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Chapitre CXVI


La maison de M. Villenave. – Le despotisme du maître. – La coquetterie du savant. – Description du sanctuaire de la science. – J'y suis admis à la faveur d'un autographe de Buonaparte. – La lézarde. – Huit mille livres d'in-folio – Le pastel de Latour. – Voyages à la découverte d'un Elzévir ou d'un Faust. – La chute du portrait et la mort de l'original.

Je voulais parler de M. Villenave, et voilà que j'ai parlé de Cathelineau, de Stofflet, de Sauveur et de Carrier. Etrange chose que l'imagination ! Cette folle du logis, qu'on en croit l'esclave, et qui en est la reine !
J'ai dit que nous allions prendre une tasse de thé à la maison de M. Villenave.
Chaque oiseau a son nid fait d'herbes ou de plumes différentes ; chaque homme a sa maison – quand il a une maison toutefois – appropriée à son caractère, à son tempérament, à sa fantaisie.
La maison de M. Villenave avait donc son caractère à elle, emprunté au caractère de celui qui l'habitait.
Elle était bâtie de pierres qui, avec le temps, de blanches, étaient devenues grises, et qui, de grises, étaient en train de devenir noires.
Elle ne donnait pas sur la rue ; sévère et triste, elle ne se passait point de ces distractions-là, non ; ce qui donnait sur la rue, c'était un mur haut de dix pieds, espèce d'ouvrage avancé, garni en haut de pointes de verre biscornues et menaçantes.
Ce mur était troué d'une petite et d'une grande porte. La grande porte, excepté en cas de voiture, restait toujours fermée, était rouillée sur ses gonds, ankylosée dans sa serrure ; la petite porte seule, attenante à la loge du portier, s'ouvrait et donnait passage dans un jardin – jardin battu partout, avec des allées sans plates-bandes, avec des treilles sans raisins, avec des arbres sans ombre, avec des arbres sans feuilles.
Si, par hasard, dans un coin, poussait une fleur, c'était une fleur sauvage qui avait pris cet enclos humide pour un désert, et qui, par erreur, y avait poussé : un liseron, une pâquerette, un bouton d'or. Un jour, la pauvre fleur entendait un cri de surprise, et elle voyait s'approcher d'elle, l'oeil fixe, la respiration haletante, le pas suspendu, une jolie enfant rose, aux cheveux blonds et bouclés, qui la prenait furtivement et avec les mêmes précautions qu'elle eût fait d'un papillon, et qui, l'ayant prise, courait toute joyeuse et tout étonnée à sa mère en criant :
- Maman, maman ! une fleur !...
De ce jardin, qui pouvait avoir quinze mètres carrés, et qui, du côté de la maison, se terminait par une bande de pavés, on passait dans un corridor carrelé de carreaux rouges, conduisant à un escalier qui en formait la perspective.
Mais, avant d'arriver à cet escalier, quatre portes s'ouvraient : d'abord, à gauche, celle de la salle à manger, dont la fenêtre donnait sur l'endroit le plus éclairé du jardin ; à droite, en face, celle d'une petite pièce sans importance dans laquelle moisissaient une table et trois ou quatre vieux fauteuils ; à quelques endroits de la muraille, sans que personne s'en inquiétât, le papier se détachait, et, boursouflé, se pointillait de taches vertes et blanches – puis, à gauche encore, la porte de la cuisine ; à droite, celle du garde-manger et de l'office.
Ce rez-de-chaussée, sombre et humide, était une espèce de catacombe où l'on ne descendait qu'à l'heure des repas.
La véritable habitation, celle où nous fûmes introduits, était au premier.
Le premier se composait d'un petit et d'un grand salon, de la chambre à coucher de madame Villenave et de celle de madame Waldor.
Nous laisserons le petit salon et les deux chambres à coucher pour ne nous occuper que du grand salon, qui, après les mansardes, – hâtons-nous de consigner cela ici afin d'avoir le droit de les visiter, qui, après les mansardes, était la pièce la plus curieuse de la maison.
C'était un carré long ayant à chacun de ses angles une console supportant un buste. Un de ces bustes était celui du maître de la maison.
Entre les deux bustes, au fond, sur une table de marbre faisant face à la cheminée, était la pièce d'art et d'archéologie la plus importante du salon : c'était l'urne de bronze dans laquelle avait été enfermé le coeur de Bayard.
Un petit bas-relief courant à sa circonférence montrait le chevalier sans peur et sans reproche, appuyé à un arbre, et baisant la croix de son épée.
Puis venaient quatre grands tableaux représentant trois portraits et un paysage.
Le paysage, commençons par lui – à tout seigneur tout honneur –, le paysage était un Claude Lorrain.
Un des portraits était signé d'Holbein. Il représentait Anne Boleyn.
Les deux autres – j'ignore de qui ils étaient – représentaient : l'un, une madame de Montespan ; l'autre, une madame de Sévigné ou de Grignan, je ne sais plus bien.
Le long des murailles, couvertes d'un de ces papiers qui ne laissent aucune trace dans la mémoire, un ameublement en velours d'Utrecht offrait aux amis de la maison ses grands canapés à bras blancs et maigres comme des bras de bossu, et aux étrangers, plus cérémonieux, ses chaises et ses fauteuils.
Cet étage avait son roi et sa vice-reine.
Le roi, c'était M. Villenave ; la vice-reine, c'était madame Waldor.
Nous disons « vice-reine », parce que, aussitôt que M. Villenave entrait dans son salon, il en redevenait le maître, le roi ! Plus que le roi, le despote !
M. Villenave avait quelque chose de tyrannique dans le caractère, et cette tyrannie s'étendait de sa famille aux étrangers. Comme ces petits princes d'Italie dont il faut adopter les principes dès qu'on a franchi les limites de leur maigre territoire, une fois qu'on avait franchi le seuil de son salon, M. Villenave ne permettait pas que l'on eût, sur quelque chose que ce fût, une autre opinion que la sienne. On devenait une partie de la propriété de cet homme, qui avait tout vu, tout étudié, qui savait tout enfin. Cette tyrannie, quoique tempérée par la courtoisie du maître de la maison, pesait néanmoins d'une façon gênante sur l'ensemble de la société. Peut-être, en présence de M. Villenave, la conversation était-elle « bien menée », comme on disait autrefois ; mais, à coup sûr, elle était moins amusante, moins libre, moins spirituelle que lorsqu'il n'y était pas.
Il y avait la différence qui existe entre la danse du menuet et le jeu des quatre coins.
C'était tout le contraire du salon de Nodier : plus Nodier était chez lui, plus chacun était chez soi.
Cela me rappelle que je n'ai point reparlé de Nodier, depuis le jour où je l'ai montré m'ouvrant les portes du Théâtre-Français. – Bon et cher Nodier ! Grand ami de mon coeur ! Soyez tranquille ; vous ne perdrez rien pour attendre.
Par bonheur, excepté les jours ou plutôt les soirs d'Athénée, M. Villenave apparaissait rarement au salon. Tout le reste du temps, il se tenait au second étage, n'apparaissait dans la famille que pour dîner ; puis, quand il avait causé un instant, qu'il avait moralisé son fils, qu'il avait grondé sa femme, qu'il s'était étendu dans un fauteuil, et fait mettre ses papillotes par sa fille, il remontait chez lui.
Le quart d'heure pendant lequel la dent du peigne lui grattait doucement la tête était le quart d'heure de béatitude journalière de M. Villenave, le seul qu'il se permit, du reste, plongé qu'il était éternellement dans ses paperasses.
- Mais pourquoi ces papillotes ? me demandera-t-on.
C'est ce que je demandai, moi aussi.
Madame Waldor prétendait que c'était tout simplement un prétexte pour se faire gratter la tête. M. Villenave, dans une des métamorphoses qui avaient précédé sa vie d'homme, avait dû être perroquet.
Madame Villenave, qui connaissait son mari depuis plus longtemps que sa fille, et qui, par conséquent, avait la prétention de le connaître mieux, madame Villenave assurait que c'était par coquetterie.
En effet, M. Villenave, qui était, alors, un admirable vieillard, avait dû être un magnifique jeune homme. Or, son visage aux traits fortement accentués trouvait un cadre merveilleux dans ces flots de cheveux blancs qui faisaient ressortir la flamme de ses grands yeux noirs.
C'est que, quoique savant, M. Villenave était coquet – qualité et défaut qui vont rarement ensemble –, mais coquet de la tête seulement. Quant au reste de l'accoutrement, hors la cravate, invariablement blanche, que l'habit fût bleu ou noir, que le pantalon fût large ou étroit, que le bout de sa botte fût rond ou carré, cela regardait son tailleur et son bottier, ou plutôt sa fille, qui s'occupait de toutes ces choses-là pour lui.
Pourvu que M. Villenave fût bien coiffé, c'était tout ce qu'il lui fallait.
Nous avons dit que, quand M. Villenave était gratté et papilloté par sa fille, il remontait chez lui. – Ah dame ! c'était ce chez lui, cet at home des Anglais, qui était curieux à voir !
Voulez-vous nous y suivre, si les petits détails à la manière de Balzac vous amusent, si vous croyez que la nature a autant de peine à faire l'hysope que le cèdre ?
D'ailleurs, au milieu de tout ce fouillis, peut-être trouverons-nous quelque curieuse anecdote à exhumer à propos d'un charmant pastel de Latour.
Mais nous n'en sommes pas encore là. Arrivons-y comme on y arrivait chez M. Villenave, en dernier.
Nous avons divisé le rez-de-chaussée en salle à manger, cuisine, office ; le premier étage, en petit salon, grand salon, chambres à coucher ; il ne s'agit plus de tout cela pour le second.
Non ; au second, il y avait cinq chambres, cinq chambres pleines de livres et de cartons, voilà tout. Ces cinq chambres pouvaient contenir, tant debout qu'empilés, à terre et sur les tables, quarante mille volumes et quatre mille cartons.
L'antichambre, à elle seule, formait déjà une immense bibliothèque ; cette bibliothèque avait deux ouvertures.
Celle de droite donnait dans la chambre à coucher de M. Villenave. – Nous reviendrons à cette chambre.
Celle de gauche donnait sur une grande pièce donnant elle-même sur une plus petite.
Ces deux chambres, comme on le comprend bien, n'étaient rien autre chose que deux bibliothèques.
Les quatre murailles en étaient tapissées de livres soutenus par un soubassement de cartons.
C'était déjà fort joli, comme on voit ; mais ce n'était pas la chose la plus ingénieuse qu'on y pût remarquer.
La chose la plus ingénieuse, c'était une construction carrée qui, comme un énorme pilier, tenait le milieu de la chambre, et qui formait une seconde bibliothèque dans la première, ne laissant de libre, par toute la chambre, qu'un chemin bordé de livres, à droite et à gauche, dans lequel une seule personne pouvait agir librement.
Une seconde personne eût gêné la circulation ; aussi fallait-il être des amis les plus intimes de M. Villenave pour prétendre à la faveur d'être admis dans ce sanctum sanctorum.
Ces cartons, formant, comme nous l'avons dit, les soubassements, contenaient les autographes. – Le siècle de Louis XIV, seul, occupait cinq cents cartons !
C'est là qu'était le labeur de cinquante ans employés, jour par jour, à l'accomplissement d'une seule idée ; préoccupés, heure par heure, d'une seule passion ; passion à la fois douce et ardente, passion du collectionneur, dans laquelle le collectionneur met son intelligence, sa joie, son bonheur, sa vie !
C'est là qu'était une portion des papiers de Louis XVI, retrouvés dans l'armoire de fer ; c'est là qu'étaient la correspondance de Malesherbes, deux cents autographes de Rousseau, quatre cents de Voltaire ; puis encore des autographes de tous les rois de France, depuis Charlemagne jusqu'à nos jours ; c'est là qu'étaient les dessins de Raphal et de Jules Romain, de Léonard de Vinci, d'André del Sarte, de Lebrun, de Lesueur, de Greuze, de Vanloo, de Watteau, de Boucher, de Vien, de David, de Girodet, etc.
Ces deux chambres, M. Villenave ne les eût pas données pour cent mille écus.
Restaient la chambre à coucher et le cabinet noir qui donnait derrière l'alcôve de M. Villenave, et auquel on arrivait par un corridor dont nous allons avoir l'occasion de dire deux mots.
Qui n'a pas vu cette chambre à coucher, dans laquelle le lit était le meuble le moins apparent de la pièce, ne saurait se faire une idée de ce que c'est que la chambre à coucher d'un bibliomane.
C'est dans cette chambre que M. Villenave recevait ses amis.
Au bout de quatre ou cinq mois d'intimité dans la maison, j'eus l'honneur d'y être reçu.
Une vieille bonne me précédait. – Elle s'appelait Françoise, je crois. J'avais promis à M. Villenave un autographe – non pas de Napoléon, il en avait cinq ou six ; non pas de Bonaparte, il en avait trois ou quatre – ; mais de Buonaparte.
Il avait ordonné qu'on me fit monter aussitôt que j'arriverais.
Françoise entrebâilla la porte.
- C'est M. Dumas, dit-elle. Ordinairement, quand on lui annonçait quelqu'un, fût-ce un ami intime, si cet ami n'était pas attendu, M. Villenave jetait les hauts cris, grondait Françoise, levait désespérément les bras au ciel ; puis, enfin, quand il s'était bien désespéré, quand il avait bien geint, quand il avait bien soupiré, il disait :
- Eh bien, voyons, Françoise, puisqu'il est là, faites entrer.
Alors, on faisait entrer la personne.
Il n'en fut pas ainsi de moi. A peine M. Villenave eut-il entendu mon nom, qu'il s'écria :
- Qu'il entre ! qu'il entre !
J'entrai.
- Ah ! c'est vous, me dit-il. Eh bien, je parie que vous ne l'avez pas trouvé ?
- Quoi ?
- Ce fameux autographe que vous m'aviez promis hier.
- Si fait... Je l'ai trouvé.
- Et vous l'apportez ?
- Pardieu !...
- Vraiment ?
- Le voici !
- Oh ! mais donnez donc.
Je le lui donnai.
M. Villenave s'approcha vivement de la fenêtre.
- C'est bien cela, dit-il, voilà l'u... Oh ! c'est bien son u, il n'y a pas à en douter. Voyons : « 29 vendémiaire an IV ». C'est cela !... Tenez, tenez ! – il alla à un carton – tenez, en voici un de frimaire de la même année, signé « Bonaparte, 12 frimaire ». Ainsi, c'est entre le 29 vendémiaire et le 12 frimaire qu'il a retranché son u ; voilà un grand point historique éclairci !
Pendant ce monologue, j'avais jeté un regard sur tous les points de cette chambre à coucher, et j'avais remarqué que le seul meuble qui ne fût pas encombré de livres était le fauteuil d'où il venait de se lever.
Après avoir bien examiné l'autographe, M. Villenave le mit dans une chemise blanche, annota la chemise, la plaça dans un carton, remit le carton en son lieu, et, avec un soupir de joie, se rejeta sur son fauteuil.
- Ah ! maintenant, dit-il, asseyez-vous donc.
- Je ne demanderais pas mieux, répondis-je ; mais sur quoi voulez-vous que je m'assoie ?
- Sur le canapé, donc.
- Ah ! oui, sur le canapé !
- Eh bien ?
- Eh bien, regardez-le un peu, le canapé.
- C'est, par ma foi, vrai, il est encombré de livres. Eh bien avancez un fauteuil.
- Ce serait avec grand plaisir ; mais les fauteuils...
- Les fauteuils ?
- Encombrés comme le canapé.
- Ah ! j'ai tant de livres... Vous avez vu cette grande lézarde qui est à la maison ?
- Non.
- Elle est visible, cependant... Eh bien, mon cher monsieur, ce sont les livres ! Les livres ont failli faire crouler la maison.
- Comment, les livres ?
- Oui, douze cents in-folio, monsieur, douze cents in-folio magnifiques, rares ; je crois même qu'il y en avait d'inconnus, tant ils étaient rares ! J'avais mis tout cela dans le grenier – je comptais bien y en mettre encore, il y avait de la place pour douze cents autres – ; tout à coup, la maison tremble, jette un cri et se lézarde.
- Ah çà ! on dut croire à un tremblement de terre ?
- Justement !... mais, quand on vit que l'accident était partiel, on envoya chercher l'architecte ; l'architecte examina la maison, de la cave au deuxième étage, et déclara que l'accident ne pouvait provenir que d'une surcharge. En conséquence, il demanda à visiter les greniers. Hélas ! c'était ce que je redoutais. Oh ! s'il n'y avait eu que moi, jamais je ne lui en eusse donné la clef ; mais il fallut se sacrifier au salut commun... Il visita les greniers, trouva les in-folio, reconnut qu'il y en avait huit mille livres pesant, et déclara qu'il fallait les vendre ou qu'il ne répondait plus de rien... On les vendit, monsieur !
- Et à perte ?
- Non... Hélas ! on gagna cinq ou six mille francs dessus, parce que les livres, vous le savez, augmentent de valeur en passant par les mains d'un bibliophile. Mais les pauvres in-folio furent perdus pour moi, chassés du toit qui leur avait donné asile... Jamais je ne retrouverai pareille collection. – Mais prenez donc une chaise.
Il en était des chaises comme des fauteuils et des canapés ; aucune n'était libre.
Je résolus de changer la conversation.
- Ah ! dis-je à M. Villenave en m'avançant vers son alcôve, au fond de laquelle une porte ouverte sur le corridor permettait à ma vue de plonger, ah ! monsieur, que vous avez là un beau pastel !
- Oui, oui, me répondit M. Villenave, avec cet air d'ancienne cour que je n'ai connu qu'à deux ou trois vieillards coquets comme lui, oui, c'est le portrait d'une vieille amie – je dis vieille, car je ne suis plus jeune, et elle a, si j'ai bonne mémoire, cinq ou six ans de plus que moi – ; nous nous sommes connus en 1784 ; vous le voyez, ce n'est point hier. Depuis 1802, nous ne nous sommes pas revus, ce qui ne nous empêche pas de nous écrire tous les huit jours, et de recevoir nos lettres hebdomadaires avec un égal plaisir... Oui vous avez raison, le pastel est charmant ; mais, si vous aviez connu l'original, il était bien plus charmant encore !
Et un reflet de jeunesse doux comme un rayon de soleil passa sur le visage du beau vieillard, rajeuni de quarante ans.
Hélas ! je n'entrai que deux fois dans ce tabernacle de la science ; j'ai dit ce qui s'y passa la première ; je dirai tout à l'heure ce qui s'y passa la seconde.
Mais, auparavant, je dois répondre à une question : comment, sans une immense fortune, M. Villenave avait-il pu réunir de pareils trésors ?
Avec patience et longueur de temps, comme dit La Fontaine.
Cette collection, c'était le travail de toute sa vie.
De même que Ghiberti s'inclina jeune sur les portes du baptistère de Florence et s'en releva vieux, de même M. Villenave avait consacré cinquante ans à cette oeuvre.
D'abord, jamais M. Villenave n'avait brûlé un papier ni déchiré une lettre.
J'avais écrit deux ou trois fois à M. Villenave pour lui demander des renseignements ; eh bien, mes chiffons d'épître avaient leur chemise, ils étaient classés et étiquetés. D'où me venait cet honneur ? Qui sait ? Ne pouvais-je pas, moi aussi, devenir un grand homme ? Or, s'il avait gardé mes lettres, à moi, jugez de sa religion en pareille matière !
Convocations aux sociétés savantes, invitations aux messes de mariage, billets d'enterrement, il avait tout gardé, tout classé, tout mis en place. Je ne sais quelle chose n'avait pas sa collection chez M. Villenave, j'y ai vu une collection des volumes à moitié brûlés qui, le 14 juillet, avaient été arrachés au feu de la Bastille.
M. Villenave avait deux aides de camp ou plutôt deux limiers : l'un s'appelait Fontaine, et était lui-même auteur d'un livre intitulé Manuel des Autographes ; l'autre était un employé au ministère de la guerre. Deux fois par semaine, il y avait chasse ; on fouillait les boutiques des épiciers, qui, habitués à ces visites, mettaient de côté tous les papiers qu'ils croyaient rares et curieux.
Parmi ces papiers, les deux visiteurs faisaient un choix qu'ils payaient aux épiciers quinze sous la livre, et que M. Villenave leur payait trente sous.
Puis, si l'on peut dire cela, il y avait les jours de chasse royale ; ces jours-là, M. Villenave quêtait en personne ; tous les épiciers de Paris le connaissaient et venaient à lui les mains pleines de papiers bien autrement précieux pour lui que les roses et les lis.
Il faut avoir vu M. Villenave les jours où il sortait pour ne rien faire, ou plutôt où il sortait pour accomplir l'oeuvre principale de sa vie. Ce jour-là, il n'était ni coquet ni bien frisé ; ce jour-là, il n'avait pas la cravate blanche et l'habit bleu à boutons d'or ; ce jour-là, il ne fallait point paraître trop riche aux vieux bouquinistes chez lesquels on allait glaner ; non, ce jour-là, on mettait le vieux chapeau un peu crasseux, la cravate noire coupée à l'endroit de la barbe, et la redingote non battue.
Puis l'infatigable bibliomane prenait la ligne des quais.
Là, les deux mains dans les goussets de son pantalon, son grand corps incliné, sa belle tête intelligente éclairée par le désir, il plongeait son regard ardent au plus profond des halages, où il allait cherchant incessamment ce trésor inconnu, une bible de Faust, un manuel d'Elzévir.
Parfois le chasseur faisait buisson creux ; alors, il rentrait maussade, ne disait pas un mot au dîner, se plaignait que sa fille lui tirât les cheveux en lui mettant ses papillotes, puis prenait son bougeoir, et remontait à sa chambre sans dire bonsoir à personne.
Un autre jour, la chasse avait été riche, M. Villenave rapportait un volume précieux, une édition rare. Alors, il rentrait le visage souriant ; il faisait sauter Elisa dans ses bras ; il plaisantait avec son fils, embrassait sa fille, faisait à sa femme des compliments sur le dîner ; puis, le dîner fini, remerciait sa coiffeuse par un ronron pareil à celui d'un chat satisfait.
Il ne restait plus qu'une inquiétude à M. Villenave : où mettre la nouvelle acquisition ? Les livres étaient serrés dans leurs rayons à n'y pas introduire un couteau à papier. Il allait d'une face à l'autre, tournait, virait, se plaignait, levait au ciel ses grands bras désespérés, et, enfin, se décidait à poser le livre sur le canapé, sur un des fauteuils ou sur une des chaises, en disant avec un soupir :
- On lui trouvera une place.
Cette place, on ne la trouvait pas, et le livre restait sur le canapé, sur le fauteuil ou sur la chaise où il avait été déposé, nouvel obstacle à ce que s'assît le visiteur.
Je savais si bien quel était le dérangement qu'on occasionnait à M. Villenave, que je n'étais jamais retourné à ce fameux second, lorsque, refaisant Christine à neuf, j'eus l'idée de consulter un autographe de la fille de Gustave-Adolphe ; je voulais me rendre compte par la forme de l'écriture, de certaines bizarreries de caractère – chose possible, à ce que je crois. – Je résolus donc d'aller troubler M. Villenave dans ces régions intellectuelles d'où il planait au-dessus de l'humanité.
C'était vers cinq heures de l'après-midi, au mois de mars 1829.
Je sonnai à la porte, la porte s'ouvrit ; je demandai M. Villenave, et je passai.
J'avais fait quelques pas vers la maison, lorsque Françoise me rappela.
- Monsieur ! dit-elle, monsieur !
- Qu'y a-t-il, Françoise ?
- Monsieur va-t-il chez M. Villenave ?
- Oui, Françoise.
- C'est que je croyais que monsieur allait chez ces dames comme d'habitude.
- Vous vous trompiez, Françoise.
- Alors, monsieur serait bien bon d'épargner deux étages à mes pauvres jambes, et de donner à M. Villenave cette lettre que l'on vient d'apporter pour lui.
Françoise me donna la lettre, je la pris, et je montai.
Arrivé à la porte, je frappai, mais on ne me répondit pas.
Je frappai un peu plus fort.
Même silence.
Je commençai à m'inquiéter ; la clef était à la porte, et la présence de cette clef indiquait invariablement la présence de M. Villenave dans sa chambre.
Il pouvait donc lui être arrivé un accident.
Je frappai une troisième fois, avec l'intention d'entrer, si l'on ne me répondait pas. On ne me répondit pas, j'entrai.
M. Villenave était assoupi dans son fauteuil.
Au bruit que je fis en entrant, à la colonne d'air peut-être qui entra avec moi, et qui rompit certaines influences magnétiques, M. Villenave poussa une espèce de cri, et se réveilla en sursaut.
- Ah ! pardon, m'écriai-je, cent fois pardon ! Je vous ai dérangé.
- Qui êtes-vous ? Que désirez-vous ? demanda vivement M. Villenave.
- Eh ! mon Dieu, ne me reconnaissez-vous point ?... Alexandre Dumas.
- Ah ! fit M. Villenave en respirant.
- En vérité, monsieur, dis-je, je suis au désespoir, et je me retire.
- Non, non, au contraire, entrez, dit M. Villenave en passant sa main sur son front, vous me rendez service.
J'entrai.
- Asseyez-vous, me dit-il par habitude.
Huit ou dix in-folio étaient gisants sur le plancher, j'en formai une pile et je m'assis dessus.
- Vous voyez, me dit M. Villenave, c'est bien singulier... Je m'étais assoupi, le crépuscule est arrivé ; pendant ce temps-là, mon feu s'est éteint. Vous m'avez réveillé ; vous m'avez trouvé sans lumière, ne me rendant pas compte du bruit qui se faisait chez moi. c'est sans doute l'air de la porte qui a passé sur mon visage, mais, en me réveillant, il m'a semblé voir voltiger devant mes yeux quelque chose de blanc comme un linceul... C'est bien singulier, n'est-ce pas ? continua M. Villenave avec ce mouvement de corps qui indique un frisson courant par les membres refroidis. – Vous voici, tant mieux !
Et il me tendit la main.
Je répondis à sa courtoisie, en passant la lettre que je lui apportais de la main droite dans la main gauche.
- Que tenez-vous là ? me demanda M. Villenave.
- Ah ! pardon, j'oubliais... une lettre que Françoise m'a remise pour vous, et qui est cause que je vous ai dérangé.
- Merci. – Tenez, s'il vous plaît, allongez la main et donnez-moi une allumette ; en vérité, je suis encore tout engourdi, et, si j'étais superstitieux, je croirais aux pressentiments.
Il prit l'allumette que je lui présentais, et l'alluma aux cendres rouges du foyer.
A mesure que l'allumette prenait feu, une lumière se répandait dans la chambre, et, si tremblante qu'elle fût, permettait de distinguer les objets.
- Ah ! mon Dieu, m'écriai je tout à coup, qu'est-il donc arrivé à votre beau pastel ?
- Vous voyez, le verre et le cadre sont brisés ; j'attends le vitrier et l'encadreur... C'est incompréhensible !
- Qu'est-ce qui est incompréhensible ?
- La façon dont il est tombé.
- Le clou s'est détaché ? Le piton s'est rompu ?
- Rien de tout cela. Imaginez-vous qu'avant-hier, j'avais travaillé toute la soirée ; il était minuit moins un quart, j'étais fatigué, et, cependant, j'avais encore à revoir les épreuves d'une petite édition compacte de mon Ovide. Je me décide à allier ma fatigue avec mon travail, en me couchant et en revoyant les épreuves dans mon lit. Je me couche donc ; je mets ma bougie sur ma table de nuit. Sa lueur se reflète sur le portrait de ma pauvre amie ; mon oeil suit la lueur de la bougie ; je lui dis bonsoir de la tête comme d'habitude... Une fenêtre entrouverte laissait passer un peu de vent ; le vent fait vaciller la flamme de ma bougie, de sorte qu'il me semble que le portrait me répond bonsoir, par un mouvement de tête pareil au mien ! – Vous comprenez que je traitai ce mouvement de vision, de folie ; mais, folie ou vision, voilà mon esprit qui se préoccupe de ce mouvement ; voilà que plus j'y pense, plus je me figure qu'il est réel ; voilà que mes yeux, attirés vers un seul point, quittent mon Ovide pour se fixer sur ce cadre ; voilà que mon esprit distrait remonte malgré lui aux premiers jours de ma jeunesse ; voilà que ces premiers jours repassent un à un devant moi... Dame ! je crois vous l'avoir dit, l'original de ce pastel a tenu une grande place dans ces premiers jours ! Me voilà donc voguant à pleines voiles dans mes souvenirs de vingt- cinq ans ; je parle à la copie comme si l'original pouvait m'entendre, et voilà que ma mémoire répond pour lui ; voilà qu'il me semble que le pastel remue les lèvres ; voilà qu'il me semble que ses couleurs s'effacent ; voilà qu'il me semble que sa physionomie s'attriste et prend une expression lugubre... quelque chose comme un sourire d'adieu passe sur ses lèvres ; une larme monte jusqu'à ses yeux, et est prête à mouiller le verre. Minuit commence à sonner : je frissonne malgré moi – pourquoi ? Je n'en sais rien ! Le vent soufflait : au dernier coup de minuit, comme la cloche vibrait encore, la fenêtre entrouverte s'ouvre violemment, j'entends frémir comme une plainte, les yeux du portrait se ferment, et, sans que le clou qui le soutenait se brise, sans que le piton se détache, le portrait tombe et ma bougie s'éteint. Je voulus la rallumer, mais plus de feu dans l'âtre, plus d'allumettes sur la cheminée ; il était minuit, tout dormait dans la maison ; aucun moyen, par conséquent, de faire de la lumière ; je refermai la fenêtre et je me couchai... Sans avoir peur, j'étais ému, j'étais triste, j'avais un profond besoin de pleurer ; il me semblait entendre passer par ma chambre comme le froissement d'une robe de soie... Trois fois ce bruit fut si sensible, que je demandai : « Y a-t-il quelqu'un là ? » Enfin je m'endormis, mais tard, et, en me réveillant, comme mon premier regard fut pour mon pauvre pastel, je le trouvai dans l'état ou vous le voyez.
- En effet, lui dis-je, voilà qui est étrange ! Et avez-vous reçu, comme d'habitude, cette lettre que vous receviez tous les huit jours ?
- Non, et cela m'inquiète. C'est pourquoi j'avais recommandé à Françoise de monter ou de faire monter à l'instant même les lettres qui arriveraient pour moi.
- Eh bien, mais, repris-je, peut-être que celle-ci, que je vous apporte...
- Ce n'est pas là sa manière de les plier, mais n'importe, comme elle arrive d'Angers...
Puis, la tournant pour en rompre l'enveloppe :
- Ah ! mon Dieu ! dit-il, elle est cachetée de noir... Pauvre amie ! il lui sera arrivé quelque malheur !
Et M. Villenave décacheta la lettre en pâlissant ; elle en renfermait une seconde.
Aux premières lignes qu'il lut de cette première lettre, ses yeux se remplirent de larmes.
- Tenez, dit-il en me la présentant, lisez !
Et, tandis que, tristement et silencieusement, il ouvrait la seconde lettre, je pris la première, et je lus :

« Monsieur,
C'est avec ma douleur personnelle, augmentée de celle que vous allez éprouver, que je vous annonce que madame *** est morte, dimanche dernier, comme sonnait le dernier coup de minuit.
Elle avait, la veille au moment où elle vous écrivait, été prise d'une indisposition que nous crûmes légère d'abord, et qui alla s'aggravant jusqu'au moment de sa mort.
J'ai l'honneur de vous envoyer, toute incomplète qu'elle est, la lettre qu'elle avait commencée pour vous. Cette lettre vous prouvera que, jusqu'au moment de sa mort, les sentiments qu'elle vous avait voués sont restés les mêmes.
Je suis, monsieur, bien tristement, comme vous pensez, votre très humble et très obéissante servante. »
                    Thérèse Miraud.

- Eh bien, vous voyez, me dit M. Villenave, c'est au dernier coup de minuit que le portrait est tombé, c'est au dernier coup de minuit qu'elle est morte.
Je crus que la douleur qu'il éprouvait avait besoin surtout, non pas de plates consolations que je pouvais lui donner, mais d'une solitude pleine de souvenirs.
Je repris mon chapeau, je lui serrai la main, et je sortis.
Cela m'avait rappelé cette apparition de mon père, qui, la nuit même de sa mort, était venu me réveiller tout enfant, et je me fis, sans pouvoir y répondre, cette question tant de fois faite : « Par quels liens mystérieux la mort tient-elle donc à la vie ? »
Depuis, lorsque je perdis ma mère, que j'aimais plus que tout au monde, et qui, de son côté, m'adorait au-delà de toute expression, je me rappelai cette double apparition, et, près du lit où elle venait d'expirer, à genoux et les lèvres sur sa main, je la suppliai, si quelque chose d'elle survivait à elle- même, de m'apparaître une dernière fois ; puis, la nuit venue, je me couchai dans une chambre isolée, attendant, le coeur tout palpitant, la vision bien aimée.
Je comptai inutilement presque toutes les heures de la nuit, sans qu'aucun bruit, sans qu'aucune apparition vînt consoler ma veille funèbre.
Et, alors, je doutai de moi-même et des autres, car j'aimais tant ma mère et elle m'aimait tant, que, si elle eût pu se soulever une dernière fois de sa couche pour me dire un dernier adieu, elle l'eût fait bien certainement.
Puis peut-être les enfants et les vieillards sont-ils seuls privilégiés : les enfants, parce qu'ils sont plus près du berceau ; les vieillards, parce qu'ils sont plus près de la tombe.

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