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Chapitre CVI


Succès de ma première pièce. – Mes trois nouvelles. – M. Marle et son orthographe. – Madame Setier. – Une mauvaise spéculation. – Le Pâtre, de Montvoisin. – L'oreiller. – Madame Desbordes-Valmore. – Comment elle devint poète. – Madame Amable Tastu. – Le Dernier Jour de l'année. – ­éphire.

La Chasse et l'Amour fut jouée comme pièce de circonstance, le 22 septembre 1825.
Elle eut un grand succès.
C'était Dubourjal qui jouait le principal rôle ; quels étaient les autres acteurs, je n'en sais plus rien.
J'aurais certainement oublié le titre de la pièce comme le nom des acteurs, si je ne voulais pas marquer le point de départ des cent drames que je ferai probablement, comme je vais marquer tout à l'heure le point de départ des six cents volumes que j'ai faits.
Ce succès donna assez de confiance à Porcher, pour que, sur ma première demande et sur mes billets à venir, il me prêtât cent écus.
Voici à quoi étaient destinés ces cent écus.
Pendant les répétitions de La Chasse et l'Amour, et pendant que je cherchais un sujet pour travailler avec Lassagne, j'avais écrit un petit volume de nouvelles que je voulais faire imprimer.
C'était l'époque des grands succès des petites choses. Je l'ai déjà dit à propos de La Pauvre Fille, de Soumet, et des Savoyards, de M. Guiraud ; je le répète à propos, non pas de mes nouvelles, à moi, mais de deux ou trois nouvelles que venaient de publier madame de Duras et Madame de Salm.
Je ne me rendais pas parfaitement compte de ces succès, ou plutôt du bruit qu'ils produisaient ; je ne faisais point la part de la position sociale des illustres auteurs, et je ne voyais pas pourquoi je ne ferais pas le même bruit et n'aurais pas le même succès avec mes nouvelles que mesdames de Duras et de Salm avec les leurs.
J'avais donc fait trois nouvelles ; ces trois nouvelles formaient un petit volume ; ce petit volume, je l'avais offert à dix libraires qui l'avaient refusé du premier coup et, je dois leur rendre cette justice, sans la moindre hésitation.
Ces trois nouvelles étaient intitulées : l'une, Laurette ; l'autre, Blanche de Beaulieu ; j'ai complètement oublié le titre de la troisième.
De Blanche de Beaulieu, j'ai fait depuis La Rose rouge ; de la troisième, dont j'ai oublié le nom, j'ai refait depuis Le Cocher de cabriolet.
Eprouvant refus sur refus de la part des libraires, et convaincu que l'apparition de mon volume devait produire, dans le monde littéraire, une sensation au moins égale à celle d'Ourika, j'étais résolu à faire imprimer ce volume à mes frais.
Il existait, à cette époque, de par le monde un homme qui s'y présentait avec une singulière prétention : c'était celle de renverser toutes les règles de l'orthographe, pour leur substituer une orthographe sans aucune règle.
A son avis, chaque mot devait s'écrire comme il se prononçait. De la racine grecque, de la racine celtique, de la racine romaine, de la racine arabe et de la racine espagnole, il ne s'inquiétait aucunement.
Ainsi, il écrivait le dernier adverbe que vient de laisser échapper notre plume oqunemen.
C'était assez difficile à lire, mais il paraît que c'était plus facile à écrire.
Cet homme s'appelait M. Marle.
M. Marle cherchait partout des partisans à son orthographe ; il comprenait qu'il ne pouvait faire de révolution que comme Attila, c'est-à-dire à la tête d'un million d'hommes. Or, ayant jugé sans doute que les hommes de lettres, et, en particulier, les vaudevillistes, étaient ceux qui devaient le moins tenir à l'orthographe, il avait surtout essayé de faire ses embauchements parmi nous.
Ce brave M. Marle publiait un journal écrit dans cette étrange langue que nous venons de dire.
Ce journal, il le publiait chez un imprimeur qui demeurait cour des Fontaines, et qui s'appelait Setier.
En faisant la connaissance de M. Marle, j'avais fait la connaissance de M. Setier, j'avais fait celle de madame Setier.
Madame Setier était une femme distinguée, anglaise, ou tout au moins sachant parfaitement l'anglais.
Elle m'avait offert de me traduire quelques pièces anglaises que, facilement, prétendait-elle, je pourrais approprier au théâtre français.
Il en résultait que, comme la cour des Fontaines était à la fois proche de mon bureau, où j'étais, comme je l'ai dit, forcé d'aller tous les soirs, et du passage Véro-Dodat, où demeurait mon ami Thibaut, chez lequel j'allais tous les jours, je m'arrêtais de temps en temps cour des Fontaines.
Mes trois nouvelles achevées, je les donnai à lire à madame Setier.
Madame Setier, indulgente comme une femme, trouva mes nouvelles charmantes, et obtint de son mari qu'il les imprimerait de compte à demi.
L'impression des nouvelles, tirées à mille exemplaires – je croyais qu'on n'en tirerait jamais un assez grand nombre –, l'impression des nouvelles devait, comme frais, monter à six cents francs.
Moyennant trois cents francs, M. Setier consentait à les imprimer. Il faisait le reste des frais, c'est-à-dire les trois cents autres francs. Il rentrait d'abord dans ses trois cents francs ; puis, rentré dans ses trois cents francs, nous partagions les bénéfices par moitié.
Voilà pourquoi je demandais à Porcher trois cents francs, que Porcher me prêta, à valoir sur mes prochains billets d'auteur.
Je portai mes trois cents francs chez M. Setier, je déposai mon manuscrit, et, le surlendemain, j'eus la joie de corriger mes épreuves.
Qui m'eût dit que ce qui me fit une si grande joie à cette époque me serait plus tard un si grand ennui ?
Au bout d'un mois – pendant lequel La Chasse et l'Amour suivait triomphalement le cours de ses représentations, et me rapportait cent quatre- vingts francs de droits d'auteur et de vente de billets –, mon volume parut sous mon nom, et avec le titre de Nouvelles contemporaines. On en vendit quatre exemplaires, et l'on fit dessus un article dans Le Figaro.
Cet article, ce fut Etienne Arago qui le fit. Si ce chapitre va le trouver dans l'exil, son étonnement sera grand, sans doute, de voir qu'après vingt-cinq ans, je me souviens d'un article qu'il a oublié.
Quatre volumes vendus faisaient rentrer dix francs dans la caisse de M. Setier.
M. Setier en fut donc de deux cent quatre-vingt-dix francs pour avoir imprimé les Nouvelles contemporaines, et moi, de trois cents francs pour les avoir faites.
La spéculation n'était heureuse ni pour l'un ni pour l'autre. Aussi, je m'en tins à ce conseil que m'avait donné un libraire fort intelligent, M. Bossange :
- Faites-vous un nom, et je vous imprimerai.
Là était toute la question.
Se faire un nom ! C'est la condition qui fut posée à tout homme qui s'en fit un. Cette condition, au moment où elle lui fut imposée, il s'est demandé, désespéré, comment il pourrait la remplir ?
Et cependant, il l'a remplie.
Je ne crois pas au talent ignoré, au génie inconnu, moi.
Il y avait des causes pour que Gilbert et Hégésippe Moreau mourussent à l'hôpital.
Il y avait des causes pour que s'asphyxiassent Escousse et Lebras. C'est dur à dire, mais ni l'un ni l'autre de ces deux pauvres fous, s'il eût vécu, n'eût eu, au bout de vingt ans de travail, la réputation que leur valut l'épitaphe de Béranger.
Je m'occupai donc sérieusement de me faire un nom pour vendre mes livres, et pour ne plus les faire imprimer de compte à demi.
Au reste, ce nom, si petit et si modeste qu'il fût, commençait à percer la terre. Vatout avait lu mon Ode au général Foy et mes Nouvelles contemporaines – car on comprend que la vente de quatre exemplaires avait donné un large champ à mes générosités –, et, un jour, il m'envoya trois ou quatre lithographies en m'invitant à en prendre une pour faire des vers dessus.
Cela demande une explication.
Vatout publiait la Galerie du Palais-Royal.
Cet ouvrage, magnifiquement imprimé, paraissait sous le patronage du duc d'Orléans.
C'était la reproduction lithographique de tous les tableaux de la galerie du Palais-Royal, avec des notices, des nouvelles ou des vers faits sur ces tableaux par toute la littérature contemporaine.
Je comptais donc dans la littérature contemporaine, puisque Vatout me demandait des vers.
Le raisonnement, posé ainsi, pouvait plutôt être un sophisme qu'un dilemme ; mais, comme je n'avais à le discuter avec personne, il tint comme dilemme dans mon esprit, et me devint un encouragement. Oh ! je ne demandais pas mieux que d'en recevoir de tous les côtés, des encouragements !
Je choisis une lithographie représentant un pâtre romain, d'après un tableau de Montvoisin.
Le pâtre était couché et dormait sous une treille.
Je ne donne point comme bons les vers que je fis sur ce sujet. Je les donne comme une étude curieuse de mes progrès dans la langue poétique.

          Il est une heure plus brûlante
          Où le char du soleil, au zénith arrêté,
          Suspend sa course dévorante,
          Et verse des torrents de flamme et de clarté.
          Alors, un ciel d'airain pèse au loin sur la terre,
          Les monts sont désertés, la plaine est solitaire,
          L'oiseau n'a plus de voix pour chanter ses amours,
          Et, sur la rive desséchée,
          La fleur implore en vain, immobile et penchée,
          Le ruisseau tari dans son cours.

          Il est une place au bocage
          Où, s'arrondissant en berceaux,
          Le lierre et la vigne sauvage
          Se prolongent en verts arceaux.
          C'est là qu'étendu sous l'ombrage,
          Un berger du prochain village,
          Trouve un sommeil réparateur ;
          Et près de lui son chien fidèle
          Veille, attentive sentinelle,
          Sur les troupeaux et le pasteur.

          Tu dors ! jeune fils des montagnes,
          Et mon oeil, aux débris épars autour de toi,
          Reconnaît ces vastes campagnes,
          Où florissait le peuple roi !
          Tu dors ! et, des mortels ignorant le délire,
          Nul souvenir de gloire à ton coeur ne vient dire
          Que tes membres lassés ont trouvé le repos
          Sur la poussière d'un empire
          Et sur la cendre des héros.

          Ces grands noms, qu'aux siècles qui naissent
          Lèguent les siècles expirants,
          Et qui toujours nous apparaissent
          Debout sur les débris des ans,
          De nos coeurs sublimes idoles,
          Sont pour toi de vaines paroles,
          Dont les sons ne t'ont rien appris ;
          Et, si ta bouche les répète,
          C'est comme l'écho qui rejette
          Des accents qu'il n'a pas compris.

          Conserve donc cette ignorance,
          Gage d'un paisible avenir,
          Et qu'une molle indifférence
          T'épargne même un souvenir.
          Que de tes jours le flot limpide
          Coule comme un ruisseau timide
          Qui murmure parmi des fleurs,
          Et, loin des palais de la terre,
          Voit dans son onde solitaire
          Le ciel réfléchir ses couleurs.

          Si du fleuve orageux des âges
          Tu voulais remonter les bords,
          Que verrais-tu, sur ces rivages ?
          Du sang, des débris et des morts ;
          Les lâches clameurs de l'envie
          La vertu toujours poursuivie,
          Aux yeux des rois indifférents ;
          Et, profanant les jours antiques,
          Sur la cendre des républiques,
          Des autels dressés aux tyrans.

          Que dirais-tu, lorsque l'histoire
          Viendrait dérouler à tes yeux
          Ses fastes sanglants, où la gloire
          Recueille les erreurs des cieux ?
          Ici, les fils de Cornélie,
          Que tour à tour la tyrannie
          Ecrase, en passant, sous son char ;
          Là, trahi du dieu des batailles,
          Caton déchirant ses entrailles
          Pour fuir le pardon de César !

          Près de ces illustres victimes,
          Que pleure encor la liberté,
          Tu verrais, puissants de leurs crimes,
          Les grands fonder l'impunité :
          Lorsque sa rage est assouvie,
          Un Sylla terminant sa vie,
          Tranquille au toit de ses aïeux ;
          Un Tibère que l'on encense,
          Et qu'à sa mort un peuple immense
          Ose placer au rang des dieux.

          Alors, à cette heure voilée,
          Où l'ombre remplace le jour,
          Quand les échos de la vallée
          Redisent de doux chants d'amour,
          Seul peut-être, au pied des collines,
          D'où Rome sort des ruines,
          Viendrais-tu sans chiens, sans troupeaux,
          Et, regrettant ton ignorance,
          Fuirais-tu les jeux et la danse,
          Pour soupirer sur des tombeaux !

Pendant ce temps, M. Marle avait été obligé de renoncer à son journal, et nous avait proposé, à Adolphe et à moi, d'utiliser les deux ou trois cents abonnés qu'il avait, en faisant, pour ce noyau d'honnêtes gens, une publication mensuelle.
Après avoir longtemps agité la question de savoir si cette publication serait en prose ou en vers, nous décidâmes qu'elle serait en vers et en prose, et qu'elle aurait nom La Psyché.
C'était un admirable moyen pour moi de publier ce que j'écrirais désormais en prose ou en vers, sans faire imprimer de compte à demi.
Les vers ou la prose mis dans La Psyché ne rapportaient rien, mais aussi ils ne coûtaient rien.
Nous publiâmes, à cette époque, quelques charmants vers de madame Desbordes-Valmore et de madame Amable Tastu.
Voici les vers de madame Desbordes-Valmore :

          Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête,
          Plein de plume choisie, et blanc, et fait pour moi,
          Quand on a peur du vent, des loups, de la tempête,
          Cher petit oreiller, que l'on dort bien sur toi !

          Beaucoup, beaucoup d'enfants pauvres et nus, sans mère,
          Sans maison, n'ont jamais d'oreiller pour dormir ;
          Ils ont toujours sommeil... O destinée amère !
          Cela, douce maman, cela me fait gémir...

          Et, quand j'ai prié Dieu pour tous ces petits anges
          Qui n'ont point d'oreiller, moi, j'embrasse le mien,
          Et, seule en mon doux nid, qu'à tes pieds tu m'arranges,
          Je te bénis, ma mère, et je touche le tien !

          Je ne m'éveillerai qu'à la lueur première,
          De l'aube au rideau bleu ; c'est si beau de la voir !
          Je vais faire, tout bas, ma plus tendre prière ;
          Donne encore un baiser, douce maman ; bonsoir !

Prière

          Dieu des enfants ! le coeur d'une petite fille,
          Plein de prière, écoute, est ici dans tes mains.
          Hélas ! on m'a parlé d'orphelins sans famille ;
          Dans l'avenir, mon Dieu, ne fais plus d'orphelins !

          Laisse descendre, au soir, un ange qui pardonne,
          Pour répondre à des voix que l'on entend gémir ;
          Mets, sous l'enfant perdu que sa mère abandonne,
          Un petit oreiller qui le fera dormir !

Madame Desbordes-Valmore était née à Douai.
« J'ai été le dernier enfant de ma mère, et son seul enfant blond, m'écrivait- elle un jour, et j'ai été baptisée en triomphe à cause de la couleur de mes cheveux, qu'on adorait dans ma mère. Elle était belle comme une Vierge. On espérait que je lui ressemblerais tout à fait ; mais je ne lui ai ressemblé qu'un peu, et, si jamais j'ai été aimée, c'est certainement pour autre chose que pour ma grande beauté.
« Mon père était peintre en armoiries. Il peignait des équipages et des ornements d'église. Sa maison tenait au cimetière de l'humble paroisse de Notre-Dame de Douai. Je la croyais grande, cette chère maison, l'ayant quittée à sept ans ; depuis, je l'ai revue, et c'est une des plus petites et des plus pauvres de la ville.
« C'est pourtant ce que j'aime le mieux au monde, au fond de ce beau temps pleuré : c'est qu'en effet, je n'ai eu la paix et le bonheur que là.
« Puis, tout à coup, une grande et profonde misère, quand il arriva que mon père n'eut plus à peindre d'équipages ni d'armoiries...
« J'avais quatre ans à l'époque de ces grands troubles en France. Les grands- oncles de mon père, exilés autrefois en Hollande, lors de la révocation de l'édit de Nantes, offrirent à ma famille leur immense succession, si l'on voulait nous rendre à la religion protestante. Ces deux oncles étaient centenaires et avaient vécu dans le célibat à Amsterdam, où ils avaient fondé une librairie. J'ai, dans ma pauvre petite bibliothèque, quelques livres imprimés par eux.
« On fit une assemblée dans la maison. Ma mère pleura beaucoup ; mon père était indécis, et nous embrassait. Enfin, on refusa la succession, de peur de vendre notre âme, et nous restâmes dans une misère qui s'accrut de mois en mois, jusqu'à causer un déchirement d'intérieur où j'ai puisé toute la tristesse de mon caractère.
« Ma mère, imprudente et courageuse, se laissa envahir par l'espérance de rétablir la maison en allant en Amérique trouver une parente qui était devenue riche. De ses quatre enfants, qui tremblaient à l'idée de ce voyage, elle n'emmena que moi. J'avais bien volontiers consenti à la suivre ; mais je n'eus plus de gaieté après ce sacrifice. J'adorais mon père comme on adore le bon Dieu lui-même. Ces routes, ces ports de mer, cet Océan où il n'était pas, me causaient de l'épouvante, et je me serrais contre les vêtements de ma mère comme dans mon seul asile.
« Arrivée en Amérique, ma mère trouva sa cousine veuve, chassée par les nègres de son habitation, la colonie révoltée, la fièvre jaune dans toute son horreur. Elle ne supporta point le nouveau coup qui nous frappait : éveillée violemment de son dernier rêve, elle mourut au réveil à l'âge de quarante et un ans. J'expirais auprès d'elle, quand on m'emmena en deuil hors de cette île dépeuplée, et, de vaisseau en vaisseau, je fus rapportée au milieu de mes parents, devenus tout à fait pauvres.
« C'est alors que le théâtre offrit pour eux et pour moi une sorte de refuge. On m'apprit à chanter ; je tâchai de devenir gaie ; mais, cependant, j'étais mieux dans les rôles de mélancolie et de passion.
« C'est à peu près tout mon sort que je vous dis là.
« On m'appela au théâtre Feydeau : tout m'y promettait un avenir brillant. A seize ans, j'étais sociétaire sans l'avoir demandé ni espéré ; mais ma faible part se réduisait, alors, à quatre-vingts francs par mois, et je luttais contre une indigence difficile à décrire.
« Je fus forcée de sacrifier l'avenir au présent, et, dans l'intérêt de mon père, je retournai en province.
« A vingt ans, une grande douleur me força de renoncer au chant. Le bruit de ma voix me faisait pleurer ; mais la musique roulait dans ma tête malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées à l'insu de mes réflexions.
« Je fus forcée de les jeter sur le papier pour me délivrer de ce frappement fiévreux, et l'on me dit que ce que je venais d'écrire était une élégie.
« M. Alibert, qui soignait ma santé, devenue très frêle, me conseilla d'écrire comme un moyen de guérison, n'en connaissant pas d'autre. J'ai suivi l'ordonnance sans avoir rien appris, rien lu ; ce qui me causa longtemps une fatigue pénible, car je ne pouvais jamais trouver de mots pour rendre mes pensées.
« Mon premier volume fut publié en 1822.
« Vous m'avez demandé, bien cher ami, comment j'étais devenue poète. Je ne puis que vous raconter comment j'écrivis. »
Madame Tastu avait eu une vie moins douloureuse et moins agitée ; on le sentait aux calmes pulsations de ses vers. Elle avait tout simplement, acceptant sa position de femme, donné sa vie à sa mère, à son mari et à ses enfants.
Elle avait vécu entre ces trois amours, ne désirant rien, ne regrettant rien, épanchant la poésie de son coeur, quand il était trop plein, comme tombe l'eau d'une urne trop pleine.
Cette pièce donnera une idée de sa manière douce et mélancolique :

          Déjà la rapide journée
          Fait place aux heures du sommeil,
          Et du dernier fils de l'année
          S'est enfui le dernier soleil.
          Près du foyer, seule, inactive,
          Livrée aux souvenirs puissants,
          Ma pensée erre, fugitive,
          Des jours passés aux jours présents.
          Ma vue, au hasard arrêtée,
          Longtemps de la flamme agitée
          Suit les caprices éclatants,
          On s'attache à l'acier mobile
          Qui compte sur l'émail fragile
          Les pas silencieux du Temps.
          Encore un pas, encore une heure,
          Et l'année aura, sans retour,
          Atteint sa dernière demeure,
          L'aiguille aura fini son tour !
          Pourquoi de mon regard avide
          La poursuivre ainsi tristement,
          Quand je ne puis, d'un seul moment,
          Retarder sa marche rapide ?
          Du temps qui vient de s'écouler
          Si quelques jours pouvaient renaître,
          Il n'en est pas un seul, peut-être,
          Que ma voix daignât rappeler...
          Mais des ans la fuite m'étonne ;
          Leurs adieux oppressent mon coeur.
          Je dis : « C'est encore une fleur
          Que l'âge enlève à ma couronne,
          Et livre au torrent destructeur ;
          C'est une ombre ajoutée à l'ombre
          Qui déjà s'étend sur mes jours,
          Un printemps retranché du nombre
          De ceux dont je verrai le cours ! »
          Ecoutons... le timbre sonore
          Lentement frémit douze fois ;
          Il se tait... je l'écoute encore,
          Et l'année expire à sa voix.
          C'en est fait ! en vain je l'appelle !
          Adieu !... Salut, sa soeur nouvelle !
          Salut !... quels dons chargent ta main ?
          Quel bien nous apporte ton aile ?
          Quels beaux jours dorment dans ton sein ?
          Que dis-je ! à mon âme tremblante
          Ne révèle pas tes secrets !
          D'espoir, de jeunesse et d'attraits,
          Aujourd'hui tu parais brillante ;
          Et ta course, insensible et lente,
          Peut-être amène les regrets.
          Ainsi chaque soleil se lève
          Témoin de nos voeux insensés,
          Et, chaque jour, son cours s'achève
          En emportant, comme un vain rêve,
          Nos voeux déçus et dispersés...
          Mais l'espérance fantastique,
          Répandant sa clarté magique
          Dans la nuit du sombre avenir,
          Nous guide, d'année en année,
          Jusqu'à l'aurore fortunée
          Du jour qui ne doit point finir !

Il y avait encore, au milieu de tout cela, un poète charmant, un poète dont aujourd'hui tout le monde peut-être a oublié le nom, excepté moi, qui ait fait voeu de me souvenir. Il s'appelait Denne-Baron.
Nous publiâmes de lui, inspirée par le tableau ce Prudhon, une pièce de vers intitulée ­éphire.
La voici. Dites si vous avez jamais vu quelque chose de plus suave.

          Il est un demi-dieu, charmant, léger, volage ;
          Il devance l'aurore et, d'ombrage en ombrage,
          Il fuit devant le char du jour ;
          Sur son dos éclatant, où frémissent deux ailes,
          S'il portait un carquois et des flèches cruelles,
          Vos yeux le prendraient pour l'Amour.

          C'est lui qu'on voit, le soir, quand les heures voilées
          Entrouvrent du couchant les portes étoilées,
          Glisser dans l'air à petit bruit ;
          C'est lui qui donne encore une voix aux naïades,
          Des soupirs à Syrinx, des concerts aux dryades,
          Et de doux parfums à la nuit.

          ­éphire est son doux nom ; sa légère origine,
          Pure comme l'éther, trompa l'oeil de Lucine,
          Et n'eut pour témoins que les airs ;
          D'un souffle du printemps, d'un soupir de l'aurore,
          Dans son liquide azur, le ciel le vit éclore
          Comme un alcyon sur les mers.

          Ce n'est point un enfant, mais il sort de l'enfance ;
          Entre deux myrtes verts, tantôt il se balance ;
          Tantôt il joue au bord des eaux,
          Ou glisse sur un lac, ou promène sur l'onde
          Les filets d'Arachné, la feuille vagabonde,
          Et le nid léger des oiseaux.

          Souvent sur les hauteurs du Cynthe ou d'Erymanthe,
          Sous les abris voûtés d'une source écumante
          Il lutine Diane au bain ;
          Ou, quand, aux bras de Mars, Vénus s'est endormie,
          Sur leur couche effeuillant un rosier d'Idalie,
          Il les cache aux yeux de Vulcain.

          Parfois, aux antres creux – palais bizarre et sombre
          De la sauvage Echo, du sommeil et de l'ombre, –
          Du Lion il fuit les ardeurs ;
          Parfois, dans un vieux chêne, aux forêts de Cybèle,
          Dans le calme des nuits il berce Philomèle,
          Son nid, ses chants et ses malheurs.

          O puisses-tu, ­éphire, auprès de ton poète,
          Pour seul prix de mes vers, au fond de ma retraite
          Caresser un jour mes vieux ans !
          Et, si le sort le veut puisse un jour ton haleine
          Sur les bords fortunés de mon petit domaine
          Bercer mes épis jaunissants !

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