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Chapitre CIX


Les acteurs anglais à Paris. – Importations littéraires. – Trente Ans ou la Vie d'un joueur. – Hamlet, par Kemble et miss Smithson. – Un bas-relief de mademoiselle de Fauveau. – Visite à Frédéric Soulié. – Il refuse de faire Christine avec moi. – Une attaque nocturne. – Je retrouve Adèle Dalvin. – Je passe la nuit au violon.

Vers 1822 ou 1823, je crois, une troupe anglaise avait essayé de venir donner des représentations sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin ; mais elle avait été accueillie par tant de cris et de huées, on avait lancé du parterre sur le théâtre tant de pommes et d'oranges, que les malheureux artistes avaient été obligés d'abandonner le champ de bataille, tout couvert de projectiles.
Voilà comment, en 1822, on entendait l'esprit national !
Puis, en 1822, on pensait qu'il serait déshonorant, pour un théâtre où l'on jouait, nous ne dirons pas Corneille et Molière, mais MM. Caigniez et Pixérécourt, de donner asile sur ses planches à un barbare comme Shakespeare, et au cortège d'oeuvres immondes qu'il traînait après lui.
Cinq ans seulement s'étaient écoulés depuis cette époque, et l'on annonçait, à la grande curiosité de tout le monde, qu'une troupe anglaise allait venir représenter sur le second Théâtre-Français les chefs-d'oeuvre de Shakespeare.
Cinq ans avaient suffi à faire cet éclaircissement dans les idées, tant les idées mûrissent vite à cet ardent soleil du XIXe siècle.
Au reste, l'exemple de cette courtoisie nous était donné par nos voisins d'outre-mer. Mademoiselle George venait, grâce sans doute aux souvenirs politiques qui l'entouraient, d'obtenir ce que jamais Talma, malgré son origine franco-anglaise, n'avait obtenu, c'est-à-dire la représentation publique et à bureau ouvert d'un ouvrage français.
Le 28 juin 1827, sous la protection du duc de Devonshire, mademoiselle George avait donné, avec le plus grand succès, une représentation de Sémiramis.
La recette s'était élevée à huit cents livres sterling vingt mille francs.
Quelques jours après, toujours avec le même succès, elle avait joué Mérope.
Ce double triomphe avait donné au directeur de l'Odéon l'idée de traiter avec une troupe anglaise. On annonçait ces représentations pour les premiers jours de septembre, et elles étaient attendues avec impatience.
En effet, du mépris complet de la littérature anglaise, on était passé à une admiration enthousiaste. M. Guizot, qui ne savait pas un mot d'anglais, à cette époque – et qui l'a trop bien su depuis ! –, avait retraduit Shakespeare à l'aide de Letourneur. Walter Scott, Cooper et Byron étaient dans toutes les mains. M. Lemercier avait fait une tragédie avec le Richard III ; M. Liadière en avait fait une autre avec la Jane Shore. On avait joué Le Château de Kenilworth à la Porte-Saint-Martin ; Louis XI à Péronne au Théâtre- Français ; Macbeth à l'opéra. On parlait de la Juliette de Frédéric Soulié, de l'Othello d'Alfred de Vigny. Décidément, le vent soufflait de l'ouest et annonçait la révolution littéraire.
Ce n'était pas tout : on venait de jouer à la Porte-Saint-Martin une oeuvre dont le dénouement, emprunté au Vingt-Quatre Février, de Werner, avait fait révolution et par sa coupe et par son exécution.
Nous voulons parler de Trente Ans, ou la Vie d'un joueur, de MM. Victor Ducange et Goubaux.
Outre l'importance dramatique de l'ouvrage, deux éminents artistes venaient de se révéler :
Frédérick et madame Dorval.
Chose rare ! tous deux s'étaient tenus à une hauteur égale, l'un avait été digne de l'autre.
C'était donc là ce méchant tragédien qui jouait, trois ans auparavant, un frère Macchabée au théâtre de l'Odéon !
C'était donc là cette fille oubliée qui jouait ce mauvais rôle de Malvina dans Le Vampire !
Le drame populaire avait son Talma ; la tragédie du boulevard avait sa mademoiselle Mars.
Tout le monde connaît Trente Ans ; tout le monde l'a vu jouer par les deux artistes que nous venons de nommer. Mais tout le monde ne l'a pas vu jouer au milieu de cette fièvre des premières représentations qui brûlait tout le monde, acteurs et spectateurs.
Les artistes anglais trouvèrent donc le public parisien tout chaud d'émotion, et demandant à grands cris, pour faire suite aux émotions passées, des émotions nouvelles.
Il y a, dans la société, de ces moments-là ; tout y est tranquille, hors les imaginations. Les corps ne courent aucun danger, les esprits veulent des périls imaginaires ; il faut que la pitié humaine se prenne à quelque chose. Douze ans de calme faisaient que chacun appelait les larmes.
Avec notre esprit inquiet et aventureux, il faut toujours que nous mettions le drame quelque part, ou au théâtre ou dans la société.
En 1827, il était tout entier au théâtre.
Les Anglais donnèrent leur première représentation le 7 septembre. Abbott ouvrit la séance par un petit discours français assez nettement prononcé, et l'on joua Les Rivaux, du pauvre Sheridan, qu'on venait d'enterrer avec tant de difficultés, et Un Caprice de la Fortune, d'Allingham.
La troupe comique s'était fait les honneurs de la première soirée, et, quoique l'on eût remarqué un comique nommé Liston, et une amoureuse nommée miss Smithson, on avait compris que ce n'était point là ce que nous apportait, en réalité, de l'autre côté du détroit, cette troupe tant attendue.
J'avais résolu de suivre les représentations anglaises avec une certaine assiduité, et, comme Porcher était rentré, ou à peu près, dans les avances qu'il m'avait faites, j'avais été lui redemander deux cents francs, dont cent cinquante étaient entrés dans notre ménage, et dont cinquante avaient été destinés à m'initier aux beautés pratiques du drame anglais.
Je savais déjà, à cette époque, Shakespeare à peu près par coeur ; mais les pièces de théâtre, comme disent les Allemands, sont faites pour être vues et non pour être lues.
Je m'étais donc privé de cette première représentation, et j'attendais mes Anglais à Shakespeare.
Ils annoncèrent Hamlet.
Cette fois, je n'avais garde d'y manquer ; Ernest était, par bonheur de semaine pour le portefeuille. Je quittai le bureau à quatre heures, et j'allai prendre ma place à la queue, un peu mieux renseigné, cette fois, que je ne l'avais été lors de mon premier voyage à Paris.
Je savais si bien mon Hamlet, que je n'avais pas eu besoin d'acheter le libretto ; je pouvais suivre l'acteur, traduisant les mots au fur et à mesure qu'il les disait.
J'avoue que l'impression dépassa de beaucoup mon attente : Kemble était merveilleux dans le rôle d'Hamlet ; miss Smithson adorable dans celui d'Ophélia.
La scène de la plate-forme, la scène de l'éventail, la scène des deux portraits, la scène de folie, la scène du cimetière, me bouleversèrent. A partir de cette heure, seulement, j'avais une idée du théâtre, et, de tous ces débris des choses passées, que la secousse reçue venait de faire dans mon esprit, je comprenais la possibilité de construire un monde.
          « Et, sur tout ce chaos, dit la Bible, flottait l'esprit du Seigneur. »
C'était la première fois que je voyais au théâtre des passions réelles, animant des hommes et des femmes en chair et en os.
Je compris, alors, ces plaintes de Talma à chaque nouveau rôle qu'il créait ; je compris cette aspiration éternelle vers une littérature qui lui donnât la faculté d'être homme en même temps que héros ; je compris son désespoir de mourir sans avoir pu mettre au jour cette part de génie qui mourait inconnue en lui et avec lui.
La génération actuelle ne comprendra point ce que je viens d'écrire ; les études de son enfance lui ont fait Walter Scott aussi familier que Lesage, Shakespeare aussi familier que Molière. Notre siècle, devenu, avant toute chose, un siècle d'appréciation, sourit de doute, quand on lui dit qu'on huait un comédien parce qu'il était Anglais, et qu'on sifflait une pièce parce qu'elle était de Shakespeare.
Les représentations se suivirent avec une vogue croissante. A Hamlet succéda Juliette ; puis Othello ; puis, enfin, les uns après les autres, tous les chefs-d'oeuvre de la scène anglaise.
Kemble et miss Smithson eurent tous les honneurs de ces représentations. Il est impossible de se figurer ce qu'étaient la scène de folie d'Ophélia, la scène des adieux au balcon de Juliette, la scène d'empoisonnement dans les caveaux mortuaires, la scène de jalousie d'Othello, la mort de Desdemona, jouées par ces deux grands artistes.
Abbott, de son côté, jouait certains rôles d'une manière charmante.
Le rôle de Mercutio, entre autres, était pour cet élégant comédien un véritable triomphe.
Et voyez comme les événements qui doivent influer sur la vie d'un homme s'enchaînent les uns aux autres : le 10, les acteurs anglais clôturèrent la série de leurs représentations, me laissant le coeur tout haletant d'impressions inconnues, l'esprit illuminé de lueurs nouvelles.
Le 4, c'est-à-dire six jours auparavant, le salon d'exposition venait d'ouvrir.
A ce salon, mademoiselle de Fauveau avait exposé deux petits bas-reliefs autour desquels se groupaient tous les artistes.
Le premier de ces bas-reliefs représentait une scène de L'Abbé.
Le second, l'assassinat de Monaldeschi.
Je m'étais approché, comme les autres, de ces bas-reliefs, et plus que les autres peut-être avais-je admiré la finesse et l'énergie de ce ciseau, si habilement manié par des mains de femme.
J'avais lu L'Abbé. J'étais donc suffisamment renseigné sur l'un de ces bas- reliefs ; mais j'étais si peu au courant de certains points d'histoire, que j'ignorais complètement, non seulement les détails du fait rappelé par l'autre sculpture, mais encore ce que c'était que Monaldeschi, mais encore ce que c'était que Christine.
Je quittai le musée sans oser faire de questions à personne.
Comme c'était un dimanche, et que je n'avais pas vu Soulié depuis plusieurs jours, je résolus d'aller passer une partie de la soirée avec lui à la gare.
A neuf heures – après avoir prévenu ma mère que je rentrerais probablement très tard –, je sucrais une tasse de thé, près d'un bon feu le bois ne manquait pas à la scierie mécanique et je discutais avec Soulié sur les changements que les représentations qui venaient d'avoir lieu devaient l'engager à faire à sa Juliette.
Tout à coup, je me rappelle ce bas-relief représentant la mort de Monaldeschi, et, n'osant demander des détails à Soulié, de peur qu'il ne me raille sur mon ignorance, je lui demande s'il a une Biographie universelle.
Il en avait une.
Je lis les deux articles Monaldeschi et Christine.
Puis, après une rêverie de quelques instants, au fond de laquelle il me sembla voir s'agiter de sombres personnages et reluire des épées :
- Sais-tu, dis-je à Soulié, comme s'il avait pu suivre ma pensée, qu'il y a un terrible drame là-dedans ?
- Dans quoi ?
- Dans l'assassinat de Monaldeschi par Christine.
- Je crois bien !
- Veux-tu le faire ensemble ?
- Non, me répondit sèchement Soulié ; je ne veux plus travailler avec personne.
- Et pourquoi ?
- Parce que David m'a promis, à la première oeuvre importante que je ferais seul, de me faire avoir la croix par M. Portalis.
Je regardai Soulié tout étonné. Il avait dans le caractère de ces brutalités-là, dont lui-même ne se rendait pas compte.
- Puis, continua-t-il, je compte moi-même faire une tragédie sur ce sujet là.
- Ah ! dis-je en reposant les volumes.
- Ce qui ne t'empêche pas de faire ton drame, bien entendu, si tu y tiens toujours.
- Sur le même sujet que toi ?
- Il y a deux théâtres à Paris : il y a dix manières d'envisager un sujet.
- Mais lequel de nous deux lira au Théâtre-Français ?
- Celui qui aura le plus tôt fini.
- Cela ne te contrariera point ?
- Que diable veux-tu que cela me fasse ?
- Tu n'es pas aimable, ce soir.
- C'est que je ne suis pas content.
- Qu'as-tu ?
- J'ai que, si j'avais vu les acteurs anglais avant de faire ma Juliette, je l'aurais faite autrement, ou je ne l'aurais pas faite du tout.
- Veux-tu m'en croire ?
- En quoi ?
- Un vrai conseil d'ami... Laisse là ta Juliette, comme j'ai laissé mon Fiesque, et rêve à autre chose.
- Bah ! puisque c'est fait !
Je vis que c'était une chose arrêtée dans l'esprit de Soulié, et je n'insistai point davantage.
Puis, comme je n'étais pas assez riche pour acheter la Biographie universelle, je demandai à Soulié la permission de copier les deux articles ; ce qu'il m'accorda.
Il était évident que ma concurrence ne lui inspirait pas un grand effroi.
A minuit, nous nous séparâmes ; je m'en allai suivant le boulevard, et rêvant déjà à ma future Christine.
La nuit était obscure, le temps pluvieux, le boulevard à peu près désert.
En arrivant à la porte Saint-Denis, au moment où j'allais quitter le boulevard pour rentrer dans la rue, j'entendis des cris à trente pas en avant de moi ; puis, au milieu de l'obscurité, j'aperçus comme un groupe se mouvant violemment sur le boulevard.
Je courus vers l'endroit d'où partaient ces cris.
Deux individus attaquaient un homme et une femme. L'homme attaqué essayait de se défendre avec une canne ; la femme attaquée était renversée, et le voleur tentait de lui arracher une chaîne qu'elle avait au cou.
Je sautai sur le voleur, et, en un instant, il fut renversé à son tour, et mis sous mon genou.
Ce que voyant le second voleur, il abandonna l'homme et se sauva.
Il paraît que, sans y faire attention, je serrais le cou du mien outre mesure, car, tout à coup, à mon grand étonnement, il fit entendre le cri « A la garde ! »
Ce cri, joint à ceux qu'avaient déjà poussés l'homme et la femme attaqués, fit venir quelques soldats du poste Bonne-Nouvelle.
Je n'avais pas lâché mon voleur ; la garde le tira de mes mains.
Alors seulement, je pus répondre aux remerciements de ceux que j'avais délivrés.
La voix de la femme me frappa étrangement.
Cette femme, c'était Adèle Dalvin, que je n'avais pas revue depuis mon départ de Villers-Cotterêts.
L'homme, c'était son mari.
Il y avait une représentation extraordinaire à la Porte-Saint-Martin. Dans cette représentation, on avait joué La Noce et l'Enterrement. Ils savaient que j'étais pour quelque chose dans le chef-d'oeuvre, et ils avaient voulu le voir.
Le spectacle avait fini tard, comme aux jours de représentation extraordinaire. Adèle avait eu faim. En sortant, ils avaient soupé au café du théâtre ; le souper les avait attardés, et, au moment où ils atteignaient la hauteur de la pharmacie Charlard, ils avaient été attaqués par les deux bandits dont je les avais débarrassés, et dont l'un venait d'être appréhendé par les défenseurs de la patrie.
Malheureusement, les défenseurs de la patrie n'étaient pas aussi intelligents que braves. Ils ne surent pas distinguer les voleurs des volés, les bandits des honnêtes gens, et nous conduisirent tous au corps de garde, en nous annonçant que nous resterions là jusqu'au lendemain matin. Au jour, on enverrait chercher le commissaire de police, qui séparerait le bon grain de l'ivraie.
Nous voulûmes nous expliquer. Nous demandâmes que l'on fit un examen sérieux de nos personnes, de nos mines, de nos figures, qu'on les comparât à celles de l'homme que j'avais arrêté, et qu'on n'attendît point au lendemain pour nous rendre la justice qui nous était due. Mais, à cela, les défenseurs de la patrie répondirent imperturbablement que, la nuit, tout chat était gris ; que, par conséquent, on pouvait se tromper, tandis que, le lendemain, il ferait jour.
La décision n'était ni logique ni éloquente, mais nous n'étions pas les plus forts. On nous fit entrer, voleurs et volés, dans cette partie du corps de garde qu'on appelle le violon, et force nous fut d'attendre le bon plaisir de M. le chef du poste.
Chacun de nous s'accota, ainsi qu'on fait dans une voiture, et essaya de dormir.
Comme Adèle et son mari avaient pris pour eux deux un coin du lit de camp, il m'en resta un.
Je regardai longtemps avec tristesse cette femme, premier souvenir de ma vie, qui s'endormait peu à peu sur l'épaule d'un autre, qui tutoyait cet autre, et qui paraissait parfaitement heureuse.
Elle avait deux enfants : la mère avait consolé l'amante.
Eux dormirent. Le voleur et moi, nous ne dormîmes point.
Bientôt mes yeux se détachèrent d'Adèle et de son mari. Puis ma pensée revint sur ses pas, et reprit mon rêve où je l'avais abandonné. Je vis, avec les yeux du souvenir, le bas-relief de mademoiselle de Fauveau incrusté dans la muraille, et, dans ce corps de garde du boulevard Bonne-Nouvelle, à côté de cette femme et de son mari, en face de ce voleur que les prochaines assises devaient condamner à trois ans de prison, mon imagination créa les premières scènes de Christine.
A huit heures du matin, le commissaire entra.
Il reçut nos dépositions, puis nos adresses, et nous mit en liberté.
Quant à notre voleur, il fut immédiatement expédié à la préfecture de police.
Je rentrai à la maison, et trouvai ma pauvre mère tout éperdue.
Elle avait fait comme moi : elle n'avait pas fermé l'oeil de la nuit.
Je revis une ou deux fois Adèle pendant son séjour à Paris ; mais, dès cette époque, j'avais donné mon imagination, sinon mon coeur, à une maîtresse qui devait faire grand tort à mes maîtresses passées et à venir.
Cette maîtresse ou plutôt ce maître, c'était l'Art.

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