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Chapitre XIII


Révolte du Caire. – Mon père entre à cheval dans la grande mosquée. – Sa nostalgie. – Il quitte l'Egypte et aborde à Naples. – Ferdinand et Caroline de Naples. – Emma Lyons et Nelson. – Manifeste de Ferdinand. – Commentaire de son ministre Belmonte-Pignatelli.

Cependant, ce défaut de numéraire, dont se plaignait Bonaparte, se faisait sentir de plus en plus. On ne savait plus comment on pourrait payer l'armée sans recourir aux avances. C'était un moyen odieux qui eût rappelé le mode de perception de ces fameux mamelouks qu'on était, disait-on, venu punir enfin de leurs vols et de leurs déprédations. Il était donc impossible d'y avoir recours. Dans cet embarras, Poussielgue, l'administrateur des finances, proposa au général en chef d'établir le droit d'enregistrement sur toutes les concessions de propriétés qui s'étaient faites depuis l'arrivée en Egypte, ou qui se feraient à l'avenir. Toutes ces concessions étant temporaires, et pouvant être retirées ou renouvelées selon le caprice du général en chef, la ressource était incalculable.
Ce moyen fiscal, inconnu jusqu'alors en orient, fut considéré comme une avance déguisée ; et, portant préjudice aux grands concessionnaires turcs ou arabes, dont la plus grande partie habitait le Caire, il fit de cette capitale un centre de révolte.
Un des premiers ordres donnés, en arrivant au Caire, avait été de surveiller les crieurs des mosquées. Ces crieurs sont dans l'habitude d'appeler trois fois par jour les fidèles à la prière. Pendant quelque temps, on surveilla ces appels ; puis, peu à peu, on s'y habitua et l'on négligea cette surveillance. Voyant cela, les muezzins substituèrent aux paroles consacrées des appels à la révolte. Dans leur ignorance de la langue, les Français ne s'aperçurent pas de cette substitution, et les Turcs purent librement conspirer, donner des ordres pour retarder ou avancer l'heure de la conspiration, dont l'explosion fut enfin fixée au matin du 21 octobre.
Le 21 octobre, à huit heures du matin, la conspiration éclata à la fois sur tous les points, depuis Syène jusqu'à Alexandrie.
Mon père était malade et encore couché, lorsque Dermoncourt se précipita dans sa chambre en criant :
- Général, la ville est en pleine insurrection ; le général Dupuis vient d'être assassiné ! A cheval ! à cheval !
Mon père ne se fit pas répéter la nouvelle à deux fois. Il connaissait la valeur du temps en pareille circonstance ; il sauta, à peu près nu, sur un cheval sans selle, prit son sabre, et s'élança dans les rues du Caire, à la tête de quelques officiers qu'il avait autour de lui.
La nouvelle annoncée était vraie en tous points : le commandant du Caire, le général Dupuis, venait d'être blessé mortellement sous l'aisselle, d'un coup de lance qui lui avait coupé l'artère, et dont l'avait frappé un Turc caché dans une cave. Bonaparte, disait-on, était à l'île de Roudah, et ne pouvait rentrer dans la ville. La maison du général Caffarelli avait été forcée, et tous ceux qui s'y trouvaient, mis à mort. Enfin, les révoltés se portaient en masse chez le payeur général Estève.
Ce fut vers ce point que se dirigea mon père, ralliant à lui tout ce qu'il rencontrait sur son chemin.
Il parvint à se trouver ainsi à la tête d'une soixantaine d'hommes. On sait l'admiration qu'avait inspirée aux Arabes la beauté herculéenne de mon père. Monté sur un grand cheval de dragon qu'il maniait en cavalier consommé, offrant sa tête, sa poitrine et ses bras nus à tous les coups, s'élançant au milieu des groupes les plus acharnés, avec cette insouciance de la mort qu'il avait toujours eue, mais que redoublait en cette circonstance l'espèce de spleen dont il était atteint, il apparut aux Arabes comme l'ange exterminateur à la flamboyante épée. En un instant, les abords de la Trésorerie furent balayés, les Turcs et les Arabes sabrés, Estève délivré.
Pauvre Estève, je me le rappelle encore, m'embrassant tout enfant, en me disant :
- Rappelle-toi bien ceci, c'est que, sans ton père, la tête qui t'embrasse pourrirait aujourd'hui dans les fossés du Caire.
La journée se passa en luttes continuelles et acharnées. Les membres de l'Institut d'Egypte, qui habitaient la maison de Kassim-Bey, dans un quartier assez éloigné, s'étaient retranchés, et faisaient le coup de fusil comme de simples mortels. Ils se battirent toute la journée, et ce ne fut que vers le soir que mon père parvint jusqu'à eux, avec ses braves dragons, et les délivra.
Vers la même heure, on apprit qu'un convoi de malades appartenant à la division Regnier, et venant de Belbeys, avait été égorgé.
Bonaparte était-il à Roudah, comme le disent toutes les relations officielles ? ou était-il à son quartier général, comme l'affirme Bourrienne ? Se présenta-t-il inutilement à la porte du vieux Caire, à la porte de l'Institut, et ne put-il rentrer, vers six heures du soir, que par la porte de Boulak ? ou se trouva-t-il cerné dans son hôtel sans moyens d'action ? C'est ce qui est resté dans l'obscurité. Mais, ce qu'il y a de clair, de patent, de positif, c'est qu'on ne le vit nulle part dans cette première journée, et, j'en appelle au souvenir des Egyptiens qui vivent encore, c'est que l'on vit mon père partout.
Les premiers ordres donnés par Bonaparte eurent leur exécution vers cinq heures du soir. Le bruit du canon tonnant dans les rues principales, le bruit d'une batterie d'obusiers établie sur le Mokkan, le bruit du tonnerre enfin, bruit si rare au Caire, qu'il épouvanta les révoltés, annonça que la résistance, jusqu'alors partielle, et pour ainsi dire instinctive, prenait de l'accroissement, et surtout une direction.
La nuit interrompit le combat. C'est un point de religion, chez les Turcs, de ne pas poursuivre la bataille pendant l'obscurité. Bonaparte profita de la nuit pour prendre toutes ses dispositions.
Au lever du soleil, la révolte vivait encore, mais les révoltés étaient perdus.
Bon nombre d'entre eux, et surtout les principaux chefs, s'étaient réfugiés dans la grande mosquée. Mon père reçut l'ordre d'aller les y attaquer, et de frapper ainsi au coeur ce qui restait de l'insurrection.
Les portes furent brisées à coups de canon, et mon père, lançant son cheval au grand galop, entra le premier dans la mosquée.
Le hasard fit qu'en face de la porte, c'est-à-dire sur la route que parcourait dans sa course le cheval de mon père, se trouvait un tombeau élevé de trois pieds, à peu près. En rencontrant cet obstacle, le cheval s'arrêta court, se cabra, et, laissant retomber ses deux pieds de devant sur le tombeau, demeura un instant immobile, les yeux sanglants et jetant la fumée par les naseaux.
- L'ange ! l'ange ! crièrent les Arabes.
Leur résistance ne fut plus que la lutte du désespoir chez quelques-uns, mais chez la plupart la résignation au fatalisme.
Les chefs crièrent :
- Aman pardon !
Mon père alla rendre compte à Bonaparte de la prise de la mosquée. Celui-ci connaissait déjà les détails ; il reçut parfaitement mon père, avec lequel l'envoi du trésor avait commencé de le raccommoder.
- Bonjour, Hercule ! lui dit-il ; c'est toi qui as terrassé l'hydre.
Et il lui tendit la main.
- Messieurs, continua-t-il en se retournant vers ceux qui l'entouraient, je ferai faire un tableau de la prise de la grande mosquée. Dumas, vous avez déjà posé pour la figure principale.
Le tableau fut en effet commandé à Girodet ; mais à ce tableau, on se le rappelle, il n'y a, pour figure principale, qu'un grand hussard blond, sans nom et presque sans grade ; c'est lui qui tint la place de mon père, qui, huit jours après l'insurrection du Caire calmée, se brouilla de nouveau avec Bonaparte, en insistant plus que jamais pour revenir en France.
En effet, tiré un instant, par l'insurrection du Caire, de cette nostalgie à laquelle il s'était laissé aller, mon père y retomba bientôt. Un dégoût profond de toute chose s'était emparé de lui avec le dégoût de la vie, et, malgré les conseils de ses amis, il insista obstinément pour que Bonaparte lui accordât son congé.
Dans une dernière entrevue qu'il eut avec mon père, Bonaparte tenta un dernier effort pour le déterminer à rester ; il alla même jusqu'à lui dire qu'un jour ou l'autre lui-même passerait en France, et lui promettre de le ramener avec lui. Rien ne put calmer ce désir de départ, devenu une véritable maladie.
Malheureusement, Dermoncourt, le seul homme qui eût quelque influence sur mon père, était retourné à son régiment et stationnait à Belbeys. Lorsqu'il apprit que le départ de son général était arrêté, il accourut au Caire et se rendit chez lui. Il trouva l'appartement démeublé, et mon père faisant une vente des objets qui lui étaient inutiles.
Avec l'argent de cette vente, mon père acheta quatre mille livres de café moka, onze chevaux arabes dont deux étalons et neuf juments, et fréta un petit bâtiment nommé la Belle-Maltaise.
Le défaut de nouvelles, toutes interceptées par les croisières anglaises, faisait qu'on ignorait complètement ce qui s'était passé en Europe.
Disons, pour l'intelligence des faits qui vont suivre, un mot des événements de Rome et de Naples. Nous serons aussi succinct que possible.
Ferdinand et Caroline régnaient à Naples. Caroline, seconde Marie Antoinette, avait en haine les Français, qui venaient de tuer sa soeur.
C'était une femme ardente à toutes les passions de la haine et de l'amour, luxurieuse à la fois de plaisirs et de sang.
Ferdinand était un lazzarone ; à peine savait-il lire, à peine savait-il écrire ; jamais il n'a connu d'autre langue que le patois napolitain. Il avait, dans ce patois, fait une petite variante au panem et circenses antique. Il disait :
- Les Napolitains se gouvernent avec trois F : Forca, – Festa, – Forina ; – Fourche potence, – Fête, – Farine. On comprend qu'un traité arraché par la terreur à de pareils souverains, ne pouvait avoir son exécution que tant qu'ils demeureraient sous l'empire de cette terreur. Cette terreur, c'était Bonaparte qui la leur avait particulièrement inspirée. Or, non seulement Bonaparte était en Egypte, mais encore on venait d'apprendre la nouvelle que la flotte française avait été détruite à Aboukir, et, à la suite de cette destruction, on tenait Bonaparte pour perdu, l'armée française pour anéantie.
Déjà, au moment où l'escadre anglaise s'apprêtait à arrêter notre marche vers le but encore inconnu de notre expédition, la flotte anglaise, au mépris de nos traités avec Ferdinand, avait été reçue dans le port de Naples avec des démonstrations non équivoques de sympathie. Ce fut bien autre chose après la bataille d'Aboukir.
A peine la flotte de Nelson eut-elle été signalée en vue de Naples, traînant à la remorque les débris de nos vaisseaux, que le roi, la reine, l'ambassadeur d'Angleterre Hamilton, et la belle Emma Lyons, sa femme, s'embarquèrent sur des vaisseaux splendidement décorés, et s'avancèrent à la rencontre du vainqueur.
O belle et fatale Emma Lyons ! quel sera l'historien qui osera se faire le Tacite de votre vie ? quel sera le poète qui osera se faire le Juvénal de vos passions ? Favorite de Caroline ! maîtresse de Nelson ! quel sera le bourreau qui osera additionner le chiffre de vos victimes ?
Toute cette splendide cour se rendit donc au-devant de Nelson : le roi pour lui offrir une épée, la reine pour lui offrir une maîtresse. Le soir, la ville fut illuminée, et il y eut bal au palais.
Nelson parut avec Ferdinand au balcon royal, et l'on cria :
- Vive Ferdinand ! vive Nelson !
Et tout cela se passait en face de notre ambassadeur, Garat, qui assistait à la chute de notre influence et à l'accroissement de l'influence anglaise.
Aussi se plaignit-il.
Mais il lui fut répondu que la flotte anglaise n'avait été reçue dans le port de Naples qu'à la suite de la menace qu'avait faite l'amiral Nelson de bombarder la ville.
La réponse était illusoire, et cependant notre ambassadeur dut s'en contenter.
C'est ainsi qu'il vit s'organiser une armée de soixante mille hommes, à la tête de laquelle on mit le général autrichien Mack, auquel ses défaites successives acquirent une certaine célébrité.
Dès cette heure, la guerre contre la France fut résolue.
L'armée napolitaine, sous le commandement du général autrichien, fut divisée en trois camps.
Vingt-deux mille soldats furent envoyés à San Germano ; seize mille occupèrent les Abruzzes ; huit mille campèrent dans la plaine de Sessa ; six mille s'enfermèrent dans les murs de Gaete.
Cinquante-deux mille hommes s'apprêtaient aussi à envahir les Etats romains et à nous chasser de Rome, que nous occupions.
Cependant, quoique résolue, la guerre n'était pas encore déclarée ; l'ambassadeur demanda une seconde fois au gouvernement de Naples compte de ce qui se passait.
Le gouvernement répondit qu'il désirait plus que jamais la continuation des bonnes relations entre le gouvernement napolitain et le gouvernement français, et que les soldats dont se préoccupait M. Garat n'étaient dans leurs camps respectifs que pour s'instruire.
Mais, quelques jours après, c'est-à-dire le 22 novembre, parut un manifeste dans lequel le roi Ferdinand rappelait les désordres révolutionnaires de la France ; les changements politiques de l'Italie ; le voisinage des ennemis de la monarchie et de la tranquillité générale ; l'occupation de Malte, fief du royaume de Sicile ; la fuite du pape, et les périls de la religion. Puis, à la suite de cet exposé de griefs, il déclarait que, par ces nombreux et puissants motifs, il conduirait une armée dans les Etats romains, afin de rendre à ce peuple son légitime souverain, le chef de la sainte Eglise, et le repos aux peuples de son royaume. Il ajoutait que, ne déclarant la guerre à aucun monarque, il engageait les armées étrangères à ne point contrarier la marche des troupes napolitaines, qui n'avaient d'autre but que de pacifier Rome et le territoire du Saint-Siège.
En même temps, des lettres particulières des ministres du roi de Naples aux ministres étrangers excitaient ceux-ci à faire aux Français, non pas une guerre de bataille rangée, mais une guerre d'assassinats et d'empoisonnements.
C'est incroyable, n'est-ce pas ? c'est impossible même ! Lisez la lettre du prince Belmonte-Pignatelli, ministre du roi de Naples, au chevalier Riocca, ministre du roi de Piémont.
La voici :

« Nous savons que, dans le conseil de votre roi, plusieurs ministres circonspects, pour ne pas dire timides, frémissent à l'idée du parjure et du meurtre, comme si le dernier traité d'alliance entre la France et la Sardaigne était un acte politique à respecter. N'a-t-il pas été dicté par la force oppressive du vainqueur ? n'a-t-il pas été accepté sous l'empire de la nécessité ? De pareils traités ne sont que des injustices du plus fort à l'égard de l'opprimé, qui, en les violant, s'en dédommage à la première occasion que lui offre la faveur de la fortune.
« Quoi ! en présence de votre roi prisonnier dans sa capitale, entouré de baïonnettes ennemies, vous appelleriez parjure de ne point tenir les promesses arrachées par la nécessité, désapprouvées par la conscience ? vous appelleriez assassinat l'extermination de vos tyrans ? Non, les bataillons français, pleins de confiance et de sécurité dans la paix, sont disséminés dans le Piémont ; excitez le patriotisme et la fureur, de sorte que tout Piémontais aspire à abattre à ses pieds un ennemi de la patrie. Les meurtres partiels profiteront plus au Piémont que des victoires remportées sur le champ de bataille, et jamais la postérité équitable ne donnera le nom de trahison à ces actes énergiques de tout un peuple, qui passe sur les cadavres de ses oppresseurs pour reconquérir sa liberté... Nos braves Napolitains, sous la conduite du brave général Mack, donneront les premiers le signal de mort contre l'ennemi des trônes et des peuples, et peut-être seront-ils déjà en marche quand cette lettre vous parviendra. »

Or, c'était aux mains d'un gouvernement qui écrivait de pareilles lettres que mon père, général républicain, quittant l'Egypte à cause de son dévouement à la République, qu'il voyait menacée par l'ambition de Bonaparte, allait tomber, et dans quel moment ? Au moment où battu de tous côtés par une poignée de Français, chassé de son royaume du continent, le chef de ce gouvernement était forcé de se retirer à Palerme, avec ce cortège de haines, de colères et de vengeances qui accompagnent les défaites et conseillent aux vaincus les résolutions désespérées et fatales.
Aussi, allons-nous voir le prince Belmonte-Pignatelli mettre en pratique, sur mon père et ses malheureux compagnons, les préceptes exposés par lui à son collègue, le chevalier Riocca, ministre du roi de Piémont.
Je laisserai mon père lui-même raconter cette terrible captivité, et, après quarante-cinq ans, une voix sortira du tombeau, qui, comme celle du père d'Hamlet, dénoncera au monde le crime et les meurtriers.

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