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Chapitre CXLV


Le docteur Thibaut. – Le ministère Gérard et Mortemart. – Etienne Arago et le commissaire de police Mazue. – Le café Gobillard. – Incendie du corps de garde de la place de la Bourse. – Premières barricades. – La nuit.

Nous remontâmes du National aux boulevards. A la hauteur de la rue Montmartre, nous entendîmes quelque chose comme une fusillade du côté du Palais-Royal.
Il était à peu près sept heures du soir.
- Hein ! qu'est-ce que cela ? demandai-je à Carrel.
- Pardieu ! répondit-il, c'est un feu de peloton.
- Eh bien, venez-vous de ce côté-là ?
- Ma foi, non ! répondit Carrel ; je rentre chez moi.
- J'y vais, moi, lui dis-je.
- Allez-y ; mais ne soyez pas assez fou pour vous jeter dans tout cela !
- Soyez tranquille... Adieu !
- Adieu !
Carrel s'éloigna de son pas calme et mesuré par le faubourg Montmartre, tandis que je m'élançais tout courant par la place de la Bourse.
Je n'avais pas fait cinquante pas, que je rencontrai le docteur Thibaut. Il avait l'air très affairé.
- Ah ! c'est vous, cher ami ? lui dis-je. Eh bien, quelles nouvelles ? Thibaut, qui affectait d'habitude une gravité sans laquelle il prétendait qu'un médecin ne pouvait pas faire son chemin dans le monde, était, cette fois, plus que grave : il était sombre.
- Mauvaises ! répondit-il ; cela s'embrouille horriblement !
- Mais on se bat ? lui dis-je.
- Oui. un homme a été tué rue du Lycée, et trois autres dans la rue Saint- Honoré... Les lanciers chargent dans la rue de Richelieu et sur la place du Palais-Royal... Une barricade a été ébauchée rue de Richelieu, mais prise avant d'être achevée.
- Et où allez-vous ?
- Vous saurez cela demain, si je réussis.
- Par ma foi, mon cher, vous avez l'air d'un diplomate.
- Qui sait ?... Je vais peut-être faire un nouveau ministère !
- En votre qualité de docteur, mon cher ami, je vous invite à donner tous vos soins à l'ancien ; il me parait diablement malade !
En ce moment, deux jeunes gens passèrent rapidement près de nous.
- Un drapeau tricolore ? disait l'un. Ce n'est pas possible !
- Je te dis que je l'ai vu ! répondait l'autre.
- Mais où cela ?
- Quai de l'Ecole.
- Quand ?
- Il y a une demi-heure.
- Et qu'a-t-on fait à l'homme qui le portait ?
- Rien... On l'a laissé passer.
- Allons de ce côté, alors.
- Allons.
Et ils s'enfoncèrent en courant dans la rue Notre-Dame-des-Victoires.
- Vous voyez, mon cher, dis-je à Thibaut, ça chauffe ! Allez à votre ministère, mon ami, allez !
- J'y vais !
Et il prit le chemin du boulevard des Capucines.
Thibaut ne m'avait pas menti. Il était réellement en train de faire un ministère ; seulement, son ministère n'était pas destiné à mourir de longévité. C'était le ministère Gérard et Mortemart, qui devait avoir son pendant, à la révolution de 1848, dans le ministère Thiers et Odilon Barrot.
Mais, demandera-t-on, comment le docteur Thibaut pouvait-il faire un ministère ?
Eh ! mon Dieu, je vais le dire en deux mots.
On se rappelle qu'en 1827 ou 1828 madame de Celles, fille du général Gérard, étant souffrante de la poitrine, avait demandé à madame de Leuven de lui indiquer un jeune médecin qui pût l'accompagner en Italie, et que madame de Leuven lui avait indiqué Thibaut. Celui-ci avait fait le voyage avec la belle malade, qui s'était trouvée à merveille et du voyage et du médecin ; si bien qu'au retour le général Gérard, reconnaissant des soins que Thibaut avait donnés à sa fille, l'avait admis dans l'intimité de la maison.
Thibaut, au nom du général Gérard, allait, quand je le rencontrai, trouver M. le baron de Vitrolles, afin de l'engager à tenter une démarche conciliatrice près de M. de Polignac, et, s'il le fallait, près du roi lui-même.
Ainsi les esprits sérieux commençaient à entrevoir la gravité de la situation.
Voilà ce que ne pouvait me dire Thibaut au moment où nous nous rencontrâmes, et ce qu'il m'apprit plus tard.
Huit heures sonnaient à l'horloge de la Bourse ; je voulus regagner mon faubourg Saint-Germain ; mais, en entrant par un bout dans la rue Vivienne, je vis, à l'autre bout, apparaître des baïonnettes.
J'aurais pu m'en aller par la rue des Filles-Saint-Thomas, la curiosité me retint. Je battis en retraite jusqu'au café du théâtre des Nouveautés. Autant que je puis me le rappeler, il était tenu par un nommé Gobillard, excellent garçon, notre camarade à tous.
La troupe avançait d'un pas régulier, tenant toute la largeur de la rue, et poussant devant elles hommes, femmes, enfants.
Les gens refoulés par les soldats marchaient à reculons en criant :
- Vive la ligne !
Par les fenêtres ouvertes, les femmes agitaient leur mouchoir en criant :
- Ne tirez pas sur le peuple !
Parmi les hommes que la troupe chassait ainsi, il y avait de ces types qu'on ne voit apparaître au jour qu'à certaines heures, de ces hommes qui mettent en branle les émeutes et les révolutions, et que l'on pourrait appeler les hommes du commencement.
En arrivant sur la place de la Bourse, le front des troupes se développa ; cependant, comme il ne put embrasser toute la largeur de la place, une portion de ceux qui poussaient les soldats déborda sur les deux ailes, et reflua derrière eux.
Il y avait auprès du bâtiment de la Bourse une mauvaise baraque en planches qui servait de corps de garde. Le régiment y laissa une douzaine d'hommes, comme dans un blockhaus, et disparut à l'extrémité de la rue Vivienne, en tournant du côté de la Bastille.
A peine le régiment eut-il disparu, que quelques gamins s'approchèrent des soldats restés dans le corps de garde, en criant :
- Vive la Charte !
Tant que les gamins ne firent que crier, les soldats eurent patience ; mais, après les cris, vinrent les pierres.
Un soldat atteint d'une pierre fit feu ; une femme tomba. C'était une femme d'une trentaine d'années.
Les cris « Au meurtre » retentirent ; en un instant, la place fut évacuée, les lumières furent éteintes, les boutiques fermées.
Le théâtre des Nouveautés seul était resté éclairé et ouvert, on y jouait La Chatte blanche ; ceux qui étaient dedans ne savaient pas ce qui se passait dehors.
Une petite troupe d'une douzaine d'hommes déboucha en ce moment de la rue Filles-Saint-Thomas. Elle était conduite par Etienne Arago, et criait :
- Pas de spectacle ! fermez les théâtres ! on égorge dans les rues de Paris !...
Elle vint se heurter contre le cadavre de la femme tuée.
- Portez ce cadavre sur les marches du péristyle, afin que tout le monde le voie, dit Etienne ; je vais faire évacuer la salle...
Un instant après, en effet, la salle était évacuée, et le flot des spectateurs, s'ouvrait comme fait un torrent devant un rocher, pour ne pas fouler aux pieds le cadavre.
Je courus à Arago.
- Que fait-on, lui demandai-je, qu'y a-t-il de décidé ?
- Rien encore... On fait des barricades... On tue des femmes, et on ferme les théâtres comme tu vois.
- Où se retrouve-t-on ?
- Demain matin, chez moi, rue de Grammont, 10.
Puis, se retournant vers les hommes qui l'accompagnaient :
- Aux Variétés, mes amis ! dit-il ; les théâtres fermés, c'est le drapeau noir sur Paris !
Et toute la petite troupe disparut avec lui dans la rue de Montmorency.
Elle avait passé devant la sentinelle et le corps de garde, sans que la sentinelle et le corps de garde eussent donné signe de vie.
Voici comment le mouvement avait commencé, et d'où venaient les coups de fusil que j'avais entendus avec Carrel.
Etienne Arago – qu'on me pardonne de citer toujours le même nom, mais je m'engage à donner la preuve irrécusable qu'Etienne Arago fut la cheville ouvrière du mouvement insurrectionnel –, Etienne Arago, dis-je venait de dîner avec Desvergers et Varin, et s'en retournait avec eux au théâtre du Vaudeville, situé alors rue de Chartres, lorsqu'un attroupement lui barra le chemin, rue Saint-Honoré, en face de la galerie Delorme.
On y annonçait qu'un homme venait d'être tué rue du Lycée.
Une charrette de moellons attendait, pour passer, que l'attroupement fût dissipé ; quatre ou cinq voitures arrêtées comme elle par le même obstacle attendaient à la file.
- Pardon, mon ami, dit Etienne au conducteur en dételant le timonier, nous avons besoin de votre voiture..
- Pour quoi faire ?
- Mais pour faire une barricade, donc !
- Oui, oui des barricades ! des barricades ! crièrent plusieurs voix.
En un clin d'oeil, les chevaux furent dételés, la voiture jetée sur le côté, les moellons dressés en travers de la rue.
- Bon ! dit Arago ; vous n'avez plus besoin de moi ici, et, moi j'ai besoin ailleurs.
Et, laissant la barricade à la garde de ceux qui avaient aidé à la construire, il traversa le passage Delorme, longea la rue de Rivoli, et arriva au Vaudeville.
On commençait à entrer au spectacle.
- Pas de spectacle quand on se bat ! dit-il ; rendez l'argent à ceux qui ont payé !
Puis, à ceux qui persistaient à vouloir entrer :
- Pardon, messieurs, dit-il ; mais on ne rira pas au Vaudeville, tandis qu'on pleure dans Paris.
Et il se mit en devoir de pousser la grille.
- Monsieur, demanda une voix, pourquoi fermez-vous le Vaudeville ?
- Pourquoi ?... Parce que je suis le directeur du théâtre, et qu'il me convient de le fermer.
- Oui ; mais cela ne convient pas au gouvernement, et, au nom du gouvernement, je vous ordonne de le laisser ouvert.
- Qui êtes-vous ?
- Parbleu ! vous me connaissez bien...
- C'est possible ; mais je désire que ceux qui nous écoutent et qui assistent à ce débat vous connaissent aussi.
- Je suis M. Mazue, commissaire de police.
- Eh bien, monsieur Mazue, commissaire de police, gare à vous ! reprit Arago en le serrant contre la grille ! on écrase ici ceux qui ne s'en vont pas !
- Monsieur Arago, demain vous ne serez plus directeur du Vaudeville !
- Monsieur Mazue, demain vous ne serez plus commissaire de police.
- C'est ce que nous verrons, monsieur Arago !
- Je l'espère, monsieur Mazue !
Et, aidé de deux machinistes, Etienne, malgré les efforts du commissaire de police, avait refermé la grille, et, sortant de la porte des acteurs, il avait commencé l'oeuvre de la fermeture des autres théâtres. Fermeture qui eut une influence immense sur le mouvement du soir et du lendemain.
Tous ces détails nous étaient donnés au café Gobillard, dont la porte était soigneusement close.
Nous étions là trois ou quatre ayant couru toute la journée, et mourant de faim. Nous nous fîmes servir à souper.
On devine sur quoi roula la conversation.
Les uns disaient que le mouvement qui s'opérait à cette heure n'avait pas plus de portée que celui de 1827, et que l'émeute n'ayant pas la force de monter à l'état de révolution, avorterait de la même manière. Les autres. et j'étais de ceux-là, prétendaient, au contraire, qu'on n'était qu'au prologue de la comédie, et que le lendemain verrait s'accomplir bien des choses.
Nous étions au beau milieu de la discussion, quand un coup de feu retentit et nous fit tressaillir. Il était tiré sur la place.
Presque en même temps, on entendit le cri « Aux armes ! » suivi d'un bruit pareil à celui d'un combat corps à corps.
- Vous voyez, dis-je, voilà le vrai drame qui commence !
Il était neuf heures quarante minutes à la pendule du café.
Nous montâmes rapidement à l'entresol, et regardâmes par les fenêtres.
Le corps de garde venait d'être surpris, enveloppé, attaqué par une vingtaine d'hommes. Une lutte s'accomplissait dans l'obscurité, lutte dont on ne distinguait que l'informe ensemble, et dont tous les détails échappaient.
Les soldats furent vaincus et désarmés. On leur prit leurs fusils, leurs gibernes et leurs sabres, et on les renvoya par la rue Joquelet ; puis une quinzaine d'hommes se détachèrent, vinrent enlever le cadavre de la femme, toujours gisant sur les marches du théâtre, le placèrent sur un brancard, et s'éloignèrent par la rue des Filles-Saint-Thomas en criant :
- Vengeance !
Trois ou quatre, armés d'une torche, restèrent derrière les autres ; avec cette torche, ils allumèrent au milieu du corps de garde un feu de paille ; puis, à coups de pied, ils enfoncèrent les planches du corps de garde de façon à ce qu'elles tombassent dans le feu. Les planches s'enflammèrent froidement ; en un instant, toute la baraque ne forma plus qu'un immense brasier qu'abandonnèrent, pour rejoindre leurs compagnons, les trois ou quatre retardataires, et qui, en jetant de sinistres lueurs sur la place, brûla une partie de la nuit sans que personne songeât à l'éteindre.
Nous descendîmes, et, assez préoccupés de ce que nous venions de voir, nous achevâmes notre souper.
Vers minuit, nous nous séparâmes. Je pris la rue Vivienne, puis, le passage du Perron étant fermé, la rue Neuve-des-Petits-Champs et la rue de Richelieu.
Dans la rue de l'Echelle, des espèces d'ombres s'agitaient au milieu de l'obscurité. Je m'approchai ; on me cria : « Qui vive ? » Je répondis : « Ami ! » et je continuai de marcher en avant.
C'était une barricade qui s'élevait silencieusement, et comme si elle eût été bâtie par les esprits de la nuit. J'échangeai des poignées de main avec les ouvriers nocturnes et je gagnai le Carrousel.
Derrière la grille du château, on apercevait deux ou trois cents hommes campés dans la cour des Tuileries. Je pensai que cela devait être à peu près ainsi pendant la nuit du 9 au 10 août 1792. Je voulus regarder à travers la grille ; une sentinelle me cria :
- Au large !
Je poursuivis mon chemin.
Sur les quais, tout reprenait sa physionomie ordinaire.
J'atteignis la rue de l'Université sans avoir rencontré une seule personne ni sur le pont Royal, ni dans la rue du Bac.
Rentré chez moi, j'ouvris ma fenêtre et j'écoutai : Paris semblait solitaire et silencieux. mais cette tranquillité n'avait rien de réel ; on sentait que cette solitude était habitée, que ce silence était vivant.

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