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Chapitre CXI


Barthélemy et Méry. – M. Eliçagaray. – Méry joueur de dominos et anatomiste. – L'Epître à Sidi Mahmoud. – Le libraire Ponthieu. – Soulé. – La Villéliade. – L'imprimeur Barthélemy. – Méry improvisateur. – Les Voeux de la nouvelle année. – Pastiche de Lucrèce.

Nous avons parlé, au commencement du chapitre précédent, des poètes prophètes ; parlons un peu des poètes soldats.
Au nombre de ceux-là, les plus vaillants, les plus assidus, ceux qui ont fait le plus rude travail comme mineurs, ceux qui ont livré les plus rudes assauts comme combattants, sont bien certainement MM. Barthélemy et Méry.
Marseillais tous deux, ils se connaissaient cependant à peine en 1825. M. Méry n'avait jamais quitté Marseille, et M. Barthélemy, après l'avoir quittée enfant, n'y était presque jamais revenu.
M. Barthélemy, que nous appellerons Barthélemy tout court, si on le veut bien, avait été élevé au collège de Juilly, et y avait reçu une excellente éducation grecque et latine ; il avait fait à Marseille, dans le genre de Mathurin Régnier, une satire qui avait fait beaucoup de bruit, mais sans jamais être imprimée, lorsqu'il publia, à propos du sacre, une Ode à Charles X.
Perdu dans le succès qu'obtinrent, à cette époque, des rivaux déjà illustres, quand il était encore inconnu, Barthélemy vit son ode passer inaperçue, et, cependant, il y avait dans cette ode quelques strophes remarquables, et entre autres celle-ci, adressée à Camons :

          Et toi, chantre fameux des conquérants de l'Inde,
          Fier de ton indigence et des lauriers du Pinde,
          Tu nageais sur les flots de l'abîme irrité,
          Et du double trépas vainqueur digne d'envie,
          D'une main tu sauvais ta vie,
          De l'autre tu sauvais ton immortalité !

Barthélemy avait hérité un certain patrimoine de son père, et le mangeait tranquillement hôtel du Grand-Balcon, rue Traversière, n° 11.
Méry aussi avait débuté, et, pour son début, à l'âge de dix-huit ans, il avait été condamné à huit mois de prison.
Ce début était une brochure contre M. Eliçagaray.
Quand, après vingt-cinq ans écoulés, on se retourne et qu'on revient sur l'ancien sentier de sa vie, on est tout étonné d'y retrouver des noms d'hommes et de choses complètement oubliés et qui, cependant, à une certaine époque, causèrent dans la société des oscillations éteintes dans tous les souvenirs depuis que l'équilibre s'est rétabli.
M. Eliçagaray était inspecteur de l'Université.
Un jour, il arriva à Marseille, et fit, comme d'habitude, un discours au collège royal.
Dans ce discours, on remarquait cette phrase que nous reproduisons textuellement dans son sens, sinon dans son texte :
« Messieurs, il faut avoir deux poids et deux mesures. Quand un élève sera royaliste et religieux, il faut lui tout pardonner ; quand il sera libéral, il faut être envers lui de la plus grande sévérité. »
L'emploi de ces deux poids et de ces deux mesures, qui eut un grand retentissement dans les journaux du temps, révolta Méry : il fit contre M. Eliçagaray une brochure un peu vive, à ce qu'il paraît, et cette brochure, comme nous l'avons dit, valut à son auteur huit mois de prison.
Méry n'avait à Marseille aucune ressource ; il avait le commerce en antipathie, il faisait des vers avec la plus grande facilité, et il jouait aux dames en joueur de première force.
Il ne fallait pas penser au commerce, il ne fallait pas compter sur la poésie : Méry résolut donc d'utiliser le jeu, qui, porté au point où il le possédait, devient un art.
Il partit pour Paris dans l'intention d'y vivre en jouant aux dames.
Il y arriva à vingt et un ans, se logea rue des Petits-Augustins, n° 11, chez madame Caldairon, avec Achille Vaulabelle, l'auteur des Deux Restaurations, et commença une existence partagée entre l'étude de la géologie sous Cuvier, et le perfectionnement du jeu de dames, avec les premiers amateurs du café Manoury.
Il jouait donc aux dames au café Manoury, et étudiait la géologie au Jardin des Plantes.
En jouant à dix sous la partie – jamais davantage –, Méry se fit, pendant un an, un revenu de dix francs par jour.
D'un autre côté, il ne manquait pas une leçon d'anatomie comparée, et Cuvier, qui n'avait pas d'auditeur plus assidu que lui, le tenait en grande amitié, et lui prédisait sa survivance géologique.
Les choses, d'ailleurs, se présentaient à merveille pour l'avenir de notre Marseillais : madame Caldairon, qui l'adorait, voulait lui faire épouser une jeune marchande de modes très en vogue à cette époque, et dont la maison, l'une des plus accréditées de Paris, rapportait vingt-cinq ou trente mille francs par an. Le mariage était arrêté ; Méry souriait à un avenir de paille de riz, et de rubans bleus et roses, lorsque par une fraîche soirée de février 1826, la jeune fiancée, forcée de traverser le pont des Arts au bras de Méry, faute d'un fiacre, cherché inutilement quai Voltaire et rue Jacob, fut prise d'un refroidissement, atteinte d'une maladie de poitrine, et mourut en trois jours.
Méry se trouva veuf, sans avoir été marié.
Il se crut condamné à des larmes éternelles. Mais les dames et la géologie ont de puissantes consolations, et, sans avoir oublié la pauvre morte, Méry se trouva, un matin, la tête assez libre pour dire à Barthélemy :
- Mon cher, savez-vous qu'un homme qui ferait dans ce moment-ci de la satire aurait une place superbe à prendre en politique et en poésie ?
- Avez-vous une idée ? demanda Barthélemy.
- Oui, certes.
- Laquelle ?
- Une Epître à Sidi Mahmoud.
Vous avez oublié ce que c'était que Sidi Mahmoud, n'est-ce pas ? Eh bien, je vais vous le dire.
C'était un envoyé de notre ami le bey de Tunis – un peu moins notre ami, à cette époque-là, qu'il ne l'est aujourd'hui –, et qui venait féliciter Charles X sur son avènement à la couronne.
Sidi Mahmoud avait été reçu solennellement, le 5 mai, au ministère des affaires étrangères, par M. le baron de Damas, ayant autour de lui des pairs, des députés et des officiers généraux.
Au moment où l'huissier avait annoncé l'ambassadeur, tout le monde s'était levé, excepté M. de Damas, qui, représentant le roi de France, était resté assis et couvert. M. de Damas avait salué l'ambassadeur d'un geste de sa main, et lui avait fait signe de s'asseoir. L'ambassadeur avait, alors, remis ses lettres, et s'était assis. Un interprète arabe avait traduit les lettres.
Paris, qui n'avait pas grand-chose à faire en ce moment-là, était purement et simplement préoccupé de Sidi Mahmoud, de ses trente ans, de sa belle tête brune, de son dolman blanc brodé en soie bleu de ciel et rattaché avec des agrafes d'or, des deux châles qui formaient son turban, et du cachemire qu'il portait sur son épaule.
Méry avait donc parfaitement raison : le cadre était excellent ; Barthélemy le reconnut comme lui et avec lui. Malheureusement, il partait pour Londres.
- Faites votre épître tout seul, dit-il à Méry, et, à mon retour, nous parlerons satire.
Barthélemy partit pour Londres, et Méry composa son épître.
L'épître composée, le travail le plus difficile n'était pas accompli : il s'agissait, maintenant, de la faire imprimer.
Méry porta son épître à Ponthieu, qui se récria : personne ne lisait plus de vers ! Méry eut beau répondre par les vingt éditions de Casimir Delavigne, par les quinze éditions de Béranger, par les douze éditions de Lamartine, par les dix éditions de Victor Hugo ; à chaque nom que prononçait Méry, Ponthieu, disait : « oh ! M. Casimir Delavigne, c'est autre chose ! - Oh ! M. Béranger, c'est autre chose ! - Oh ! M. Victor Hugo, c'est autre chose ! - Oh ! M. Lamartine, c'est autre chose ! » Ce qui veut dire, en langue d'imprimeur : « Mon cher monsieur, tous les gens dont vous me parlez là ont un nom et du talent, et vous n'avez ni l'un ni l'autre. »
Méry, battu, repoussé, chassé, fit retraite, son épître à la main. On lui avait parlé d'un autre imprimeur nommé Béraud. Malheureusement, cet imprimeur-là avait une opinion, il était gouvernemental.
Méry résolut de lui présenter son ode comme une pièce de poésie en l'honneur de M. de Villèle.
L'intelligence de l'imprimeur ferait le reste.
Méry ne se trompait pas. L'imprimeur lut L'Epître à Sidi Mahmoud, en fut très content, et offrit de l'imprimer, à la condition qu'on le rembourserait sur les premiers exemplaires vendus. On tira l'oeuvre à deux mille. Les deux mille exemplaires disparurent en moins de huit jours.
Sur ces entrefaites, Barthélemy revint de Londres.
A son arrivée à Paris, il apprit le succès de l'épître, et, saisissant la balle au bond avant qu'elle fût morte, il fit une autre épître intitulée : Adieux à Sidi Mahmoud, qui eut presque autant de succès que la première.
Dans l'intimité de Méry et de Barthélemy vivait, à cette époque, un des rédacteurs principaux du journal Le Nain jaune ; ce rédacteur se nommait Soulé. Il venait d'être condamné à deux mois de prison, pour un article de Santo-Domingo. il ne voulait pas faire ses deux mois de prison. Il avait, par hasard, avec Barthélemy une ressemblance physique qui permettait qu'il se servît de son passeport. Barthélemy le lui prêta. Soulé partit pour Londres, de Londres passa aux Etats-Unis, et est aujourd'hui le premier avocat de la Nouvelle-Orléans, où il gagne cent mille francs par an.
Pendant ce temps, Méry faisait seul son Epître à M. de Villèle.
Ces publications toutes chaudes d'opposition, de raillerie et d'esprit du moment, avaient le plus grand succès. Deux poètes de plus venaient de s'inscrire au catalogue des poètes.
Ils résolurent, alors, suivant la même route, de lier leurs deux plumes, et ils publièrent sous leur double nom La Villéliade, qui eut quinze éditions.
Seulement, La Villéliade faite, restait, comme pour L'Epître à Sidi Mahmoud, la grande question de savoir quel libraire oserait l'éditer.
Les libraires craignaient trois choses : l'amende, la prison, le retrait de leur brevet.
Méry et Barthélemy allèrent chez tous les libraires de leur connaissance, offrant leur poème ; chacun de ceux auxquels il s'adressaient acceptait d'abord, puis lisait un chant ou deux, puis rendait le manuscrit en secouant la tête, et en disant :
- Edite votre poème qui voudra, ce ne sera pas moi !
Les deux collaborateurs reprenaient leur manuscrit, et faisaient près d'un autre libraire une nouvelle tentative qui avait le même résultat.
Quand on eut épuisé la liste des libraires connus, on passa aux imprimeurs avec lesquels on avait eu des relations.
Les imprimeurs étaient dans la situation des libraires. Ils craignaient, comme nous l'avons dit, l'amende, la prison, le retrait de leur brevet : ils refusèrent.
C'était triste de rester avec cinq ou six mille vers sur les bras. Et quels vers ! Des vers qu'un mois après, la France entière devait savoir par coeur.
Méry proposa de faire une nouvelle tentative près d'un imprimeur tout à fait inconnu. C'était un remède désespéré. mais les remèdes désespérés sauvent parfois le malade. On ouvrit un Annuaire de la librairie, pour y chercher un nom d'imprimeur qui, par l'assemblage de ses lettres, sa signification ou sa consonance, donnât quelque espoir aux yeux ou à l'oreille des deux poètes.
Il y avait un imprimeur qui se nommait Auguste Barthélemy ; il demeurait rue des Grands-Augustins, n° 10.
Le nom parut de bon augure aux deux auteurs. Ils reprirent leur manuscrit, et se présentèrent chez M. Barthélemy.
Ils trouvèrent un grand jeune homme, au front intelligent, au regard doux mais ferme, à la figure ouverte et bienveillante.
Ils lui exposèrent leur embarras.
- Votre oeuvre est donc une oeuvre d'opposition ? demanda-t-il.
- Oui, monsieur.
- Très vigoureuse ?
- Trop vigoureuse, à ce qu'il paraît.
- Et il y a du risque à l'imprimer ?
- On le dit.
- Eh bien, j'imprime votre oeuvre, et je cours le risque...
Les deux poètes tendirent chacun une main ; M. Barthélemy tendit les deux mains.
Dix jours après, La Villéliade, pour laquelle il avait fait les avances d'impression, de papier, de brochage, etc., paraissait et se vendait, comme nous l'avons dit, à quinze éditions !
Cet imprimeur, qui faisait de l'opposition sous les Bourbons, qui en a fait sous Louis-Philippe, était notre bon et brave ami Auguste Barthélemy, depuis représentant d'Eure-et-Loir à la Constituante et à la Législative. Forcé de s'expatrier après le 2 décembre, il est resté cinq mois à Bruxelles, et aujourd'hui, rentré en France, et ayant refusé de prêter serment comme conseiller général, il habite son château de Levéville, à une lieue de Chartres. – Hâtons-nous de dire que ce n'est pas sur ses économies d'imprimeur qu'il a acheté ce château. Hélas ! non ; sa loyauté commerciale, dont on vient de voir un exemple, lui a coûté, au contraire, quelque chose comme cent cinquante ou deux cent mille francs !
Voilà l'histoire de La Villéliade.
Au reste, dans les notes du sixième chant de L'Enéide, Barthélemy dit que le poème est de Méry seul.
J'ai peu connu Barthélemy ; à peine l'ai-je vu une ou deux fois dans ma vie ; mais j'ai beaucoup connu Méry. Il a été, il est, et sera toujours probablement un de mes meilleurs amis.
Et ces amis, je puis les compter facilement : j'en ai deux ou trois, en cherchant bien, quatre peut-être !
Vous voyez que, si petite que fût ma maison, en supposant que j'eusse une maison, elle ne serait pas pleine.
Rien n'était plus étrange pour la dissemblance physique et morale que cette association de Méry et de Barthélemy. – Barthélemy est de haute taille ; Méry, de taille ordinaire ; Barthélemy est froid comme une glace ; Méry, ardent comme une flamme ; Barthélemy, muet et concentré ; Méry, loquace et tout en dehors. Barthélemy manque d'esprit dans la conversation ; Méry est une cascade de mots, un paquet d'étincelles, un feu d'artifice. Méry – et j'abandonne ici la comparaison – sait tout ou à peu près tout ce qu'on peut savoir. Il connaît la Grèce comme Platon, Rome comme Vitruve, l'Inde comme Hérodote ; il parle latin comme Cicéron, italien comme Dante, anglais comme lord Palmerston.
Mélomane au premier chef, un jour qu'il disputait avec Rossini :
- Tenez, dit-il à l'auteur de Moïse et de Guillaume Tell, laissez-moi tranquille, vous n'entendez rien à la musique !
Et Rossini lui répondit :
- C'est vrai.
L'homme le plus spirituel a ses bons et ses mauvais jours, ses lourdeurs et ses allégements de cerveau. Méry n'est jamais fatigué, Méry n'est jamais à sec. Quand, par hasard, il ne parle pas, ce n'est point qu'il se repose, c'est tout simplement qu'il écoute ; ce n'est point qu'il est fatigué, c'est qu'il se tait. Voulez-vous que Méry parle ? Approchez la flamme de la mèche et mettez le feu à Méry, Méry partira ! Laissez-le aller, ne l'arrêtez plus, et, que la conversation soit à la morale, à la littérature, à la politique, aux voyages, qu'il soit question de Socrate ou de M. Cousin, d'Homère ou de M. Viennet, de Napoléon ou du président, d'Hérodote ou de M. Cottu, vous aurez la plus merveilleuse improvisation que vous ayez jamais entendue.
Puis – chose incroyable ! –, au milieu de tout cela, jamais une médisance sur un ami !
Si Méry a touché le bout des doigts d'un homme, tout le corps lui est sacré.
Et, en effet, qui rend l'homme méchant ? L'envie ! Que voulez-vous qu'envie Méry ?
Il est savant comme l'était Nodier ; il est poète comme nous tous ensemble ; il est paresseux comme Figaro, spirituel comme... comme Méry ; c'est à mon avis une très belle position en littérature.
Quant à la facilité de Méry, elle est devenue proverbiale ; j'en citerai deux exemples.
Un soir du 31 décembre, où l'on parlait de cette facilité, et où je ne sais plus quel saint Thomas littéraire la révoquait en doute, Méry demanda qu'on voulût bien lui imposer un certain nombre de bouts-rimés qu'il s'engageait à remplir à l'instant même.
Nous nous réunîmes, et nous trouvâmes, à grand renfort d'imagination, les rimes suivantes :

          Chou-fleur,
          Trouble,
          Souffleur,
          Rouble.

          Clairon,
          Dune,
          Perron,
          Lune.

          Fusil,
          Coude,
          Grésil,
          Boude.

          Nacarat,
          Conque,
          Baccarat,
          Quelconque.

          Argo,
          Jongle,
          Camargo,
          Ongle.

En moins de temps que nous n'en avions mis à trouver les rimes, Méry composa les vers suivants :

Voeux de la Nouvelle Année

          A tous nos Curtius je souhaite un choufleur ;
          A nos législateurs, des séances sans trouble ;
          A l'acteur en défaut, un excellent souffleur ;
          Aux Français en Russie, un grand dédain du rouble ;
          A Buloz, le retour de Mars et de Clairon ;
          Aux marins, le bonheur de vivre sur la dune ;
          A la Sainte-Chapelle, un gothique perron ;
          A l'apôtre Journet, l'amitié de la lune ;

          Au soldat citoyen, l'abandon du fusil ;
          A l'écrivain public, un coussin pour son coude ;
          A moi, l'hiver sans froid, sans neige et sans grésil ;
          Un soleil qui jamais dans un ciel gris ne boude ;

          Au Juif errant, un banc de velours nacarat ;
          A l'Arabe au désert, des eaux à pleine conque ;
          Au joueur, un essaim de neuf au baccarat ;
          A l'homme qui s'ennuie, une douleur quelconque ;

          A Leverrier, un point dans le signe d'Argo ;
          Au tigre du Bengale, un Anglais dans la jongle ;
          Aux danseuses du jour, les pieds de Camargo ;
          A l'auteur qu'on attaque, une griffe pour ongle !

Un autre soir, c'était chez madame de Girardin ; il était fort question, à cette époque, de la Lucrèce de Ponsard. L'Académie, haineuse et aux abois, avait absolument besoin, ayant tant de haine, de simuler au moins un amour ; l'Académie, qui ne connaissait pas un mot de Lucrèce, la vantait, la prônait, l'exaltait ; c'était d'avance la fille adoptive de toutes ces impuissances, qui, n'ayant jamais fait d'enfants, en sont réduits à caresser les enfants des autres ; c'était, enfin, une oeuvre qu'on allait avoir à opposer à Marion Delorme et à Lucrèce Borgia, à La Maréchale d'Ancre et à Chatterton, à Antony et à Mademoiselle de Belle-lsle. Il y avait donc liesse au palais Mazarin.
En attendant l'apparition du chef-d'oeuvre, chacun en parlait à son point de vue.
Je connaissais Lucrèce, je l'avais entendue. Je savais que c'était une estimable tragédie de collège, consciencieusement faite par son auteur, qui, peut-être un peu ignorant des âges romains, me semblait avoir confondu la Rome des rois avec celle des empereurs, Sextus Tarquin avec Caligula, Tullie avec Messaline ; mais, enfin, je soutenais que l'oeuvre, toute dépourvue qu'elle était d'imagination et de drame, méritait d'être écoutée à cause de la forme, lorsque Méry dit :
- Moi, je propose de faire une Lucrèce, et de la faire jouer avant que la Lucrèce de Ponsard soit jouée elle-même. On l'annonce pour le 25 du mois – nous sommes le 22 : elle ne sera jouée que le 30. C'est plus de temps qu'il n'en faut pour faire deux mille vers, pour les lire, les distribuer, les répéter et les jouer.
- Combien vous faut-il pour faire la tragédie ? dis-je à Méry.
- Dame ! à quatre cents vers l'acte, cinq actes, c'est cinq jours.
- Ainsi, demain au soir, vous pourriez nous donner le premier acte ?
- Demain au soir, oui.
Nous prîmes rendez-vous pour le lendemain au soir, sans compter aucunement sur le premier acte de Lucrèce.
Le lendemain, tout le monde était exact au rendez-vous.
Nous nous transformâmes en comité de lecture. On apporta un verre d'eau à Méry. Il s'assit à la table ; nous fîmes cercle à l'entour. Il tira son manuscrit de sa poche, toussa, trempa l'extrémité de ses lèvres dans l'eau, et lut les scènes suivantes.
Il n'avait pas fini l'acte parce qu'il avait été dérangé ; mais il offrait de terminer, séance tenante, ce qu'il en manquait.

                    Lucrèce
                    Tragédie

Scène Première

La maison de l'aruspice Faustus, c'est-à-dire une vaste treille à mi-côte du mont Quirinal. A gauche, la façade d'une maison en brique rouge ; devant la porte, un autel supportant un dieu pénate en argile ; au pied du Quirinal, dans un fond lumineux, le Champ de Mars bordé par le Tibre.

Faustus, seul, à l'autel de ses dieux.
          Dieu pénate d'argile, ô mon dieu domestique !
          Un jour, tu seras d'or, sous un riche portique,
          Tel que Rome en prépare à nos dieux immortels
          Et le sang des taureaux rougira tes autels.
          Mais, aujourd'hui, reçois avec un oeil propice
          La prière et le don du pieux aruspice ;
          Ces fruits qu'une vestale a cueillis, ce matin,
          Dans le verger du temple, au pied de l'Aventin,
          Et ce lait pur qui vient de la haute colline
          Où, la nuit, on entend une voix sibylline,
          Quand le berger craintif suspend aux verts rameaux
          La flûte qu'un dieu fit avec sept chalumeaux.
          L'aube sur le Soracte annonce sa lumière ;
          Si j'apporte déjà mon offrande première,
          C'est qu'une grande voix a retenti dans l'air ;
          C'est que la foudre, à gauche, a grondé sans éclair,
          Et que, dans cette nuit sombre et mystérieuse,
          A gémi l'oiseau noir aux branches de l'yeuse.
          O dieu lare ! dis-moi quel forfait odieux
          Doit punir aujourd'hui la colère des dieux,
          Afin que le flamine et la blanche vestale
          Ouvrent du temple saint la porte orientale,
          Et qu'au maître des dieux, dans les rayons naissants,
          Montent avec le jour la prière et l'encens.

Scène II

Faustus, Brutus, en tunique de couleur brune,
comme un laboureur suburbain
.

Brutus
          Que les dieux te soient doux, vieillard, et que Cybèle
          Jamais dans tes jardins n'ait un sillon rebelle !
          La fatigue m'oppresse ; à l'étoile du soir,
          Hier, je vins à la ville...

Faustus
                              Ici, tu peux t'asseoir.
          Modeste est ma maison, étroite est son enceinte ;
          Mais j'y vénère encor l'hospitalité sainte,
          Et j'apaise toujours la faim de l'indigent,
          Comme si mon dieu lare était d'or ou d'argent.

Brutus
          Je le sais.

Faustus
                    Quelle rive, étranger, t'a vu naître ?

Brutus
          Quand les dieux parleront, je me ferai connaître.
          Ma mère est de Capène ; elle m'accoutuma,
          Tout enfant, à servir les grands dieux de Numa.
          Du haut du Quirinal, on voit ma bergerie
          Sous le bois saint aimé de la nymphe Egérie,
          Et jamais le loup fauve, autour de ma maison,
          Ne souilla de ses dents une molle toison.

Faustus
          Et quel secret dessein à la ville t'amène ?

Brutus
          La liberté !... Jadis Rome était son domaine,
          Lorsque les rois pasteurs, sur le coteau voisin,
          Pauvres, se couronnaient de pampre et de raisin ;
          Lorsque le vieux Evandre arrivait dans la plaine,
          Pour présider aux jeux, sous un sayon de laine,
          Et que partout le Tibre admirait sur ses bords
          Des vertus au-dedans et du chaume au-dehors...
          Mais ces temps sont bien loin ! Tout dégénère et tombe !
          Le puissant Romulus doit frémir dans sa tombe,
          En écoutant passer sur son marbre divin
          Des rois ivres d'orgueil, de luxure et de vin !

Faustus
          Jeune homme, la sagesse a parlé par ta bouche.
          Ton regard est serein ; la voix rude me touche.
          Non, tu n'es pas de ceux qui vont à nous, rampant
          Sous l'herbe des jardins, comme fait le serpent ;
          Infâmes délateurs qui touchent un salaire
          En révélant au roi la plainte populaire,
          Et livrent au bourreau, sous l'arbre du chemin,
          Tout citoyen encor fier du nom de Romain...

Brutus
          Prêtre, écoute ton fils. – Tu te souviens, sans doute,
          D'un nom sacré d'un nom que le tyran redoute,
          D'un nom qui flamboyait sur le front d'un mortel,
          Comme un feu de Cybèle allumé sur l'autel,
          De Brutus ?

Faustus
                    Sa mémoire est-elle ensevelie ?
          Ce nom est-il de ceux que le Romain oublie ?
          Il vivra tant qu'un prêtre en tunique de lin
          Dira l'hymne de Rome au dieu capitolin !
          Je l'ai connu ! J'ai vu s'incliner, comme l'herbe,
          Ce héros sous le fer de Tarquin le Superbe !...
          Il est mort ! Morts aussi tous ses nobles parents,
          Hécatombe de gloire immolée aux tyrans !

Brutus
          Prêtre, il lui reste un fils.

Faustus
                              Je le sais : corps sans âme !
          Noble front que le ciel a privé de sa flamme !
          Ombre errante qui va demander sa raison
          Au sang liquide encore au seuil de sa maison !

Brutus
          C'est un faux bruit : sa main à la vengeance est prête ;
          Minerve a conservé sa raison dans sa tête.
          Son père lui légua son visage, sa voix,
          Sa vertu...

Faustus, s'écriant.
                    Dieux, je veux l'embrasser !

Brutus
                                                  Tu le vois.

Faustus
          Oh...
Serrant Brutus dans ses bras.
                    Les dieux quelquefois jettent sur la paupière
          Un voile, comme ils font aux images de pierre ;
          La vieillesse est aveugle ! oh ! je te reconnais !
          Je rentre dans la vie... Oui, mon fils, je renais !
          O dieu lare, pourquoi ton funèbre présage ?
          Oui, voilà bien son pas, son regard, son visage,
          Son maintien de héros, son geste triomphant !
          Brutus mort sous mes yeux, revit en son enfant !
          Mes pleurs réjouiront ma paupière ridée !...
          Dis, quel heureux destin t'a conduit ?

Brutus
                                                  Une idée.
          Le temps est précieux ; le premier rayon d'or
          Luit sur le fronton blanc de Jupiter Stator.
          Il faut agir ! Apprends que, dans Rome, j'épie
          Les cyniques projets de cette race impie,
          Et qu'elle nous prépare un crime de l'enfer,
          Rêvé par l'Euménide en sa couche de fer.
          La ville de nos dieux par le crime est gardée ;
          Le sénat dort ; Tarquin fait le siège d'Ardée ;
          La justice se voile et marche d'un pas lent ;
          Sextus règne au palais ! Sextus !... un insolent !
          Entouré nuit et jour de ses amis infâmes,
          Braves comme Ixion pour insulter les femmes !
          Ne laissant, sous le chaume ou le lambris doré,
          Dans une alcôve en deuil, qu'un lit déshonoré !
          Ce matin, éveillé, l'aube luisant à peine,
          J'ai vu Sextus assis sous la porte Capène.
          Il parlait, l'imprudent ! et ne se doutait pas
          Du fantôme éternel qui brûle sous ses pas !
          Donc, j'ai su qu'il attend que Rome tout entière
          S'éveille, et qu'un esclave apporte sa litière.
          Je ne puis en douter : un obscène souci,
          Avant le grand soleil, doit le conduire ici.

Faustus
          Ici ?

Brutus
                    Dans ta maison quel dieu jaloux amène,
          Par ce sentier désert, une dame romaine ?

Faustus
          Une seule...elle vient aux heures du matin.

Brutus
          Quel est son nom ?

Faustus
                              L'hymen l'unit à Collatin.

Brutus
          Lucrèce !... Dieux, le lis de notre gynécée !
          Sainte pudeur, défends ta fille menacée !

Faustus
          Son époux est absent, et, quand le jour a lui,
          Elle vient consulter les augures pour lui.

Brutus
          Oh ! qu'aujourd'hui des dieux la puissance immortelle
          L'écarte !

Faustus
                    Un bruit de pas !...

Brutus
                                        Sainte pudeur ! c'est elle !...

Nous voulions bien faire une plaisanterie, mais nous ne voulions pas commettre un meurtre : jouer cette pièce au Théâtre-Français ou à la Porte- Saint-Martin avant la Lucrèce de M. Ponsard, c'était évidemment tuer celle ci. Méry s'arrêta donc, à la moitié du premier acte.
Un dernier mot sur 1828.
Méry, à cette époque, demeurait rue de Harlay, 29, dans la même chambre que Carrel.
La réunion du soir se composait ordinairement de Rabbe, de Raffenel et de Reboul.
De ces cinq amis, presque inséparables, quatre ont été cruellement emportés, et emportés avant l'heure.
Rabbe, par une maladie terrible qui le coucha dans la tombe, aussi défiguré que si un tigre lui eût rongé le visage.
Carrel et Reboul furent tués en duel, l'un à Saint-Mandé, l'autre à la Martinique.
Raffenel fut coupé en deux sur l'Acropole par un boulet de canon turc.

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