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Chapitre CXXX


Léopoldine. – Les opinions du fils de la Vendéenne. – Le conspirateur Delon. – Hugo lui offre un asile. – Louis XVIII fait une pension de douze cents francs à l'auteur des Odes et Ballades. – Le poète chez le directeur général des postes. – Comment il apprend l'existence du cabinet noir. – Il est nommé chevalier de la Légion d'honneur. – Beauchesne. – Bug-Jargal. – La soirée de l'ambassadeur d'Autriche. – Ode à la Colonne. – Cromwell. – Comment fut faite Marion Delorme.

En 1824, naquit, en même temps qu'un nouveau volume d'odes, cette charmante petite Léopoldine que nous avons vue disparaître si tristement en face du château de Villequier, noyée avec son mari, dans un beau jour, par un caprice du vent ; cruelle épreuve du destin peut-être, qui tenait à connaître la trempe de ce coeur de père, dont il savait avoir besoin au jour des tempêtes civiles qui se préparaient.
Toutes ces odes portaient l'empreinte de l'opinion royaliste.
C'est que le jeune homme, à peine sorti de l'enfance, était le fils de sa mère vendéenne, de cette sainte femme qui, dans la guerre civile de 1793, avait sauvé dix-neuf prêtres.
Les amis du général Hugo, qui, sans faire d'opposition ouverte, appartenait à ce qu'on appelait, à cette époque, l'opinion libérale, s'inquiétaient parfois de ces tendances ultra-monarchiques ; mais le général secouait la tête et leur répondait en souriant :
- Laissons faire le temps ; l'enfant a les opinions de sa mère ; l'homme aura les opinions de son père.
Veut-on voir comment le poète raconte lui-même cette promesse faite par son père, non seulement à un ami, mais à la France, mais à l'avenir, mais au monde :

« Décembre 1820.
Le tout jeune homme qui s'éveille de nos jours aux idées politiques est dans une perplexité étrange : en général, nos pères sont bonapartistes, et nos mères sont royalistes.
Nos pères ne voient dans Napoléon que l'homme qui leur donnait des épaulettes ; nos mères ne voient dans Bonaparte que l'homme qui leur prenait leurs fils.
Pour nos pères, la Révolution, c'est la plus grande chose qu'ait pu faire le génie d'une assemblée ; l'Empire, c'est la plus grande chose qu'ait pu faire le génie d'un homme.
Pour nos mères, la Révolution, c'est une guillotine ; l'Empire, c'est un sabre.
Nous autres enfants nés sous le Consulat, nous avons tous grandi sur les genoux de nos mères – nos pères étaient au camp – ; et bien souvent, privées, par la fantaisie conquérante d'un homme, de leur mari, de leur frère, elles ont fixé sur nous, frais écoliers de huit ou dix ans, leurs doux yeux maternels remplis de larmes, en songeant que nous aurions dix-huit ans en 1820, et qu'en 1825, nous serions colonels ou morts.
L'acclamation qui a salué Louis XVIII en 1814, ç'a été le cri de joie des mères.
En général, il est peu d'adolescents de notre génération qui n'aient sucé, avec le lait de leur mère, la haine des deux époques violentes qui ont précédé la Restauration. Le croque-mitaine des enfants de 1803, c'était Robespierre ; le croque-mitaine des enfants de 1815, c'était Bonaparte.
Dernièrement, je venais de soutenir ardemment, en présence de mon père, mes opinions vendéennes. Mon père m'a écouté parler en silence, puis il s'est tourné vers le général L..., qui était là, et il lui a dit :
- Laissons faire le temps ; l'enfant est de l'opinion de sa mère : l'homme sera de l'opinion de son père.
Cette prédiction m'a rendu tout pensif.
Quoi qu'il arrive, et en admettant même jusqu'à un certain point que l'expérience puisse modifier l'impression que nous fait le premier aspect des choses à notre entrée dans la vie, l'honnête homme est sur de ne pas errer en soumettant toutes ces modifications à la sévère critique de sa conscience. Une bonne conscience qui veille dans son esprit le sauve de toutes les mauvaises directions où l'honnêteté peut se perdre. Au Moyen Age, on croyait que tout liquide où un saphir avait séjourné était un préservatif contre la peste, le charbon, la lèpre, et toutes ses espèces, dit Jean-Baptiste de Rocoles.
Ce saphir, c'est la conscience. »

Ces quelques lignes sont l'explication complète de la conduite politique de Victor aux différentes époques de sa vie.
Cependant, cette opinion royaliste qui se manifestait par de si beaux vers, aux yeux de ceux-là pour qui elle était un péché, se faisait absoudre par de bonnes actions.
Citons un fait qui, d'ailleurs, se reflétera d'une façon originale dans la vie du poète.
En 1822, la conspiration de Berton éclate ; tous les yeux se tournent du côté de Saumur.
Au nombre des conjurés était – outre Berton, qui est mort si bravement ; outre Cafe, qui s'ouvrit les veines, comme un héros antique, avec un morceau de vitre brisée – un jeune homme nommé Delon.
Ce jeune homme, que j'avais entrevu chez M. Deviolaine, avec lequel sa famille était liée, avait plus d'une fois porté le petit Victor sur son épaule, ou fait sauter le futur poète sur ses genoux.
C'était le fils d'un ancien officier qui avait servi sous les ordres du général Hugo.
Dans le fameux procès des chauffeurs, cet officier avait été capitaine rapporteur ; dans le procès non moins fameux de Malet, il avait été chef de bataillon rapporteur ; et, dans l'un et l'autre procès, sans faire de distinction entre les coupables, il avait réclamé la peine de mort.
Le général la Horie, ce parrain de Victor dont nous avons parlé, avait donc été fusillé sur le rapport de Delon.
Chose étrange, c'était le fils de cet homme qui avait réclamé la mort contre les autres pour cause de conspiration, que la mort poursuivait pour la même cause !
Depuis le jour où le chef de bataillon Delon, au lieu de se récuser, avait porté la parole contre le général la Horie, il y avait eu rupture entière entre la famille Hugo et la famille Delon.
Mais, s'il y avait eu rupture entre les coeurs des pères, il n'y avait pas eu rupture entre les coeurs des enfants.
Victor demeurait, alors, rue de Mézières, n° 10.
Il lut, un matin, dans le journal, cette terrible histoire de la conspiration de Saumur.
Tous les complices étaient arrêtés ou à peu près, à l'exception de Delon, qui était en fuite.
Aussitôt, ses souvenirs d'enfant, si puissants, si indestructibles, reviennent à la pensée du poète ; il prend plume, papier et encre, et, oubliant la haine de la famille et la différence d'opinion, il écrit à madame Delon, à Saint-Denis :

« Madame,
J'apprends que votre fils est proscrit et fugitif ; nos opinions sont opposées, mais c'est une raison de plus pour qu'on ne vienne pas le chercher chez moi.
Je l'attends ; à quelque heure du jour ou de la nuit qu'il arrive, il sera le bienvenu, certain que je suis qu'aucun refuge ne peut être plus sûr pour lui que cette part de ma chambre que je lui offre.
J'habite dans une maison sans portier, rue de Mézières, n° 10, au cinquième. Je veillerai à ce que, nuit et jour, la porte reste ouverte.
Veuillez agréer, madame, l'hommage de mes sentiments les plus respectueux. »

                    Victor Hugo.

Cette lettre écrite, naïf comme un enfant qu'il était, le poète la mit à la poste.
A la poste ! Une lettre adressée à la mère d'un homme que toute la police pourchassait !
Puis, la lettre mise à la poste, à chaque crépuscule tombant, Victor sortait explorant les environs, et croyant voir Delon dans chaque homme rasant les murs.
Delon ne vint pas.
Mais ce qui vint, à son grand étonnement, sans qu'il eût fait aucune démarche pour cela, ce fut une pension de douze cents livres, dont l'auteur des Odes et Ballades reçut un matin, dans sa petite chambre de la rue de Mézières, le brevet signé de Louis XVIII.
Le brevet ne pouvait arriver mieux, le poète venait de se marier.
Le 13 avril 1825, Hugo se présente à l'hôtel des postes, pour retenir les trois places de la malle pour lui, sa femme et une servante. Il allait à Blois.
Son désir était que ces trois places fussent assurées d'avance.
Malheureusement, c'était chose difficile : la malle allait jusqu'à Bordeaux ; assurer des places jusqu'à Blois, c'était risquer que la malle fût vide de Blois à Bordeaux.
Cependant, cette faveur que sollicitait Victor, un homme pouvait l'accorder, c'était M. Roger, le directeur des postes.
M. Roger était presque un homme de lettres ; M. Roger était de l'Académie ; il était possible qu'il fît pour Victor Hugo ce que Victor Hugo désirait.
Victor se décida à monter chez M. le directeur général des postes.
L'huissier annonça le poète.
Au nom de Victor Hugo, déjà fort célèbre à cette époque, surtout par l'ode qui avait paru sur la mort de Louis XVIII, ode que nous avons citée en partie, M. Roger se leva, et vint au poète avec toute sorte de démonstrations d'amitié.
Il va sans dire que sa demande relativement à la propriété exclusive de la malle-poste jusqu'à Blois lui était accordée d'avance.
Mais M. Roger, ayant cette bonne fortune de tenir le poète, ne voulut point le lâcher ainsi. Il le fit asseoir, et l'on causa.
- Pardieu ! dit M. Roger faisant surgir cette exclamation au milieu de la causerie, savez-vous d'où vous vient votre pension de douze cents livres, mon cher poète ?
- Mais, répondit Victor en souriant, elle me vient probablement en rémunération du peu que j'ai écrit.
- Ah bien, oui ! reprit le directeur des postes ; voulez-vous que je vous dise, moi, d'où elle vous vient ?
- Mais oui, vous me ferez plaisir, je l'avoue.
- Vous rappelez-vous la conspiration de Saumur ?
- Sans doute.
- Vous rappelez-vous un jeune homme nommé Delon, qui fut compromis dans cette conspiration ?
- Parfaitement.
- Vous rappelez-vous lui avoir écrit, ou plutôt avoir écrit à sa mère une lettre dans laquelle vous offriez au proscrit la moitié de la chambre que vous occupiez, rue de Mézières, n° 10 ?
Cette fois, Victor ne répondit point ; il regarda le directeur des postes avec des yeux presque éblouis, non point de la splendeur de ce bon M. Roger, mais de sa pénétration.
Il avait écrit cette lettre seul, entre ses quatre murs ; il n'en avait parlé à personne, et son bonnet de nuit lui-même – ce confident que Louis XI conseillait de brûler dès qu'on lui avait confié quelque chose – son bonnet de nuit lui-même n'en savait rien, vu qu'il ne portait pas de bonnet de nuit.
- Eh bien, continua le directeur des postes, cette lettre fut mise sous les yeux du roi Louis XVIII, qui vous connaissait déjà comme poète. « Ah ! ah ! dit le roi, grand talent, bon coeur... Il faut récompenser ce jeune homme-là ! » Et il ordonna qu'une pension de douze cents francs vous fût accordée.
- Mais, enfin, balbutia Victor, comment cette lettre avait-elle été mise sous les yeux du roi Louis XVIII ?
Le directeur des postes poussa un éclat de rire homérique.
Si naïf que fût le poète, il finit, cependant, par comprendre.
- Mais, alors, s'écria-t-il, qu'est devenue cette lettre ?
- Comment ! mais elle a tout naturellement été remise à la poste.
- De sorte qu'elle est parvenue à son adresse ?
- Probablement.
- Mais, si Delon avait accepté mon offre, si Delon était venu chez moi, que fût-il arrivé, alors ?
- Il fût arrivé, mon cher poète, qu'il eût été arrêté, jugé et probablement exécuté.
- De sorte qu'on aurait pu croire que cette lettre, c'était un guet-apens ; de sorte que, s'il eût été arrêté, jugé, exécuté... cette pension que j'ai reçue, c'était le prix du sang ! oh !...
Victor jeta un cri d'effroi rétrospectif, prit sa tête dans ses mains, et se précipita dans l'antichambre, où M. Roger le suivit, toujours riant, lui faisant observer qu'il oubliait son chapeau, et lui criant :
- Rappelez-vous que la malle-poste est à vous tout entière pour après demain 15 avril.
Cette terreur rétrospective finit par se calmer : Delon était en sûreté, Delon était en Angleterre ; Hugo respira.
Seulement, il commença de croire à l'existence de ce fameux cabinet noir qu'il avait pris pour un fantôme, et se promit bien, lorsqu'il offrirait désormais sa chambre à un proscrit, de ne pas la lui offrir par la poste.
Le jour du départ pour Blois arrivé, il se rendit, avec madame Hugo et la femme de chambre, à l'hôtel des postes. Au moment où il montait en voiture, une ordonnance qui venait de le manquer chez lui arriva au grand galop, et lui remit un pli au cachet de la maison du roi.
C'était son brevet de chevalier de la Légion d'honneur, signé par le roi Charles X. – Hugo n'avait pas vingt-trois ans.
Il y a, je l'ai dit, un âge où ces sortes de choses causent une grande joie, surtout quand elles sont accordées d'une certaine façon.
Hugo et Lamartine avaient, d'abord, été confondus dans une promotion générale, dans ce qu'on appelle une fournée. Le roi Charles X raya leurs deux noms.
M. de La Rochefoucauld, qui patronnait la liste, et particulièrement les deux jeunes poètes, se hasarda à demander pourquoi Sa Majesté venait de rayer deux noms aussi illustres.
- C'est justement parce qu'ils sont illustres, monsieur, répondit Charles X, qu'ils ne doivent pas être confondus avec les autres noms. Vous me présenterez un rapport à part pour MM. Lamartine et Hugo.
Le brevet était accompagné d'une lettre officielle de M. le comte Sosthène de La Rochefoucauld, et d'une lettre amicale de son secrétaire, M. de Beauchesne.
M. de Beauchesne, ou plutôt Beauchesne, était la véritable lumière de M. de La Rochefoucauld dans tout ce qu'il faisait de bien, et, il faut le dire, ce directeur des beaux-arts tant raillé par les journaux de l'opposition du temps – je laisse à part la vie politique – a fait, en encouragements littéraires, d'excellentes choses.
Il est vrai, comme je l'ai dit, que, pour le guider dans cette voie, il avait Beauchesne.
Beauchesne était, à cette époque, un charmant garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, et est devenu, depuis, un charmant poète. Coeur loyal s'il en fut, il semblait avoir pris pour devise : Video nec invideo ; et, en effet, qu'aurait-il pu envier ? Tout ce qui était grand l'appelait frère, tout ce qui était bon l'appelait ami.
En franc et loyal Breton, la vraie monarchie tombée, Beauchesne resta fidèle à ses ruines. Je raconterai en son lieu comment nous manquâmes nous battre un jour pour cause politique, et je constaterai que jamais nous n'avions été meilleurs amis qu'à l'heure où nous mettions l'épée à la main.
Cher Beauchesne ! Il disparut tout à coup : je fus dix ans, quinze ans sans le revoir. Un matin, il entra chez moi, comme s'il en fût sorti la veille, et me sauta au cou.
Il arrivait avec une charmante chose, tragédie ou drame, je ne sais trop, une oeuvre de fantaisie tirée de nos anciens fabliaux – Les Epreuves de la belle Griseldis – qui, selon toute probabilité, sera lue, reçue, jouée et applaudie au Français.
Il avait un ravissant castel au bois de Boulogne ; il l'a vendu. Le lierre n'a pas le temps de pousser sur la maison des poètes.
Je me rappelle qu'à l'époque où il venait de faire bâtir la sienne, il m'envoya son album pour y mettre quelques vers. J'y écrivis ceux-ci :

          Beauchesne, vous avez une douce retraite ;
          Moi, je suis sans abri pour les jours de malheur !
          Que votre beau castel, pour reposer sa tête,
          Garde dans son grenier une place au poète,
          Qui vous garde en échange une place en son coeur.

Une seconde fois j'avais perdu de vue Beauchesne. Il m'arriva une de ces catastrophes qui me laissent indifférent, mais que beaucoup de gens regardent comme un grand malheur.
J'ouvre une lettre pleine de tendres protestations. Elle était de Beauchesne.
Je n'y ai pas répondu, alors : j'y réponds aujourd'hui.
Ce n'est point, au reste, la dernière fois que le nom de Beauchesne se trouvera sous ma plume. Ainsi, cher Beauchesne, je ne vous dis pas adieu ; je vous dis au revoir !...
Hugo recevait donc à la fois, avec son brevet de chevalier, et la lettre officielle de M. de La Rochefoucauld, et la lettre amicale de Beauchesne.
Il mit le tout sur son coeur, monta en voiture, et, dans le trajet de Paris à Blois, composa tout entière la ballade des Deux Archers.
En arrivant à Blois, il déposa, tout joyeux, son brevet entre les mains de son père.
Le vieux soldat détacha d'un de ses vieux habits qui avaient vu la poussière de tant de pays, un de ces vieux rubans qui avaient vu le feu de tant de batailles, et l'attacha à la boutonnière de la redingote de son fils.
Ce fut pendant ce séjour à Blois que le poète reçut la lettre close de Charles X qui l'invitait à assister au sacre.
Il partit pour Reims en compagnie de Nodier.
A Reims, il trouva Lamartine, avec lequel il acheva de faire connaissance.
Chacun d'eux paya son hospitalité au roi :
Lamartine par son Chant du sacre ; Hugo par son Ode à Charles X.
En 1826, Bug-Jargal parut. – De même que Christine avait été faite avant Henri III, Bug-Jargal avait été fait avant Han d'Islande. Je ne sais quelle cause opéra dans la publication une transposition chronologique.
En 1827, l'ambassadeur d'Autriche donne une grande soirée. A cette soirée, il invite tout ce qu'il y a d'illustre en France, et tout ce qu'il y a d'illustre en France, toujours fort avide de soirées, va à celle de l'ambassadeur d'Autriche.
Les maréchaux y allèrent comme les autres.
Seulement, à cette soirée, il arriva une singulière chose.
A la porte du salon était, comme d'habitude, un laquais chargé d'annoncer les personnages que l'on avait jugés dignes d'assister à la fête.
Le maréchal Soult se présente.
- Qui faut-il annoncer ? demande le laquais.
- Le duc de Dalmatie, répond le maréchal.
- M. le maréchal Soult ! annonce le laquais, qui avait reçu ses ordres.
Ce pouvait être une erreur. L'illustre épée, comme l'appela, depuis, Louis- Philippe, qui peut-être, pas plus que l'ambassadeur d'Autriche, ne se souciait de l'appeler le duc de Dalmatie, l'illustre épée n'y fit pas attention.
Le maréchal Mortier se présente le second.
- Qui faut-il annoncer ? demande le laquais.
- Le duc de Trévise.
- M. le maréchal Mortier ! annonce le laquais.
Les yeux des deux vieux compagnons de l'empereur se rencontrèrent ; leurs regards se croisèrent comme deux éclairs, s'interrogeant l'un l'autre ; mais ils ne surent que se répondre : il n'était pas bien clair encore que ce fût un parti pris.
Le maréchal Marmont se présente le troisième.
- Qui faut-il annoncer ? demande le laquais.
- Le duc de Raguse.
- M. le maréchal Marmont, annonce le laquais.
Cette fois, il n'y avait pas à s'y méprendre. Les deux premiers arrivés allèrent au troisième venu, et lui firent part de leur doute. Cependant, tous trois résolurent d'attendre encore.
Le duc de Reggio, le duc de Tarente et tous les autres ducs de création impériale vinrent les uns après les autres, et, quoique chacun d'eux eût donné son nom de duc, ils furent annoncés purement et simplement sous leur nom de famille.
L'insulte était claire, patente, publique, et, cependant ceux qui avaient été insultés se retirèrent silencieux, gardant l'insulte qui leur avait été faite.
Pas un d'eux n'eut l'idée de souffleter l'insulteur.
Qui demanda satisfaction ? Qui l'obtint pour eux ?
Le poète !
Trois jours après cette insulte faite à l'armée entière, dans la personne de ses chefs, l'Ode à la Colonne parut....
Pendant le cours de la même année 1827, Cromwell fut publié. On discuta peu sur le poème, beaucoup sur la préface, qui contenait toute une poétique nouvelle.
En 1828, vinrent Les Orientales et Le Dernier jour d'un condamné.
Enfin, le 10 février 1829, fut joué, comme je l'ai dit, Henri III.
La révolution poétique était à peu près faite par Hugo et par Lamartine ; mais la révolution dramatique était encore tout entière à faire.
Henri III venait franchement, hardiment, heureusement de commencer l'oeuvre.
Aussi, cette représentation, que j'ai racontée dans tous ses détails, fut-elle, non seulement une grande joie, mais encore un grand encouragement pour Hugo.
Nous nous revîmes après la représentation.
Il me tendit la main.
- Ah ! m'écriai-je, me voilà donc enfin des vôtres !
J'étais bien heureux de mon succès ; mais ce qui surtout me le rendait plus précieux, c'était le droit qu'il m'avait conquis de toucher toutes ces mains-là.
- Maintenant, me dit Hugo, à mon tour !
- Quand le jour sera venu, ne m'oubliez pas...
- Vous serez à la première lecture.
- C'est parole donnée ?
- C'est rendez-vous pris !
Et nous nous quittâmes.
En effet, dès le lendemain, Hugo choisit, parmi les différents sujets arrêtés d'avance dans son esprit, le drame de Marion Delorme.
Puis, comme nous faisons, nous autres créateurs, il la porta quelque temps dans son cerveau, ainsi que la mère porte l'enfant dans son sein.
Puis, enfin, il se dit un jour :
- Le 1er juin 1829, je commencerai mon drame.
Le 1er juin arrivé il le commença, en effet.
Le 19, il avait fait les trois premiers actes.
Le 20, au point du jour, comme le soleil se levait emplissant de rayons d'or le cadre de la fenêtre qui éclairait sa chambre de la rue Notre-Dame-des Champs, il fit le premier vers de son quatrième acte :

Le Duc de Bellegarde
          Condamné ?

Le Marquis de Nangis
          Condamné !

Le Duc de Bellegarde
          Bien !... mais le roi fait grâce ?...

Le lendemain, juste vingt-quatre heures après, et comme le soleil lui rendait sa visite accoutumée, il en écrivait le dernier vers :

          On peut bien, une fois, être roi par mégarde !

Pendant ces vingt-quatre heures, il n'avait ni bu, ni mangé, ni dormi ; mais il avait fait un acte de près de six cents vers ; six cents vers qui à mes yeux, comptent parmi les plus beaux de la langue française. Le 27 juin, Marion Delorme était terminée.

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