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Chapitre XVIII
Le Fléau de Naples I

Naples a un beau ciel, un air limpide, une mer azurée à part son vent du nord et son vent du. sud, son atmosphère est à peu près irréprochable ; Naples a sa pointe du Pausilippe, son golfe de Baïa, ses huîtres du lac Fusaro à l’occident ; Naples a le Vésuve, Pompéi, Castellamare, Sorrente à l’orient ; mais Naples a un fléau qui gâte tout cela.
Est-ce le typhus, le choléra, la fièvre jaune ?
Ce ne sont là que des pestes, et j’ai dit un fléau.
Naples a la mendicité !
Or le paradis terrestre avec la mendicité de Naples, ce serait l’enfer.
La première chose qui saute à la gorge du voyageur lorsqu’il touche le quai de la Douane, c’est la mendicité.
Vous ne la reconnaîtrez pas d’abord ; tant que vous n’êtes pas dans la rue de Tolède ou à Santa-Lucia, elle se déguise assez adroitement.
D’abord, en douanier : le douanier qui ouvre votre malle vous tend la main.
Ensuite, en soldat : le soldat qui fait semblant de vous présenter les armes, si vous avez un bout de ruban à la boutonnière ou seulement un patelot propre ou des bottes vernies, vous tend la main.
Le facchino, qui, de force, s’empare de vos paquets et les porte à votre voiture, vous tend la main.
Le cocher, enfin, si bien, si doublement, si triplement qu’il soit payé par vous qui ne connaissez pas les tarifs et qui vous laissez voler, ne se contente pas du vol et vous tend la main.
A la porte de l’hôtel votre martyre cesse ; ces garçons si bien vêtus, si bien pommadés, si bien irisés, ne vous tendront la main qu’au moment du départ.
Vous voilà content, vous voila heureux ; vous avez. après une traversée plus ou moins houleuse, mis le pied sur la terre ferme ; la terre vous semble bien avoir tant soit peu conservé le mouvement du bateau ; mais votre : raison vous dit que c’est impossible, que si la terre a un double mouvement, son mouvement sur elle-même, son mouvement autour du soleil, l’expérience vous a appris que ces mouvements sont insensibles. Vous vous rassurez donc, vous ouvrez votre fenêtre, vous vous mettez au balcon et vous répétez les paroles sacramentelles, traditionnelles, séculaires : Voir Naples et mourir !
Pauvre touriste, tu me fais peine !
Pardon, cher voyageur, je m’aperçois que je vous tutoie, et je ne vous connais pas, il faut me pardonner c’est l’amour de mon prochain qui m’a entraîné : c’est la pitié pour votre innocence qui m’a fait commettre cette indiscrétion.
Vous êtes donc à votre balcon, regardant le ciel, regardant la mer, regardant le Vésuve, regardant les maisons de Castellamare qui brillent au bord de l’eau et celles de Sorrente qui blanchissent au milieu des orangers ; Capri vous fixe l’oeil un instant : vous pensez à Tibère, à Hudson Lowe, au général Lamarque, à la grotte d’azur, quand tout à coup, au-dessous de vous, dans les profondeurs de la rue, vous entendez un murmure qui n’est ni celui du ruisseau roulant sur les cailloux ni celui du vent agité par les feuilles ; ce murmure a quelque chose de monotone, de nasillard et de plaintif que vous n’avez entendu nulle part. Vous baissez les yeux et sous voyez une dizaine de pauvres vous tendant, qui un moignon de bras, qui un reste de jambe, qui un débris de chapeau.
Ce murmure est une prière dans laquelle vous êtes appelé excellence, et prié de donner un grain.
C’est la première fois qu’on vous appelle excellence, le titre flatte votre amour-propre, vous pensez que la politesse vaut bien deux grains.
Vous jetez une pièce blanche de dix grains en criant : Per tutti ! enchanté que vous êtes de faire voir à toute cette canaille ce que vous avez fait voir au douanier, à la sentinelle, au maître d’hôtel, à ses garçons, que vous savez l’italien.
Vos dix pauvres se précipitent sur votre pièce et se l’arrachent. Au lieu de la partager, le plus fort la garde ; ce qui change le murmure en tempête.
Alors tout le monde s’adresse à Votre Excellence, tout le monde réclame, tout le monde crie, tout le monde pleure, tout le monde gémit, tout le monde se lamente ; et ce tout hideux grouille, se contourne, s’élance, se groupe, s’isole avec de telles contorsions, que vous avez une idée anticipée de la fameuse géhenne de l’Evangile.
Vous prenez en pitié toute cette misère ; mais comme, en même temps qu’elle vous fait pitié, elle vous soulève le coeur, vous lui jetez un second carlin en disant toujours en italien, tant il vous est doux de parler enfin la langue où résonne le si :
- Ma foi ! arrangez-vous !
Et vous fermez votre fenêtre en trouvant les horizons de Naples charmants, mais le premier plan affreux..
- Allons voir les horizons, dites-vous.
Vous sonnez ; le garçon entre ; vous demandez une voiture.
- Dans dix minutes, Excellence, répond le garçon.
Vous employez ces dix minutes à faire le noeud de votre cravate, à donner un tour a vos cheveux et à vous assurer que votre lorgnon se fixe solidement dans l’arcade de votre sourcil.
On vient vous dire que la voiture est prête, et vous descendez.
Ce n’est plus six mendiants qui vous attendent, c’est une armée de mendiants qui vous menace ; le bruit s’est répandu qu’il y avait à tel hôtel un forestiere qui faisait l’aumône. Le ban et l’arrière-ban des culs-de-jatte, des dartreux et des lépreux est accouru ; vous n’êtes plus excellence, c’est trop peu de chose, vous êtes prince.
Cette nouvelle qualification vous tire une nouvelle pièce blanche de la poche.
A partir de ce moment, vous êtes perdu ! vous avez pratiqué une des vertus chrétiennes, vous avez suivi les lois de l’Evangile, vous avez fait l’aumône.
Naples sera pour vous le dixième cercle de l’enfer dans lequel Dante n’a pas osé descendre.

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