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Chapitre XIV


Rapport fait au gouvernement français par le général de division Alexandre Dumas, sur sa captivité à Tarente et à Brindes, ports du royaume de Naples.

« Parti du port d'Alexandrie, dans la soirée du 17 ventôse an VII, sur le bâtiment la Belle-Maltaise, avec le général Manscourt, le citoyen Dolomieu et beaucoup d'autres Français, militaires ou employés de l'armée d'Egypte, tous munis de congés du général Bonaparte, j'espérais, à la faveur d'un vent favorable et grâce à la renommée d'excellent voilier qu'avait notre bâtiment, échapper à la flotte anglaise, et arriver en dix ou douze jours dans un port de France. Cet espoir était d'autant mieux fondé que le capitaine maltais qui la commandait – ce capitaine se nomme Félix – m'avait assuré qu'avec quelques réparations de peu d'importance, son navire pouvait tenir la mer dans les plus mauvais temps. Nous avions débattu ensemble le prix de ces réparations : il était fixé à soixante louis, je lui en avais donné cent. J'avais donc tout lieu de croire que ces réparations avaient été consciencieusement faites ; malheureusement, il n'en était rien.
« Il faut dire aussi qu'à peine sortis du port, la mer se déclara contre nous. Dès la première nuit, un grand vent nous assaillit, et, quand, le lendemain, après une nuit de tempête, le jour parut, nous nous aperçûmes que notre bâtiment faisait eau.
« Nous étions déjà à quarante lieues d'Alexandrie. Il nous était impossible, vu le vent contraire, de remettre le cap sur l'Egypte ; nous résolûmes de continuer notre route en livrant au vent le plus de voiles possible.
« Mais plus nous allions vite, plus nous fatiguions le bâtiment, plus les voies d'eau devenaient considérables, et plus enfin il devenait impossible de les combattre.
« Le troisième jour de notre navigation, la situation était presque désespérée.
« Ce jour-là, on jeta successivement à la mer les dix pièces de canon qui armaient notre bâtiment et faisaient notre défense.
« Le lendemain, on y jeta neuf de mes chevaux arabes, puis tous les ballots de café, et jusqu'à nos malles et à celles des autres passagers.
« Malgré cet allégement, le navire s'enfonçait de plus en plus ; on prit hauteur, on s'aperçut qu'on était à l'entrée du golfe Adriatique, et, dans un conseil tenu par les marins et les officiers qui se trouvaient à bord, il fut décidé que l'on gagnerait, sans perdre un seul instant, la terre la plus proche et le port le plus voisin.
« Cette terre, c'était la Calabre ; ce port, c'était Tarente.
« Le dixième jour, on eut connaissance de la terre. Il était temps ! vingt quatre heures de navigation de plus, et le navire sombrait sous voiles.
« Je donnai l'ordre de mouiller à une petite île qui gisait à une lieue de la ville, à peu près. Comme nous venions d'Egypte, nous avions une quarantaine à faire, et, croyant le pays de Naples un pays ami, je tenais à me conformer aux lois sanitaires et à n'inspirer aux populations de la Calabre aucune crainte de peste.
« A peine fûmes-nous mouillés, que j'envoyai le patron du bâtiment avec une lettre adressée au gouverneur de la ville. Cette lettre lui disait qui nous étions, lui exprimait notre détresse, et réclamait de son humanité tous les secours qu'il pouvait avoir à sa disposition, secours dont nous avions le plus pressant besoin.
« Deux heures après, le capitaine était de retour. Il rapportait une réponse verbale du gouverneur. Cette réponse nous invitait à débarquer en toute confiance. La seule condition qui fût mise à notre débarquement était de faire quarantaine.
« Cette condition allait d'elle-même. Personne de nous ne songea à la combattre, et nous nous réjouîmes de cet heureux dénouement à une situation si précaire.
« Entrés dans le port, on nous fit descendre les uns après les autres et fouiller par quatre capitaines napolitains, dont les bâtiments avaient été brûlés devant Alexandrie, et à qui j'avais donné passage sur la Belle Maltaise, par pure humanité.
« Ce premier traitement nous parut étrange. Cependant nous étions si loin de concevoir des soupçons, que nous l'attribuâmes à la rigueur des lois sanitaires, et que nous ne fîmes aucune résistance à ce qu'il s'exécutât.
« A la suite de cette visite, on nous entassa confusément, généraux, officiers, passagers, matelots, dans une chambre si étroite, que personne de nous n'osa, en se couchant, empiéter sur les droits de son voisin.
« Nous passâmes ainsi le reste de la journée et la nuit.
« Le lendemain, on mit à terre ce qui restait de nos effets et de nos équipages, et l'on s'empara de nos lettres, de nos papiers et de nos armes.
« Mes deux chevaux ne furent pas oubliés dans la confiscation, quoique pendant deux mois on m'en fit payer la nourriture, en me laissant croire qu'ils me seraient rendus.
« Quarante-huit heures s'écoulèrent encore, pendant lesquelles nous demeurâmes entassés dans notre chambre. Enfin, le troisième jour, sur mes réclamations et à prix d'argent, on nous donna, au général Manscourt, à Dolomieu et à moi, une chambre particulière pour y achever notre quarantaine.
« Sur ces entrefaites, on nous annonça la visite du fils du roi de Naples.
« Introduite près de nous, l'altesse royale s'informa de la santé des généraux Bonaparte et Berthier, et de la situation de l'armée d'Egypte.
« Puis elle nous quitta brusquement sans nous dire adieu.
« Ces étranges façons, jointes au mauvais italien qu'il parlait, nous donnèrent quelques doutes sur son identité.
« Huit jours après, les membres du gouvernement vinrent nous annoncer que, par l'ordre du prince François, nous étions déclarés prisonniers de guerre.
« Nous ne nous étions pas trompés.
« Voici ce qu'était ce prétendu prince François :
« Quatre aventuriers corses avaient résolu de soulever les populations en faveur des Bourbons. Mais, connaissant la lâcheté proverbiale du prince François, ils résolurent d'agir en son nom.
« L'un d'eux devait se donner pour lui.
« C'était un nommé Corbara, vagabond sans aveu, mais brave.
« Les autres, qui se nommaient de Cesare, Boccheciampe et Colonna, devaient passer : Colonna, pour le connétable du royaume ; Boccheciampe, pour le frère du roi d'Espagne ; et de Cesare, pour le duc de Saxe.
« Maintenant, qu'étaient ces hommes qui prenaient ces titres pompeux ?
« De Cesare, un ancien domestique à livrée ;
« Boccheciampe, un ancien soldat d'artillerie, déserteur ;
« Et Colonna, une espèce de vagabond, comme Corbara, son ami et son compatriote.
« C'était à Montjari, dans la maison de l'intendant Girunda, que toute cette comédie avait été nouée.
« Girunda, qui, en sa qualité d'intendant, était censé connaître l'héritier de la couronne, avait, lui, pour mission de précéder les quatre aventuriers en les annonçant sous les divers noms et les différents titres qu'ils avaient pris.
« Grâce à ces précautions, le voyage des faux princes fut un triomphe, et, devant eux, derrière eux, autour d'eux, toute la province se souleva.
« En attendant, le prétendu prince François agissait en dictateur, cassant des magistrats, nommant des gouverneurs de ville, levant des contributions, et tout cela, il faut l'avouer, plus intelligemment peut-être et à coup sûr plus hardiment que ne l'eût fait le véritable héritier de la couronne.
« Deux incidents qui eussent dû perdre nos aventuriers contribuèrent, au contraire, à augmenter le crédit dont ils jouissaient.
« D'abord, l'archevêque d'Otrante connaissait personnellement le prince François. L'archevêque d'Otrante, prévenu par Girunda, reçut la fausse altesse royale comme il eût reçu le vrai prince, et, pour Otrante, tout fut dit.
« Ensuite, pendant son séjour à Tarente, les deux vieilles princesses, tantes de Louis XVI, qui venaient de Naples et qui allaient en Sicile, poussées par le gros temps, vinrent relâcher dans le port. Elles apprirent que leur parent était là, et demandèrent naturellement à le voir. Force fut au faux prince de se présenter à ses prétendues tantes ; mais les deux vieilles princesses, ayant appris dans quel but Corbara jouait ce personnage, et songeant au bien qui ressortait pour le parti bourbonien de cette comédie, prêtèrent les mains au mensonge et contribuèrent même, par les démonstrations qu'elles donnèrent de leur amitié au prétendu petit-fils de Louis XIV, à le populariser dans l'esprit des Calabrais.
« Voilà quel était l'homme qui disposait de notre destinée et qui nous déclarait prisonniers de guerre.
« En nous faisant cette déclaration au nom de la fausse altesse, on nous avait promis positivement que, lors de notre mise en liberté, nos armes, nos chevaux et nos papiers nous seraient fidèlement rendus.
« Avec les intentions que l'on avait sur nous, on pouvait impunément nous promettre tout cela.
« J'insistai pour voir une seconde fois l'altesse royale, et lui demander des explications sur cette captivité à laquelle je ne comprenais rien, ignorant la reprise des hostilités entre Naples et la France ; mais il va sans dire que Son Altesse royale ne se prodiguait pas ainsi.
« Je lui écrivis alors ; mais, d'après l'explication je viens de donner, on comprend que ma lettre resta sans réponse.
« Un mois environ après cette visite, et comme, je ne sais dans quel but, on nous faisait espérer notre prochain renvoi en France, arriva une lettre du cardinal Ruffo, dont communication nous fut donnée.
« Cette lettre nous invitait, le général Manscourt et moi, à écrire aux généraux en chef des armées de Naples et d'Italie pour traiter du cartel de notre échange contre il signor Boccheciampe, qui venait d'être fait prisonnier et conduit à Ancône. La lettre ajoutait que le roi de Naples faisait plus de cas de ce signor Boccheciampe, seul, que de tous les autres généraux napolitains, prisonniers de guerre, soit en Italie, soit en France.
« Nous adressâmes, en conséquence, au cardinal les lettres nécessaires ; mais le cardinal, ayant appris que Boccheciampe avait été, non pas fait prisonnier, mais tué, la négociation, qui ne pouvait plus avoir le résultat attendu, demeura sans effet.
« Bien plus, un matin, le gouverneur civil et politique de Tarente et le commandant militaire se firent introduire près de nous, et nous déclarèrent qu'ils avaient ordre de nous faire transporter à l'instant même, le général Manscourt et moi, au château.
« Cet ordre reçut immédiatement son exécution.
« Le lendemain, à force d'instances, nous obtînmes que nos domestiques vinssent nous rejoindre.
« Ce fut ainsi que nous fûmes séparés de Dolomieu, qu'attendait une captivité non moins terrible que la nôtre.
« A notre arrivée au château, on nous donna à chacun une chambre séparée.
« A peine installés, nous fîmes venir le gouverneur. Nous lui racontâmes la proposition faite par le cardinal Ruffo, et nous lui demandâmes conseil sur ce que nous avions à faire.
« Il nous invita, notre lettre étant restée sans réponse, à en écrire une nouvelle ; ce que nous fîmes à l'instant même : un bâtiment en partance devait s'en charger et la remettre au général d'Anciera, commandant de Messine.
« Il va sans dire que nous n'eûmes pas plus de nouvelles de celle-là que de la première. « Le surlendemain de mon entrée au château de Brindisi, comme je reposais sur mon lit, la fenêtre ouverte, un paquet et un certain volume passa à travers les barreaux de ma fenêtre et vint tomber au milieu de ma chambre.
« Je me levai et ramassai le paquet : il était ficelé ; je coupai les cordelettes qui le maintenaient, et je reconnus que ce paquet se composait de deux volumes.
« Ces deux volumes étaient intitulés le Médecin de campagne, par Tissot.
« Un petit papier, plié entre la première et la seconde page, renfermait ces mots :
« "De la part des patriotes calabrais ; voir au mot Poison. »
« Je cherchai le mot indiqué : il était doublement souligné.
« Je compris que ma vie était menacée ; je cachai les deux volumes de mon mieux, dans la crainte qu'ils ne me fussent enlevés. Je lus et relus si souvent l'article recommandé, que j'en arrivai à connaître à peu près par coeur les remèdes applicables aux différents cas d'empoisonnement que l'on pourrait tenter sur moi.
« Cependant, durant les huit premiers jours, notre situation fut tolérable ; nous jouissions de la promenade, devant la porte de notre logement, sur un espace d'environ trente toises. Mais, sous prétexte que les Français venaient de s'emparer de Naples, le gouverneur nous déclara, vers la fin de la première semaine, que la promenade nous était désormais interdite ; et, le même jour, nous vîmes des serruriers poser des verrous à toutes nos portes et des maçons exhausser les murs d'une cour de douze pieds de long sur huit de large qui nous restait pour prendre l'air.
« C'est alors que nous nous posâmes vainement ce dilemme : ou nous sommes prisonniers de guerre, et l'on nous doit le traitement alloué au grade de général prisonnier ; ou nous ne sommes pas prisonniers de guerre, et alors on doit nous remettre en liberté.
« Pendant huit mois, nous fûmes obligés de vivre à nos frais, rançonnés par tout le monde et payant chaque objet le double de sa valeur.
« Au bout de huit mois, un ordre du roi nous fut communiqué, par lequel il était accordé à chacun de nous dix carlins par jour.
« Cela faisait quatre francs dix sous, à peu près, de notre monnaie de France ; et, sur ces quatre francs dix sous, nous devions défrayer nos domestiques.
« On eût pu cependant doubler notre solde, la détermination étant prise de ne pas nous la payer longtemps.
« J'avais quitté l'Egypte à cause du mauvais état de ma santé. Mes amis, qui voyaient dans mes souffrances une nostalgie pure et simple, criaient à la maladie imaginaire ; moi seul me sentais malade réellement et me rendais compte de la gravité de ma maladie.
« Une attaque de paralysie, qui me frappa la joue gauche, vint malheureusement, quelques jours après mon entrée au lazaret, me donner raison contre les incrédules. J'avais alors à grand-peine obtenu d'être visité par un médecin, lequel se contenta de m'ordonner des remèdes tellement insignifiants, que le mal demeura stationnaire.
« Quelques jours après mon entrée au château, ce même médecin me vint visiter, sans être demandé cette fois.
« C'était le 16 juin, à dix heures du matin.
« J'étais au bain ; il me conseilla un biscuit trempé dans un verre de vin, et se chargea de m'envoyer des biscuits. Dix minutes après, les biscuits promis arrivaient.
« Je fis comme il avait conseillé ; mais, vers les deux heures de l'après-midi, je fus violemment saisi de douleurs d'entrailles et de vomissements qui m'empêchèrent de dîner d'abord, et qui, en redoublant toujours d'intensité, me mirent bientôt à deux doigts de la mort.
« Je me rappelais aussitôt les recommandations des patriotes et le mot poison souligné ; je demandai du lait. Une chèvre, que j'avais ramenée d'Egypte et qui était une distraction dans ma captivité, m'en fournit par bonheur la valeur d'une bouteille et demie. La chèvre épuisée, mon domestique se procura de l'huile et m'en fit avaler trente ou quarante cuillerées ; quelques gouttes de citron, mêlées à cette huile, corrigeaient ce que ce remède avait de nauséabond.
« Dès qu'il me vit en ce fâcheux état, le général Manscourt fit prévenir le gouverneur de l'accident qui venait de m'arriver, le priant d'envoyer chercher à l'instant même le médecin ; mais le gouverneur répondit tranquillement que la chose était impossible, attendu que le médecin était à la campagne.
« Ce ne fut que vers huit heures du soir, et lorsque les instances de mon compagnon de captivité prirent le caractère de la menace, qu'il se décida enfin à venir avec lui dans ma prison ; il était accompagné de tous les membres du gouvernement et escorté de douze soldats armés.
« Ce fut avec cet appareil militaire, contre lequel Manscourt protesta de toute la hauteur de son courage et de toute la force de sa loyauté, que la consultation me fut donnée.
« Sans doute le médecin, pour se présenter devant moi, avait besoin de toute cette force armée ; car, si bien soutenu qu'il fût en entrant dans ma chambre, il était lui-même pâle comme un mort.
« Ce fut alors moi qui l'interpellai, et si vivement, qu'il balbutia me répondant à peine, et avec un tel embarras dans ses réponses, qu'il me fut facile de voir que, s'il n'était pas l'auteur du crime – et c'était probable, car cet homme n'avait aucun intérêt à ma mort –, il en était du moins l'instrument.
« Quant aux remèdes à suivre, il m'en ordonna un seul, qui était de boire de l'eau glacée ou de sucer de la neige.
« A l'empressement que l'on mit à suivre l'ordonnance de ce misérable, je me défiai ; et, en effet, au bout d'un quart d'heure de ce traitement, le mal avait tellement empiré, que je me hâtai d'y renoncer et de revenir à mon huile et à mon citron.
« Ce qui me confirma dans cette croyance que j'étais empoisonné, ce fut, outre les douleurs d'entrailles et les vomissements qui avaient tous les caractères de l'empoisonnement par les matières arsénieuses, ce fut, dis-je, que je me rappelai avoir vu, à travers la porte ouverte, tandis que j'étais au bain et avant qu'il vint à moi, le médecin s'approcher du général Manscourt, qui lisait dans la chambre voisine, et lui dire mystérieusement qu'il était certain que nous devions être dépouillés comme l'avaient été nos compagnons ; en conséquence, il me mettait à sa disposition, s'engageant, si nous avions quelques objets précieux, à nous les conserver jusqu'à notre sortie de prison, époque à laquelle il s'empresserait de nous les rendre.
« Il avait profité, pour faire cette proposition au général Manscourt, de l'absence d'un canonnier tarentin, nommé Lamarronne, qui était son complice, mais avec lequel il ne se souciait pas de partager nos dépouilles.
« Le lendemain, ma chèvre mourut... Elle m'avait sauvé la vie, il fallait la punir.
« Trois jours après, le médecin mourut. Il avait manqué son coup, il fallait prévenir son indiscrétion.
« Le médecin, le jour où il m'avait rendu visite, avait fait pour le général Manscourt, atteint d'une affection scorbutique, une ordonnance que celui-ci se garda bien de suivre, voyant l'état où m'avaient mis les biscuits envoyés par ce misérable ; sans doute, cette abstention lui sauva la vie.
« Mais sa mort était résolue comme la mienne ; seulement, on eut recours pour lui à un autre moyen.
« Une poudre fut mêlée à son tabac, qui commença dès lors à lui donner de violents maux de tête et ensuite quelques attaques de folie. Le général Manscourt ne savait à quoi attribuer ces accidents, lorsque j'eus l'idée de visiter la boîte dans laquelle il enfermait son tabac. La poudre qu'on y avait mêlée était tellement corrosive, que le fond de la boite était troué en plusieurs endroits, et que des parcelles de fer-blanc, dans la proportion d'un vingtième à peu près, étaient mêlées au tabac.
« J'eus encore recours à mon Médecin de campagne : il recommandait la saignée. Le général Manscourt se fit tirer du sang à trois reprises différentes, et fut soulagé.
« Cependant, à la suite de mon empoisonnement, j'avais été atteint de surdité : un de mes yeux avait perdu complètement la faculté de voir, et la paralysie avait fait des progrès.
« Ce qu'il y avait de remarquable, et ce qui prouve la présence d'un agent destructeur, c'est que tous ces symptômes de caducité me frappèrent à trente-trois ans et neuf mois.
« Quoique l'essai que je venais de faire d'un premier médecin ne me donnât pas une grande confiance dans un second, l'état de marasme où j'étais tombé me força de recourir au gouvernement et de réclamer de nouveau le secours de la science.
« En conséquence, je fis venir ce second docteur et lui demandai si je ne pourrais pas consulter un chirurgien français qui arrivait d'Egypte avec de nouveaux prisonniers ; mais ma demande me fut refusée et force me fut de me contenter du médecin du château.
« Ce médecin s'appelait Carlin, et parlait parfaitement français.
« Son début m'inquiéta : ce fut un déluge de protestations de dévouement, d'assurances de sympathie trop exagérées pour être vraies. Il m'examina avec la plus scrupuleuse attention, déclara que mes soupçons n'étaient pas fondés le moins du monde, et que j'étais atteint d'une maladie de langueur.
« Au reste, il désapprouvait en tous points le traitement que m'avait fait suivre le médecin mort, le traitant d'ignorant et d'imbécile, m'ordonnant des injections dans les oreilles, et me faisant prendre, tous les matins, une demi once de crème de tartre.
« Au bout de huit jours, ma surdité, qui commençait à disparaître, était revenue, et mon estomac était tellement surexcité, que toute digestion était devenue impossible.
« Carlin me visitait régulièrement, parlait beaucoup, affectait un patriotisme exagéré et une grande sympathie pour les Français ; mais, comme toutes ses démonstrations, au lieu d'exciter ma confiance, me rendaient de plus en plus circonspect, le gouverneur inventa un moyen qu'il crut devoir être efficace : c'était de défendre à Carlin l'entrée de ma prison, sous prétexte qu'il me servait à entretenir des intelligences avec les patriotes italiens.
« J'avoue que je fus dupe de ce stratagème. Mon état empirait chaque jour ; je réclamai Carlin de toutes mes forces ; mais le directeur feignit la plus grande rigueur à son égard, et, le tenant toujours éloigné de moi, m'envoya un autre médecin.
« Celui-là, comme son prédécesseur, désapprouva complètement le régime que je suivais, disant que les injections d'oreilles qu'on me faisait faire, par exemple, n'étaient bonnes qu'à redoubler ma surdité, en irritant la membrane si délicate du tympan. En outre, il me fit préparer lui-même des potions qu'il m'apporta en me venant visiter, et à la suite desquelles j'éprouvai un mieux sensible ; seulement, j'eus l'imprudence d'avouer ce mieux, et, comme ce n'était point ma guérison que l'on voulait, le brave homme fut congédié après sa seconde visite. J'eus beau le redemander, le gouverneur répondit qu'il se refusait obstinément à me venir voir.
« Il me fallut donc me passer de médecin. Grâce au livre de Tissot, je continuais cependant de me traiter tant bien que mal. Mon oeil seul allait empirant. Enfin Manscourt se rappela, dans des conditions à peu près pareilles, avoir vu une guérison opérée avec du sucre candi réduit en poudre et soufflé dans l'oeil sept ou huit fois par jour. Nous nous procurâmes du sucre candi et nous commençâmes ce traitement, qui avait au moins l'avantage de n'être pas difficile à suivre. J'en éprouvai une amélioration sensible, et, aujourd'hui, je n'ai plus sur cet oeil qu'une légère taie qui, je l'espère, finira par disparaître tout à fait.
« Malheureusement, ma surdité et mes douleurs d'estomac allaient empirant sans cesse. Force me fut donc de redemander Carlin, qui ne me fut rendu qu'à la condition que, dans nos conversations, il ne prononcerait pas un seul mot de français, et, dans ses visites, serait toujours accompagné du gouverneur.
« Carlin, en me revoyant, me trouva si mal, qu'il demanda une consultation. Depuis longtemps, je désirais moi-même cette consultation et l'avais inutilement demandée. Elle me fut accordée enfin, et se composa de Carlin, d'un médecin de la ville, du chirurgien du château et d'un chirurgien français que j'obtins à force d'instances auprès du marquis de Valvo, ministre napolitain en mission à cette époque à Tarente.
« A la porte, et au moment d'entrer, le gouverneur arrêta le chirurgien français :
« - Vous allez voir votre général Dumas, lui dit-il ; prenez bien garde de laisser échapper un seul mot français, ou sinon vous êtes perdu !
« Puis, tirant les six verrous qui nous tenaient prisonniers :
« - Vous voyez bien cette porte, dit-il, elle s'ouvre devant vous pour la première et la dernière fois !
« Alors tous entrèrent dans ma chambre et se réunirent autour de mon lit. Je cherchai des yeux le médecin français, ayant hâte de voir un compatriote, et, presque malgré moi, je fus forcé de reconnaître ce malheureux dans un pauvre diable exténué, à moitié nu et se présentant lui-même à moi avec l'aspect de la souffrance et de la misère.
« Je lui adressai la parole ; mais, à mon grand étonnement, il ne me répondit pas. J'insistai ; même silence. J'interrogeai le gouverneur ; celui-ci balbutia quelques paroles sans suite.
« Pendant ce temps, le médecin français disait tout bas et vivement au général Manscourt :
« - Il m'est défendu, sous peine de mort, de parler au prisonnier !
« Carlin expliqua alors à ses confrères la cause et les développements de ma maladie, ainsi que le traitement qu'il avait jugé à propos de me faire suivre ; puis, après une légère discussion dans laquelle intervint à peine le médecin français, tant à cause de son ignorance de la langue italienne que de l'intimidation, suite naturelle des menaces du gouverneur, il fut convenu que je suivrais le traitement primitif, auquel on ajouterait seulement des pilules et des vésicatoires sur les bras, sur le cou et derrière les deux oreilles.
« Je me soumis à ce traitement ; mais, au bout d'un mois, il avait fait sur moi de tels ravages, que je fus obligé de l'abandonner. Pendant ce mois, j'avais été atteint d'une insomnie continuelle. J'étais empoisonné une seconde fois.
« J'appelai le médecin : je lui exposai tous les symptômes ; je les lui rendis si visibles, si patents, que le gouverneur, présent à l'entretien n'osait me regarder et détournait la tête. Mais l'imperturbable Carlin tint bon, affirma que le traitement seul qu'il me faisait suivre pouvait me sauver, et, mes trente pilules étant épuisées, il m'en ordonna de nouvelles.
« Alors je fis semblant de me rendre, je promis de me conformer à l'ordonnance, et, le lendemain, je reçus dix nouvelles pilules que je garde soigneusement pour les soumettre à l'analyse.
« Celles-là, sans doute, devaient opérer plus activement que les autres ; car, en me quittant, il m'annonça qu'il partait pour la campagne, et me dit adieu, sous prétexte que, selon toute probabilité, j'aurais quitté moi-même Tarente à son retour.
« Huit jours après, quoique j'eusse complètement abandonné ce traitement fatal, je me sentis tout à coup frappé comme d'un coup de foudre, et je tombai sans connaissance au milieu de ma chambre.
« Je venais d'être atteint d'une violente attaque d'apoplexie.
« Le général Manscourt fit à l'instant même prévenir le gouverneur de l'accident qui venait de m'arriver, en réclamant le secours du chirurgien du château ; mais le gouverneur, sans daigner se déranger de son repas, répondit tranquillement que le chirurgien était à la campagne, et qu'à son retour on me l'enverrait.
« J'attendis ainsi près de quatre heures.
« Pendant ce temps, la nature, abandonnée à elle-même, avait lutté, et j'avais repris quelque connaissance. Il est vrai que c'était juste ce qu'il en fallait pour sentir que je m'en allais mourant.
« En conséquence, rassemblant le peu de forces qui me restaient, j'ordonnai à une vieille femme qui faisait nos provisions d'aller dire au gouverneur que je savais parfaitement que le chirurgien n'était pas à la campagne, et que, s'il n'était pas près de moi dans dix minutes je le prévenais que je me traînerais jusqu'à la fenêtre et crierais à toute la ville que j'étais empoisonné ; ce qui n'étonnerait personne sans doute, mais ce qui du moins mettrait au grand jour son infamie.
« Cette menace eut son effet : cinq minutes après, ma porte s'ouvrit et ce chirurgien, qui ne pouvait venir parce qu'il était à la campagne, entra.
« J'avais eu recours à mon Tissot, et j'avais vu que, pour le cas où je me trouvais, une abondante émission de sang était le seul remède. J'ordonnai donc impérieusement au médecin de me saigner.
« Mais, comme s'il ne devait obéir qu'à des ordres supérieurs, il se retourna vers le commandant du château, comme pour lui en demander la permission. Sans doute il l'obtint, car il tira de sa poche un instrument de chirurgie ; seulement au lieu que cet instrument fût une lancette, c'était une flamme à saigner les chevaux.
« Je haussai les épaules.
« - Pourquoi pas un poignard tout de suite ? lui dis-je. Ce serait plus tôt fait.
« Et j'étendis mon bras.
« Mais sans doute la première incision n'était pas suffisante, car ce ne fut qu'à la troisième ouverture que ce misérable me fit dans le bras, qu'il atteignit enfin la veine et que le sang vint.
« Cette première attaque d'apoplexie fut, trois jours après, suivie d'une seconde pour laquelle le même chirurgien, appelé de nouveau, me fit, avec le même instrument, une seconde saignée. Seulement celle-là, il jugea à propos de me la faire au pied, et si maladroitement ou si adroitement car on craignait toujours que, grâce au secours des patriotes, nous ne nous évadassions, qu'un nerf fut attaqué et que, pendant plus de trois mois, ma jambe enflait démesurément au bout de dix pas que je faisais.
« Cependant, comme le craignait le gouverneur, le bruit de ces infâmes traitements s'était répandu dans la ville. Un jour, une pierre tomba dans ma chambre, enveloppée d'un morceau de papier. Sur ce papier étaient écrits ces mots :
« "On veut vous empoisonner, mais vous avez dû recevoir un livre dans lequel nous avons souligné le mot poison. Si vous avez besoin de quelque remède que vous ne puissiez pas vous procurer dans votre prison, laissez pendre une ficelle à votre fenêtre, et, au bout de la ficelle, on accrochera ce que vous demanderez."
« Entre le papier et la pierre était roulée une longue ficelle armée d'un hameçon.
« Dès la nuit suivante, je laissai pendre la ficelle en demandant du kina pour me traiter, et du chocolat pour me nourrir.
« Dès la nuit suivante, j'eus ma provision faite de l'un et de l'autre.
« Grâce à ce traitement et à cette nourriture, le mal cessa de faire des progrès, et les attaques d'apoplexie disparurent ; seulement, je restai estropié de la jambe droite, sourd de l'oreille droite, paralysé de la joue gauche et ayant l'oeil droit presque perdu.
« En outre, j'étais en proie à de violents maux de tête et à de continuels bourdonnements.
« J'assistais enfin sur moi-même à cet étrange spectacle d'une nature vigoureuse pliant sous la lutte d'une destruction obstinée.
« Il y avait près de quinze mois que nous étions prisonniers à Tarente, et notre importance faisait qu'on s'occupait de nous dans la ville. On en arriva à reculer devant le scandale de notre mort. Toutes ces tentatives d'empoisonnement ne s'étaient pas faites sans transpirer dans la ville ; les patriotes parlaient tout haut des infâmes traitements auxquels j'étais en butte. Il fut donc décidé, entre le marquis de la Squiave et les agents du roi de Naples à Tarente, de nous transférer au château maritime de Brindisi. Cette singulière disposition nous fut cachée avec soin ; mais, si secrète qu'elle eût été tenue, les patriotes en avaient été avertis, et trois ou quatre d'entre eux, en passant devant nos fenêtres, nous faisaient comprendre, par leurs gestes, que nous devions être transférés dans une autre prison, et que, sur la route, nous serions assassinés.
« J'appelai Manscourt, pour lui faire part de la nouvelle qui nous était transmise ; mais nous crûmes à un faux bruit, et nous ne nous inquiétâmes point autrement de cet avis.
« Le même soir, vers onze heures, nous étions couchés, quand tout à coup ma porte s'ouvrit à grand fracas, et le marquis de la Squiave, avec une cinquantaine de sbires, entra et nous intima l'ordre de partir sur-le-champ pour Brindisi. Alors cet avertissement qui m'avait été donné dans la journée me revint à l'esprit ; et, pensant que, puisque la première partie de cet avertissement qui concernait la translation était vraie, la seconde, qui concernait l'assassinat, devait être aussi vraie que la première, je trouvai que tout autant valait mourir tout de suite ; que, d'ailleurs, mourir en résistant, mourir dans une lutte, mourir dans un combat, était préférable à mourir lentement, heure par heure, minute par minute. Je déclarai donc que je ne bougerais pas, qu'on m'enlèverait par force, mais que je me défendrais jusqu'à la dernière extrémité.
« A cette réponse, le marquis tira son sabre et s'avança vers moi.
« J'avais au chevet de mon lit une canne, avec un lourd pommeau d'or massif, qu'on m'avait sans doute laissée parce qu'on prenait ce pommeau pour du cuivre. Je saisis ma canne, et, sautant à bas de mon lit, je tombai sur le marquis et sur toute cette canaille d'une si rude façon, que le marquis lâcha son sabre et s'enfuit, et que tous ces misérables coquins, jetant couteaux et poignards, le suivirent en poussant de grands cris, et cela, si vivement, qu'en moins de dix secondes ma chambre fut complètement évacuée.
« Je ne sais, du reste, comment eût tourné pour nous cet acte de rébellion, si l'armistice conclu à Foligno n'était venu mettre un terme à ce long supplice, auquel nous devions nécessairement finir par succomber. Mais, comme le gouvernement napolitain devait être infâme pour nous jusqu'au dernier moment, on se garda bien de nous annoncer la fin de notre captivité. Tout au contraire, avec des menaces nouvelles avec un appareil formidable, et comme si on nous réunissait là pour nous y faire périr tous ensemble, on nous transféra à Brindisi tous tant que nous étions de Français à Tarente et dans ses environs.
« Ce fut seulement au moment d'être embarqués que nous sûmes l'armistice conclu et le cartel d'échange arrêté. Nous étions libres.
« Seulement, notre liberté, selon toute probabilité, ne serait pas de longue durée.
« On nous embarquait à Brindisi pour Ancône, et, cela, sur une mer couverte de voiles ennemies. L'Angleterre allait donc, selon toute probabilité, hériter de nous, et nous ne faisions que changer notre ancienne captivité contre une nouvelle.
« Je fis toutes ces observations au marquis de la Squiave, et protestai, en mon nom et au nom de mes compagnons, contre cet embarquement.
« Mes protestations furent inutiles : on nous entassa sur une felouque, et l'on fit voile pour Ancône.
« Il va sans dire qu'au moment de l'embarquement, je réclamai mes papiers, mes armes, mes chevaux, tous les objets qui m'avaient été volés enfin, et surtout mon sabre, auquel je tenais beaucoup, attendu qu'il m'avait été donné à Alexandrie par le général Bonaparte.
« A toutes ces réclamations, il me fut banalement répondu qu'on en référerait à Sa Majesté.
« J'ai su depuis qu'en effet cette réclamation avait été transmise au roi Ferdinand ; mais, comme il chassait tous les jours avec mes fusils et mes chevaux, comme il trouvait que les fusils partaient bien et que les chevaux étaient bons coureurs, fusils et chevaux, il garda tout.
« Nous arrivâmes à Ancône, ayant par miracle échappé aux Anglais et aux Barbaresques.
« A Ancône, nous trouvâmes le général Watrin, qui, nous voyant dénués de tout nous avions vendu, pour vivre, tout ce que nous possédions, nous offrir sa bourse.
« Cette bourse nous servit à nous vêtir d'abord et ensuite à donner cent piastres au capitaine napolitain qui nous avait transportés, et qui n'eut pas honte de venir nous réclamer cette somme pour sa buona mano.
« Tel est le récit exact de ces vingt mois de captivité, pendant lesquels on essaya sur moi trois tentatives d'empoisonnement et une d'assassinat.
« Au reste, quoique ma vie ne doive pas être longue maintenant, je remercie le Ciel de me l'avoir conservée jusqu'à cette heure, puisque, tout mourant que je suis, il me reste encore assez de force pour dénoncer au monde une série de traitements tels que les peuples les moins civilisés rougiraient de les faire souffrir à leurs plus cruels ennemis.

Fait au quartier général de l'armée d'observation du Midi, à Florence, le 15 germinal an IX de la République.
                    Alex. Dumas.

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