hésitation ; c'était à qui ne répondrait pas, car on sentait l'importance de la réponse.
Alors, au milieu de ce silence, M. de Schonen se leva et fit, d'une voix ferme, entendre ces terribles paroles :
- Il est trop tard !... Le trône de Charles X s'est écroulé dans le sang !...
Dix-huit ans après, ces mêmes paroles, répétées à la tribune par M. de Lamartine, et adressées à leur tour aux envoyés du roi Louis-Philippe, devaient précipiter du trône la branche cadette, comme elles en avaient précipité la branche aînée.
Les négociateurs voulurent insister.
- Allons, allons ! dit Audry de Puyraveau, assez comme cela, messieurs, ou je fais monter le peuple, et nous verrons ce qu'il veut !
Les députés se retirèrent ; mais, sortant par une autre porte, M. Casimir Perier les joignit dans les escaliers.
- Allez trouver M. Laffitte, leur dit-il en passant ; il y a peut-être quelque chose à faire de ce côté-là.
Et il disparut.
Voulait-il rattacher les négociations au duc d'Orléans, ou voulait-il ne pas se détacher entièrement du roi Charles X ?
M. de Sémonville secoua la tête, et se retira.
Aller trouver M. Laffitte, un simple homme de finances, pouah ! Passe encore pour La Fayette ; c'était un révolutionnaire, mais un révolutionnaire de bonne maison qui, dans sa jeunesse, avait porté de la poudre, des talons rouges, et baisé, à l'Oeil-de-boeuf, la main de la reine.
A la vérité, c'était dans une terrible matinée qu'il avait joui de ce dernier honneur, c'était dans la matinée du 6 octobre !
M. Laffitte n'était qu'un prolétaire de mérite grandi par ses oeuvres, noble par son caractère ; on ne pouvait pas négocier les intérêts du descendant de saint Louis avec un pareil croquant !
MM. de Vitrolles et d'Argout ne furent pas aussi fiers que M. de Sémonville.
Casimir Perier leur donna un laissez-passer, afin que, sans être inquiétés, ils pussent se rendre chez Laffitte.
M. d'Argout, qui n'était qu'impopulaire, continua de s'appeler M. d'Argout ; mais M. de Vitrolles, qui était exécré, s'appela M. Arnoult.
A la porte, le courage manqua à M. de Vitrolles : il poussa M. d'Argout dans le salon, et resta dans une espèce de vestibule.
M. Laffitte attendait Oudard, parti depuis cinq heures ; Oudard ne revenait pas.
Au bruit de la porte qui s'ouvrait, il leva les yeux.
Ce n'était pas encore Oudard, mais c'était M. d'Argout.
M. d'Argout entra – que cela fût réel ou affecté – avec l'aplomb d'un homme qui croit apporter une nouvelle conciliant tous les intérêts.
- Eh bien, cher collègue, dit-il, je viens vous annoncer deux excellentes choses.
- Bah ! répondit Laffitte avec cette bonhomie moqueuse qui lui était particulière, et qu'il semblait avoir empruntée, ainsi qu'une partie de son esprit, à son ami Béranger – et lesquelles ?
- Les ordonnances sont retirées, dit M. d'Argout.
- Ah ! fit indifféremment Laffitte.
- Et nous avons de nouveaux ministres.
- Ah ! répéta le banquier sans même demander leurs noms.
- Voilà comme vous accueillez ces deux nouvelles ! dit M. d'Argout un peu désappointé.
- Sans doute.
- Mais d'où vous vient cette froideur ?
- De ce qu'elles sont maintenant sans importance.
- Sans importance !... maintenant ! répéta M. d'Argout.
- Oui, dit Laffitte ; vous êtes en retard de vingt-quatre heures, mon cher collègue.
- Il me semble que les intérêts sont les mêmes...
- C'est possible !... seulement, depuis vingt-quatre heures, les situations sont changées !...
En ce moment, la porte du salon s'ouvrit de nouveau.
Ce n'était pas un négociateur, cette fois : c'était un homme du peuple.
Il était en blouse ; il avait la barbe longue, la tête enveloppée d'un mouchoir ensanglanté. il tenait un fusil à la main.
- Pardon, monsieur Laffitte, dit-il en faisant résonner la crosse de son fusil sur le parquet, mais le bruit se répand que l'on négocie chez vous avec Charles X...
- Oui, dit Laffitte, et vous ne voulez point de négociations, n'est-ce pas, mon ami ?
- Plus de Bourbons ! plus de jésuites ! cria-t-on dans les antichambres.
Le cri se propagea jusque dans la rue.
- Vous voyez et vous entendez ? dit M. Laffitte.
- Ainsi vous n'écoutez rien ?
- Votre démarche est-elle officielle ?
M. d'Argout hésita.
- Je dois avouer, répondit-il, qu'elle n'est qu'officieuse.
- Vous voyez bien que je ne puis vous répondre, puisque ma réponse ne mènerait à rien !
- Mais, enfin, dit M. d'Argout voulant hâter la situation par tous les côtés, si je revenais avec un caractère officiel ?
- Ah ! dit M. Laffitte, alors comme alors !
M. d'Argout secoua la tête et se retira.
- Eh bien ? lui demanda M. de Vitrolles.
- Tout est perdu, mon cher baron ! répondit en poussant un soupir le futur directeur de la Banque.
- Mais si, cependant, on tentait un dernier effort en poussant M. de Mortemart sur Paris ?
- Dame ! dans un cas désespéré, tous les moyens sont bons.
- A Saint-Cloud, alors.
- A Saint-Cloud !
- Diable d'Oudard ! murmurait, pendant ce temps, Laffitte impatienté ; il est bien long à m'apporter la réponse de son duc !
- C'est, répondit Béranger, que son duc est peut-être un peu long à la lui donner...

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