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Chapitre XVIII
Le Fléau de Naples IV

Vous avez entendu dire, n’est-ce pas ? que les chiens de Constantinople étaient, parqués par quartier ; que chaque chien, membre indépendant de sa république, tant qu’il demeurait dans son quartier était immédiatement déchiré par les chiens des républiques voisines, s’il se hasardait à sortir de son territoire.
Il en est de même des cicerones.
Le cicerone du temple de Sérapis vous quitte au lac Lucrin, parce qu’il est sur le territoire des cicerones des étuves de Néron, de la piscine admirable et des ruines de Baïa.
Vous le voyez alors s’en retourner à pied et tout penaud à Pouzzoles, où il va chercher un voyageur plus naïf que vous.
C’est votre vengeance.
Mais c’est en vain que vous vous êtes flatté d’arriver au but de votre promenade, c’est-à-dire à ce vieux château de Baïa qui ferme le passage du golfe, à la petite crique de Bauli.
Le château est là, comme Derbend-Portes-de-Fer, fermant le passage de la Russie à la Perse.
Mais ce ne sont pas les murailles de pierre qui sont difficiles à forcer à Naples : « Toute ville où peut entrer un mulet chargé d’or, n’est pas imprenable, » disait Philippe père d’Alexandre. Vous forcerez les portes de Baïa à meilleur marché. Tirez une demi-piastre de votre poche, et le tour sera fait.
Non, les murailles difficiles à renverser à Naples, ce sont les murailles humaines, les remparts vivants.
Au bout du lac Lucrin, vous avez triple enceinte.
Première enceinte : cicerones montrant les étuves de Néron.
Deuxième enceinte : cicerones montrant la piscine admirable.
Troisième enceinte : cicerones montrant les temples de Vénus Génitrix, de Mercure et de Diane Lucifère, qui sont, non pas des temples, mais des bains.
Là, bon gré mal gré, fût-ce pour la dixième fois, il vous faudra monter sur le dos de l’homme, et chevaucher avec lui dans le souterrain ; il vous faudra risquer l’apoplexie en pénétrant dans les étuves de Néron, et, en attendant l’oeuf qu’un guide poussif va vous faire cuire dans l’eau bouillante, il vous faudra entendre l’absurde description de la piscine admirable, qui n’est rien autre chose que le splendide réservoir qui fournissait d’eau douce la grotte de Misène, puis, de là, passer aux temples de Vénus Génitrix, de Mercure et de Diane Lucifère, qui, comme je l’ai dit, ne sont rien autre chose que les restes de ces bains énervants qui faisaient craindre à Properce le séjour de Baïa pour sa maîtresse Cynthie.
Eh bien, je le répète, ceci est une affaire tout à la fois d’édilité et d’instruction publique. Il est honteux pour l’une et l’autre que les étrangers s’en aillent de Baïa induits en erreur par des cicerones patentés.
Il ne tiendra pas à nous, auteur du Corricolo, comme nous appelait le savant M. Niccolini, qu’il en soit autrement.
Comme le port de Baïa est à peu près le point extrême où peuvent vous conduire vos chevaux de louage, vous vous arrêtez, vous contemplez un instant ce beau golfe dont Horace a dit :

          Nullus in orbe sinus Baiis praelucet amaenis.

Et, remontant en voiture, vous revenez en demandant s’il n’y a pas un moyen d’éviter Pouzzoles.
Pouzzoles est inévitable.
Vous repassez par Pouzzoles ; vous retrouvez, non pas vos cicerones, ils sont sur la route de Naples, mais vos pauvres, votre barricade, vos porteurs de voiture. Seulement, comme arrivé à la porte, la route va en descendant, vous réclamez la grande vitesse, le cocher fouette ses chevaux, en soupirant, et vous arrivez tout d’un trait à l’établissement de l’écailler d’huîtres.
Là, le chemin bifurque ; pour rien au monde, vous ne voulez vous exposer au martyre que vous avez subi, vous criez :
- Par la grotte de Pouzzoles !
Le cocher appuie à gauche, vous arrivez à la grotte de Pouzzoles.
La grotte de Pouzzoles est comme les guichets du Louvre : on ne peut la traverser qu’au pas.
En sortant, deux mendiants sautent à la gorge de son cheval. L’un secoue une escarcelle et demande :
- Pour la Madone.
La Madone, honni soit qui mal y pense ! est logée dans cet ancien temple de Priape d’où sortent les deux harpies immortalisées par Pétrone.
L’autre est là pour vous montrer, bon gré mal gré, le tombeau de Virgile, qui n’est peut-être pas plus le tombeau de Virgile que l’écueil de Virgile n’est l’école de Virgile.
Vous faites l’aumône à la Madone, vous montez pour la quatrième ou cinquième fois au tombeau de Virgile. C’est un assez grand poète pour qu’on renouvelle plusieurs fois le pèlerinage que l’on a fait à ses cendres.
Vous repassez à travers vos bouquetiers, à travers vos mendiants, et vous rentrez à votre hôtel, brisé, moulu anéanti, paralysé, perclus, mort, assassiné.
Assassiné par quoi ? – Par la mendicité.
Alors il n’y a plus pour vous ni mer limpide, ni atmosphère transparente, ni ciel azuré ; il n’y a plus pour vous ni Vésuve, ni Pompéi, ni Castellamare, ni Sorrente, ni Capri ; il n’y a plus pour vous ni Chiaïa, ni Pausilippe, ni Mergellina, ni golfe de Pouzzoles, ni baie de Baïa ; il n’y a plus pour vous qu’une ombre, qu’un spectre, qu’un fantôme, qu’une larve, qu’une furie, qu’une mégère, qu’une harpie : la mendicité ! Et vous vous dites :
- Oui, je m’en irai ; oui, je partirai ; oui, je m’enfuirai ! J’aime mieux les glaces de la Sibérie, j’aime mieux les sables du Sahara, j’aime mieux le mistral, j’aime mieux le sirocco, j’aime mieux le kamsin, j’aime mieux le vent de la montagne qui a rendu fou Gastibelza, j’aime mieux le vent de Madrid qui n’éteint pas une bougie et qui tue un homme, j’aime mieux tout cela que Naples avec son golfe, son ciel, son atmosphère, son Vésuve et sa mendicité !

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