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Chapitre CXXXII


L'invasion des barbares. – Répétitions d'Hernani. – Mademoiselle Mars et l'hémistiche du lion. – La scène des portraits. – Hugo redemande le rôle de dona Sol à mademoiselle Mars. – Les complaisances de Michelot pour le public. – Le quatrain de l'armoire. – Joanny.

Cette fois, il n'y avait rien à craindre de la censure : ne fût-ce que par pudeur, elle n'eût point osé arrêter Hernani.
Je crois que j'ai dit la pudeur de la censure !
Ah ! ma foi, tant pis ! Puisque le mot est tombé sur le papier, qu'il y reste !
La pièce prenait naturellement la place de son aînée ; elle fut lue pour la forme, reçue avec des bravos, des acclamations, des cris – Hugo lit très bien, surtout ses propres ouvrages – distribuée et mise en répétition.
Je consigne ici qu'Hugo lit très bien, non pas que je pense que sa manière de lire ait pu influer sur le plus ou le moins d'enthousiasme de la réception, mais parce que, ne l'ayant jamais entendu à la tribune, je ne puis, d'après les opinions très variées que j'ai vu exprimer devant moi sur son talent d'orateur, me faire une idée de la façon dont il parle en public. Ce que je sais, c'est que ses discours lus m'ont toujours paru des chefs-d'oeuvre de langue et de logique.
Avec les répétitions commencèrent les déboires.
Il n'y avait, au Théâtre-Français, de sympathie réelle pour la littérature romantique que chez le vieux Joanny ; les autres – mademoiselle Mars la première, malgré le splendide succès qu'elle venait d'obtenir dans la duchesse de Guise – ne regardaient l'envahissement qui s'opérait que comme une espèce d'invasion de barbares à laquelle il fallait se soumettre en souriant.
Dans les caresses que nous faisait mademoiselle Mars, il y avait toujours les restrictions mentales de la femme violée.
Michelot, professeur au Conservatoire, homme du monde, homme poli, nous présentait une surface des plus gracieuses et des plus agréables.
Au fond, il nous abhorrait.
Quant à Firmin, qui nous fut si utile par son talent – talent réel, quoique rejetant au plus haut degré la forme, c'est-à-dire le côté plastique de l'art – il n'avait pas d'opinion littéraire ; il avait seulement une espèce d'instinct dramatique qui donnait, à défaut d'art, le mouvement et la vie à son jeu.
Il nous aimait donc assez, nous chez qui étaient ses qualités, à lui : la vie et le mouvement ; mais il craignait fort les autres, les vieux ; de sorte qu'il restait neutre dans toutes les querelles littéraires, et assistait rarement à une lecture, afin de ne pas être obligé de manifester son opinion. Ce n'était pas un obstacle, mais ce n'était pas non plus un soutien.
La pièce était distribuée – nous parlons des rôles principaux – entre les quatre artistes que nous venons de nommer, et qui étaient les premiers du Théâtre-Français.
Mademoiselle Mars jouait dona Sol ; Joanny, Ruy Gomez ; Michelot, Charles Quint, et Firmin, Hernani.
J'ai dit que notre littérature n'était pas sympathique à mademoiselle Mars ; mais je dois ajouter ou plutôt répéter une chose, c'est que, comme mademoiselle Mars, au théâtre, était le plus honnête homme du monde, une fois la première représentation engagée, une fois que le feu des applaudissements ou des sifflets avait salué le drapeau – fût-il étranger – sous lequel elle combattait, elle se serait fait tuer plutôt que de reculer d'un pas ; elle aurait subi le martyre plutôt que de renier, nous ne dirons pas sa foi – notre école n'était pas sa foi – mais son serment.
Seulement, pour en arriver là, il fallait passer par cinquante ou soixante répétitions, et ce qu'il y avait, pendant ces cinquante ou soixante répétitions, d'observations hasardées, de grimaces faites, de coups d'épingle donnés à l'auteur, c'était incalculable.
Il va sans dire que ces coups d'épingle pour le corps étaient bien souvent des coups de poignard pour le coeur.
J'ai raconté ce que j'avais souffert avec mademoiselle Mars pendant les répétitions d'Henri III ; les discussions, les querelles, les disputes même que j'avais avec elle ; les emportements auxquels, malgré mon obscurité, je n'avais pu, au risque de ce qui en deviendrait, m'empêcher de me laisser aller.
La même chose devait arriver et arriva à Hugo.
Mais Hugo et moi avons deux caractères absolument opposés ; lui est froid, calme, poli, sévère, plein de mémoire du bien et du mal ; moi, je suis en dehors, vif, débordant, railleur, oublieux du mal, quelquefois du bien.
Il en résultait, entre mademoiselle Mars et Hugo, des dialogues tout à fait différents des miens.
Notez qu'au théâtre, en général, le dialogue entre l'acteur et l'auteur a lieu par-dessus la rampe, c'est-à-dire de l'avant-scène à l'orchestre ; de sorte que pas un mot n'en est perdu pour les trente ou quarante artistes, musiciens, régisseurs, comparses, garçons de théâtre, allumeurs et pompiers assistant à la répétition.
Cet auditoire, comme on le comprend, toujours disposé à bien accueillir les épisodes destinés à le distraire de l'ennui du fait principal, la répétition, ne contribue pas peu à agacer les nerfs des interlocuteurs, et, par conséquent, à infiltrer une certaine aigreur dans les relations téléphoniques qui s'établissent de l'orchestre au théâtre.
Les choses se passaient à peu près ainsi :
Au milieu de la répétition, mademoiselle Mars s'arrêtait tout à coup.
- Pardon, mon ami, disait-elle à Firmin, à Michelot ou à Joanny, j'ai un mot à dire à l'auteur.
L'acteur auquel elle s'adressait faisait un signe d'assentiment, et demeurait muet et immobile à sa place.
Mademoiselle Mars s'avançait jusque sur la rampe, mettait la main sur ses yeux, et, quoiqu'elle sût très bien à quel endroit de l'orchestre se trouvait l'auteur, elle faisait semblant de le chercher.
C'était sa petite mise en scène, à elle.
- M. Hugo ? demandait-elle. M. Hugo est-il là ?
- Me voici, madame, répondait Hugo en se levant.
- Ah ! très bien ! merci... Dites-moi, monsieur Hugo...
- Madame ?
- J'ai à dire ce vers-là :

          Vous êtes mon lion superbe et généreux !

- Oui, madame ; Hernani vous dit :

          Hélas ! j'aime pourtant d'une amour bien profonde !
          Ne pleure pas... Mourons plutôt ! Que n'ai-je un monde,
          Je te le donnerais ! Je suis bien malheureux !

et vous lui répondez :

          Vous êtes mon lion superbe et généreux !

- Est-ce que vous aimez cela, monsieur Hugo ?
- Quoi ?
- Vous êtes mon lion !...
- Je l'ai écrit ainsi, madame ; donc, j'ai cru que c'était bien.
- Alors, vous y tenez, à votre lion ?
- J'y tiens et je n'y tiens pas, madame ; trouvez-moi quelque chose de mieux, et je mettrai cette autre chose à la place.
- Ce n'est pas à moi à trouver cela : je ne suis pas l'auteur, moi.
- Eh bien, alors, madame, puisqu'il en est ainsi, laissons tout uniment ce qui est écrit.
- C'est qu'en vérité, cela me semble si drôle d'appeler M. Firmin mon lion !
- Ah ! parce qu'en jouant le rôle de dona Sol, vous voulez rester mademoiselle Mars ; si vous étiez vraiment la pupille de Ruy Gomez de Sylva, c'est-à-dire une noble Castillane du XVIe siècle, vous ne verriez pas dans Hernani M. Firmin ; vous y verriez un de ces terribles chefs de bande qui faisaient trembler Charles Quint jusque dans sa capitale ; alors, vous comprendriez qu'une telle femme peut appeler un tel homme son lion, et cela vous semblerait moins drôle !
- C'est bien ! Puisque vous tenez à votre lion, n'en parlons plus. Je suis ici pour dire ce qui est écrit ; il y a dans le manuscrit : « Mon lion ! » je dirai : « Mon lion ! » moi... Mon Dieu ! cela m'est bien égal ! - Allons, Firmin !

          Vous êtes mon lion superbe et généreux !

Et la répétition continuait.
Seulement, le lendemain, arrivée au même endroit, mademoiselle Mars s'arrêtait comme la veille ; comme la veille, elle s'avançait sur la rampe ; comme la veille elle mettait la main sur ses yeux ; comme la veille, elle fait semblant de chercher l'auteur.
- M. Hugo ? disait-elle de sa voix sèche, de sa voix, à elle ; de la voix de mademoiselle Mars, et non pas de Célimène. - M. Hugo est-il là ?
- Me voici, madame, répondait Hugo avec sa même placidité.
- Ah ! tant mieux ! Je suis bien aise que vous soyez là.
- Madame, j'avais eu l'honneur de vous présenter mes hommages avant la répétition.
- C'est vrai... Eh bien, avez-vous réfléchi ?
- A quoi, madame ?
- A ce que je vous ai dit hier.
- Hier, vous m'avez fait l'honneur de me dire beaucoup de choses.
- Oui, vous avez raison... Mais je veux parler de ce fameux hémistiche.
- Lequel ?
- Eh ! mon Dieu, vous savez bien lequel !
- Je vous jure que non, madame ; vous me faites tant de bonnes et justes observations, que je confonds les unes avec les autres.
- Je parle de l'hémistiche du lion...
- Ah ! oui : Vous êtes mon lion ! Je me rappelle...
- Eh bien, avez-vous trouvé un autre hémistiche ?
- Je vous avoue que je n'en ai pas cherché.
- Vous ne trouvez donc pas cet hémistiche dangereux ?
- Qu'appelez-vous dangereux ?
- J'appelle dangereux ce qui peut être sifflé.
- Je n'ai jamais eu la prétention de ne pas être sifflé.
- Soit ; mais il faut être sifflé le moins possible.
- Vous croyez donc qu'on sifflera l'hémistiche du lion ?
- J'en suis sûre !
- Alors, madame, c'est que vous ne le direz pas avec votre talent habituel.
- Je le dirai de mon mieux... Cependant, je préférerais...
- Quoi ?
- Dire autre chose.
- Quoi ?
- Autre chose, enfin !
- Quoi ?
- Dire – et mademoiselle Mars avait l'air de chercher le mot, que, depuis trois jours, elle mâchait entre ses dents – dire, par exemple... heu... heu... heu...

          Vous êtes, monseigneur, superbe et généreux !

Est-ce que monseigneur ne fait pas le vers comme mon lion ?
- Si fait, madame. seulement, mon lion relève le vers, et monseigneur l'aplatit. J'aime mieux être sifflé pour un bon vers qu'applaudi pour un méchant.
- C'est bien, c'est bien !... Ne nous fâchons pas... On dira votre bon vers sans y rien changer ! - Allons, Firmin, mon ami, continuons...

          Vous êtes mon lion superbe et généreux !

Il est bien entendu que, le jour de la première représentation, mademoiselle Mars, au lieu de dire : « Vous êtes mon lion ! » dit : « Vous êtes, monseigneur ! »
Le vers ne fut ni applaudi ni sifflé : il n'en valait plus la peine. Un peu plus loin, Ruy Gomez, après avoir surpris Hernani et dona Sol dans les bras l'un de l'autre, fait à l'annonce de l'entrée du roi, cacher Hernani dans une chambre dont la porte est masquée par un tableau.
Alors, commence la fameuse scène connue sous le nom de scène des portraits, scène qui a soixante et seize vers, scène qui se passe entre don Carlos et Ruy Gomez, scène que dona Sol écoute muette et immobile comme une statue, scène à laquelle elle ne prend part qu'au moment où le roi veut faire arrêter le duc, et où, arrachant son voile et se jetant entre le duc et les gardes, elle s'écrie :

          Roi don Carlos, vous êtes
          Un mauvais roi !...

Ce long silence et cette longue immobilité avaient toujours choqué mademoiselle Mars. Le Théâtre-Français, habitué aux traditions de la comédie de Molière ou de la tragédie de Corneille, était on ne peut plus rebelle à la mise en scène du drame moderne, et, en général, ne comprenait ni l'ardeur du mouvement ni la poésie de l'immobilité.
Il en résultait que la pauvre dona Sol ne savait que faire de sa personne pendant ces soixante et seize vers.
Un jour, elle résolut de s'en expliquer avec l'auteur.
Vous connaissez sa façon d'interrompre la répétition, et sa manière de s'avancer sur les quinquets.
L'auteur est debout à l'orchestre ; mademoiselle Mars debout à la rampe.
- Vous êtes là, monsieur Hugo ?
- Oui, madame.
- Ah ! bien !... Rendez-moi donc un service.
- Avec grand plaisir... Lequel ?
- Celui de me dire ce que je fais là, moi.
- Où cela ?
- Mais sur le théâtre, pendant que M. Michelot et M. Joanny causent ensemble.
- Vous écoutez, madame.
- Ah ! j'écoute... Je comprends ; seulement, je trouve que j'écoute un peu longtemps.
- Vous savez que la scène était beaucoup plus longue, et que je l'ai déjà raccourcie d'une vingtaine de vers ?
- Eh bien, mais ne pourriez-vous pas la raccourcir encore de vingt autres ?...
- Impossible, madame !
- Ou, tout au moins, faire que j'y prenne part d'une façon quelconque ?
- Mais vous y prenez part naturellement, par votre présence même. Il s'agit de l'homme que vous aimez ; on débat sa vie ou sa mort ; il me semble que la situation est assez forte pour que vous en attendiez impatiemment mais silencieusement la fin.
- C'est égal... c'est long !
- Je ne trouve pas, madame.
- Bon ! n'en parlons plus... Mais, certainement, le public se demandera : « Que fait donc là mademoiselle Mars, la main sur sa poitrine ? Ce n'était pas la peine de lui donner un rôle pour la faire tenir debout, un voile sur les yeux, et sans parler, pendant toute une moitié d'acte ! »
- Le public se dira que, sous la main, non pas de mademoiselle Mars, mais de dona Sol, son coeur bat ; que, sous le voile, non pas de mademoiselle Mars, mais de dona Sol, son visage rougit d'espérance ou pâlit de terreur ; que, pendant le silence, non pas de mademoiselle Mars, mais de dona Sol, l'amante d'Hernani amasse dans son coeur l'orage qui éclate par ces mots, médiocrement respectueux d'une sujette à son seigneur :

          Roi don Carlos, vous êtes
          Un mauvais roi !...

et, croyez-moi, madame, cela suffira au public.
- C'est votre idée, soit ! Au fait, je suis bien bonne de me tourmenter ainsi : si l'on siffle pendant la scène, ce ne sera pas moi qu'on sifflera, puisque je ne dis pas un mot. Voyons, Michelot ; voyons, Joanny, continuons.

          Roi don Carlos, vous êtes
          Un mauvais roi !...

Là, vous êtes content, n'est-ce pas, monsieur Hugo ?
- Très content, madame.
Et, avec son imperturbable sérénité, Hugo saluait et s'asseyait.
Le lendemain, mademoiselle Mars arrêtait la répétition au même endroit, s'avançait sur la rampe, mettait sa main sur ses yeux, et, de la même voix que la veille :
- M. Hugo est-il là ? demandait-elle.
- Me voici, madame.
- Eh bien, avez-vous trouvé à me faire dire quelque chose ?
- Où cela ?
- Mais vous le savez bien... dans la fameuse scène où ces messieurs disent cent cinquante vers, tandis que je les regarde et que je me tais... Je sais qu'ils sont charmants à regarder ; mais cent cinquante vers, c'est long !
- D'abord, madame, la scène n'a pas cent cinquante vers ; elle n'en a que soixante et seize, je les ai comptés ; puis je ne vous ai pas promis de vous faire dire quelque chose, puisque, au contraire, j'ai essayé de vous prouver que votre silence et votre immobilité, dont vous sortez par un éclat terrible, étaient une des beautés de cette scène.
- Des beautés ! des beautés !... J'ai bien peur que le public ne soit pas de votre avis.
- Nous verrons.
- Oui, mais il sera un peu tard quand vous verrez... Ainsi, vous tenez bien décidément à ce que je ne dise pas un mot de toute la scène ?
- J'y tiens.
- 0a m'est égal ; j'irai au fond, et je laisserai ces messieurs causer de leurs affaires sur le devant de la scène.
- Vous irez au fond si vous voulez, madame, seulement, comme ces affaires dont ils parlent sont autant les vôtres que les leurs, vous ferez un contresens... Quand il vous plaira, madame, on continuera la répétition.
Et la répétition continuait.
Mais, chaque jour, il y avait quelque interruption dans le genre de celles que nous venons de signaler. Cela agaçait fort Hugo, qui, encore à son début dramatique, avait cru que le plus difficile était de créer la pièce, et le plus ennuyeux, de la faire, et qui s'apercevait que tout cela était ineffable jouissance comparé aux répétitions.
Enfin, un jour, la patience lui manqua.
La répétition finie, il monta sur le théâtre, et, s'approchant de mademoiselle Mars :
- Madame, dit-il, je voudrais bien avoir l'honneur de vous dire deux mots.
- A moi ? répondit mademoiselle Mars, étonnée de la solennité du début.
- A vous.
- Et où cela ?
- Où vous voudrez.
- Venez, alors.
Et mademoiselle Mars, marchant la première, conduisit Hugo dans ce qu'on appelait, alors, le petit foyer, situé, à ce que je crois, à l'endroit où est aujourd'hui le salon de la loge du directeur.
Louise Despréaux y était assise seule dans un coin.
Louise Despréaux, comme nous l'avons dit, était une des antipathies de mademoiselle Mars, qui protégeait madame Menjaud. J'ai raconté en son lieu la scène que j'avais eue avec mademoiselle Mars, à propos de Louise Despréaux, lors de la distribution du rôle du page de la duchesse de Guise.
En voyant entrer mademoiselle Mars et Hugo, elle se leva et sortit discrètement – il est vrai que je soupçonne fort la curieuse de dix-sept ans d'avoir collé, du côté de l'oreille, son visage blond et rose à la porte.
Mademoiselle Mars s'arrêta, posant sur la cheminée la main dont elle tenait son rôle.
- Eh bien, demanda-t-elle, que vouliez-vous me dire ?
- Je voulais vous dire, madame, que je viens de prendre une résolution.
- Quelle résolution, monsieur ?
- Celle de vous redemander votre rôle.
- Mon rôle !... Lequel ?
- Celui que vous m'aviez fait l'honneur de réclamer dans mon drame.
- Comment, le rôle de dona Sol, s'écria mademoiselle Mars tout étourdie, ce rôle-là ?
Et elle montrait le rouleau de papier qu'elle tenait à la main, fronçant son sourcil noir sur un oeil qui prenait, à certains moments, une incroyable expression de dureté.
Hugo s'inclina.
- Oui dit-il, le rôle de dona Sol, celui que vous tenez à la main.
- Ah ! par exemple, dit mademoiselle Mars en frappant le marbre de la cheminée avec le rôle, et le parquet avec son pied, voilà la première fois que cela m'arrive, qu'un auteur me redemande son rôle !
- Eh bien, madame, je crois qu'il est bon que l'exemple soit donné, et je le donne.
- Mais, enfin, pourquoi me le reprenez-vous ?
- Parce que je crois m'apercevoir d'une chose, madame : c'est que, quand vous me faites l'honneur de m'adresser la parole, vous paraissez ignorer complètement à qui vous parlez.
- Comment cela, monsieur ?
- Oui, vous êtes une femme d'un grand talent, je sais cela... mais il y a une chose dont, je le répète, vous semblez ne pas vous douter, et que, dans ce cas, je dois vous apprendre : c'est que, moi aussi, madame, je suis un homme d'un grand talent : tenez-vous le donc pour dit, je vous prie, et traitez-moi en conséquence.
- Vous croyez donc que je le jouerai mal, votre rôle ?
- Je sais que vous le jouerez admirablement bien, madame ; mais je sais aussi que, depuis le commencement des répétitions, vous êtes fort impolie envers moi ; ce qui est indigne, à la fois et de mademoiselle Mars et de M. Victor Hugo.
- Oh ! murmura mademoiselle Mars en mordant ses lèvres pâles, vous mériteriez bien que je vous le rendisse, votre rôle !
Hugo tendit la main.
- Je suis prêt à le recevoir, madame, dit-il.
- Et, si je ne le joue pas, qui le jouera ?
- Oh ! mon Dieu ! madame, la première personne venue... Tenez, par exemple, mademoiselle Despréaux. Elle n'aura pas votre talent, sans doute ; mais elle est jeune, elle est jolie ; sur trois conditions que le rôle exige, elle en réunit deux ; puis, en outre, elle aura pour moi ce que je vous reproche, à vous, de ne pas avoir, c'est-à-dire la considération que je mérite.
Et Hugo restait le bras tendu et la main ouverte, attendant que mademoiselle Mars lui rendît le rôle.
- Mademoiselle Despréaux ! mademoiselle Despréaux ! murmura mademoiselle Mars ; ah ! par exemple ! la plaisanterie est bonne !... Vous lui faites votre cour, à ce qu'il paraît, à mademoiselle Despréaux ?
- Moi ? Je ne lui ai jamais parlé de ma vie !
- De sorte que vous me redemandez positivement, officiellement, votre rôle ?
- Officiellement, positivement, je vous redemande mon rôle.
- Eh bien, moi, je le garde, votre rôle. Je le jouerai, et comme personne ne vous le jouerait à Paris, je vous en réponds !
- Soit, gardez le rôle ; mais n'oubliez pas ce que je vous ai dit à l'endroit des égards que se doivent entre eux des gens de notre mérite.
Et Hugo salua mademoiselle Mars, la laissant tout ébouriffée de cette haute dignité à laquelle ne l'avaient point habituée les auteurs de l'Empire, à genoux devant son talent, et surtout arrêtés par cette certitude que leurs pièces ne feraient pas un sou sans elle.
A partir de ce jour, mademoiselle Mars fut froide mais polie envers Hugo, et, comme elle l'avait promis, le soir de la première représentation venu, elle joua admirablement le rôle.
Michelot, tout au contraire de mademoiselle Mars, était poli, presque louangeur ; mais, comme, dans le fond de l'âme, il nous détestait, à l'heure de la lutte, au lieu de combattre loyalement et vaillamment, ainsi que faisait mademoiselle Mars, il passait sournoisement à l'ennemi indiquant d'un coup d'oeil aux tirailleurs du parterre l'endroit faible, le moment opportun.
Beaucoup de vers furent pris dans le rôle de Michelot, qu'un acteur moins complaisant pour le public n'eût pas laissé prendre. – Au reste avant la représentation, nous avions fait une rude guerre aux choses hasardées qui se trouvaient dans le rôle de don Carlos ! Je me rappelle, entre autres, avoir, tout en le regrettant fort, fait couper à Hugo un quatrain auquel Michelot paraissait tenir beaucoup ; je me suis expliqué pourquoi, depuis.
Ces quatre vers appartenaient à ce charmant grotesque qui est propre à Hugo, et qui n'est à personne que lui.
Au moment où Ruy Gomez de Sylva rentre chez sa nièce et est sur le point d'y surprendre don Carlos et Hernani, ce dernier, qui craint pour la réputation de dona Sol, veut faire cacher le roi et se cacher lui-même dans l'armoire fort étroite d'où don Carlos vient de sortir, et où il était déjà très mal étant tout seul ; mais le roi se révolte contre la proposition. Est-ce donc, dit-il,

          Est-ce donc une gaine à mettre des chrétiens ?
          Nous nous pressons un peu ; vous y tenez, j'y tiens.
          Le duc entre et s'en vient vers l'armoire où nous sommes,
          Pour y prendre un cigare... Il y trouve deux hommes !

Ces vers, qui, pour faire leur effet comique, devaient être jetés avec la gaieté et la désinvolture d'un roi de dix-neuf ans en bonne fortune – notez que Charles Quint n'a que dix-neuf ans lorsqu'il est nommé empereur d'Allemagne – ces vers étaient déclamés du même ton que Mahomet disant :

          Si j'avais à répondre à d'autres que ­opyre,
          Je ne ferais parler que le Dieu qui m'inspire ;
          Le glaive et l'Alcoran, dans mes terribles mains,
          Imposeraient silence au reste des humains !

C'était parfaitement insensé ; aussi, sur mes instances, et malgré les réclamations de Michelot, qui espérait bien à part lui que ces quatre vers produiraient leur effet, la coupure fut-elle décidée et impitoyablement maintenue.
J'ai dit qu'il n'en était pas de même de Joanny ; Joanny était un vieux soldat plein d'honneur et de franchise qui arrivait à la quatrième répétition sans manuscrit, et sachant déjà imperturbablement son rôle ; de sorte que, s'il y avait réellement quelque reproche à lui faire, c'était celui d'être blasé par trente ou quarante répétitions générales, quand venait le jour de la première représentation.
Cette première représentation était pour le parti une affaire importante. J'avais gagné le Valmy de la révolution littéraire ; il s'agissait pour Hugo d'en gagner le Jemmapes, et, alors, l'école nouvelle était lancée sur la voie des victoires.
Aussi, quand viendra cette première représentation d'Hernani, lui accorderons-nous toute l'attention qu'elle mérite.
Mais, pour le moment, force nous est, esclave que nous sommes de la chronologie, de passer de Victor Hugo à de Vigny, d'Hernani à Othello.

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