Causeries Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XVII
Une Visite à Garibaldi I

Chers lecteurs, me voici encore par les grands chemins, et je vous écris de la capitale du Piémont, avec un froid de huit degrés et de la neige jusqu'à la ceinture.
L'année dernière, à la même époque, je vous écrivais de Tiflis. Il y avait un froid de quinze degrés et de la neige jusqu'au cou. Seulement, il y a cette différence entre la Russie et l'Italie : c'est qu'en Russie on voit le froid, mais qu'on ne le sent pas, tandis qu'en Italie, au contraire, on ne le voit pas, mais on le sent.
Le froid est une de ces choses que les Italiens croient devoir nier par amour propre national.
- Mais, me demanderez-vous, que diable êtes-vous allé faire à Turin ?
J'allais y voir Garibaldi.
Garibaldi ! je viens de prononcer le grand nom, le nom populaire de l'Italie ; le nom dans lequel sont renfermées toutes les promesses de l'avenir ; le nom de celui vers lequel tous les regards se tournent depuis ceux du roi Victor- Emmanuel jusqu'à ceux du pauvre demandant l'aumône à la porte des cafés ; car, fort ou faible, tout Italien dans la poitrine duquel bat un coeur patriote sait qu'il a besoin de Garibaldi pour être libre, et compte sur deux choses : sur la loyauté du roi Victor-Emmanuel et sur le courage de Garibaldi.
Ce n'est point d'aujourd'hui que mon opinion sur Garibaldi est celle que j'émets à cette heure. Il y a quelque chose comme dix ans que je le proclamais, non pas seulement l'apôtre de la liberté italienne, mais l'apôtre de la liberté universelle.
En effet, pour Garibaldi n'existe point cette étroite nationalité, limitée par des fleuves ou bornée par des montagnes. Non, pour lui, il n'y a qu'une grande famille qui, longtemps esclave, un jour a tressailli à la parole libératrice du Christ, et qui, depuis ce jour, au milieu des échafauds, des bûchers, des potences, marche d'un pas ferme, incessant, obstiné, vers le but qui lui a été indiqué du haut de la croix. – vers la liberté !
Dans cette marche séculaire des nations, quelques-unes ont leurs défaillances, quelques-unes font halte, ou sont forcées de faire un pas en arrière, quelques autres ont l'air de succomber ; nous disons ont l'air de succomber, parce que, là où l'on croit que le corps est devenu cadavre, l'âme survit et viendra, un jour ou l'autre, animer les générations futures de la même flamme qui a brûlé les générations passées.
Vous vous êtes inclinés dix siècles sur le mausolée de la Grèce, la Grèce est sortie de son tombeau. Vous croyez la Pologne morte, vous croyez la Hongrie soumise : la Pologne est partagée et la Hongrie esclave, voilà tout.
Eh bien, il y a un homme qui a reçu de la Providence mission de surveiller ce réveil des peuples, et qui, aussitôt qu'un peuple est réveillé, fût-il séparé de lui par un océan, va, poussé par une puissance sur humaine, lui offrir l'appui d'un bras invincible, d'un coeur obstiné, d'une réputation sans tache.
Cet homme, c'est Garibaldi, apôtre armé de la même foi, soit qu'il réponde aux cris de ses compatriotes en essayant de soulever Gênes, soit qu'il aide la république naissante de Rio-Grande à s'élever sur les rives des cinq rivières, soit qu'il combatte derrière les remparts de Montevideo, derrière les remparts de Rome, sur le lac de Como ou dans les plaines de Varèse.
Cet homme, on le regarde d'abord avec un certain étonnement ; car les dévouements comme le sien placent ses pareils – et ses pareils sont rares – au-dessus de l'humanité. On cherche à ce dévouement qui blesse les yeux, qui offusque les amours-propres, des sources personnelles, des causes égoïstes ; on n'en trouve pas, on en invente. Les yeux qui ont besoin de verres noircis pour regarder le soleil, y croient d'abord ou font semblant d'y croire. Puis ces dévouements se renouvellent toujours vaillants et désintéressés, si bien qu'au bout de vingt ans de combats, de pauvreté, de fatigues, de prison, de blessures, il faut bien que les plus incrédules se rendent, que les écailles leur tombent des yeux comme à SaŸl, et que, pareils à saint Paul, ils disent en étendant les bras et en tombant à genoux : « Je crois. »
Garibaldi en est là de son triomphe. Il a forcé les aveugles eux-mêmes de voir.
Maintenant, de quelle garde est entouré cet homme qui n'a qu'à frapper du pied la terre d'Italie pour en faire sortir des légions, ce dont se vantait Pompée sans pouvoir le faire, et ce qu'il fait, lui, sans s'en vanter ? Quels honneurs ambitionne ce vaillant dont le sang s'est mêlé aux eaux de la Plata, et a laissé sa trace sur le tombeau des Scipions ? Quelle récompense réclame le martyr qui a laissé la moitié de lui-même dans les gorges des Apennins ? Quel palais habite ce Titan, qui, d'une main, soutient un trône et, de l'autre, délivre un peuple ?
Voilà les questions que l'on doit naturellement se faire lorsque, pèlerin d'une idée, on approche de la ville qu'habite l'homme qui est le représentant de cette idée.
Si, en arrivant dans la vieille Rome, quelque Gaulois eût demandé : « Quel palais habite Cincinnatus ? » on lui eût répondu : « Cherchez aux champs, il doit être quelque part près de sa charrue. »
Comme le dernier des mortels, Garibaldi logeait dans une petite chambre de l'hôtel de l'Europe.
C'est là que je le trouvai, entouré de trois ou quatre amis.
Mon nom, prononcé par moi-même faute de domestique pour m'annoncer, fut salué de deux cris de joie.
L'un était poussé par Garibaldi lui-même, l'autre par un vieil ami à moi, que je ne m'attendais guère à trouver là, par le colonel Turr.
Nous commençâmes par nous embrasser, Garibaldi et moi ; puis, après, nous nous regardâmes.
Garibaldi est un homme de cinquante-deux ans, d'une taille au-dessus de la moyenne. Son front est large, son visage coloré, son oeil superbe. Il porte des cheveux d'un blond fauve et qui commencent à grisonner légèrement, tombant jusqu'à moitié de son cou ; sa barbe rousse, qu'il laisse croître dans toute son abondance, encadre une bouche sereine et souriante. On sent courir la sève d'une idée généreuse dans toute cette vigoureuse organisation.
Il avait un pantalon, et, par-dessus sa chemise, un puncho américain ; ce vêtement, qui pare l'homme des pampas, est à la fois le vêtement de jour et de nuit, le matelas et la couverture.
C'était le même qui lui avait servi dans sa campagne de Lombardie.
Mon ami Turr portait l'uniforme de colonel du régiment de Honvée. Je remarquai avec une certaine inquiétude que son bras gauche était soutenu par une ganse de sa pelisse. Je m'informai. Le pauvre garçon, qui ne peut pas se corriger d'être trop brave, avait, au combat de Castel-Medolo et aux côtés de Garibaldi, reçu quatre balles : une au cou, l'autre à l'épaule, l'autre à la cuisse, l'autre au flanc, une cinquième qui lui broya le bras et le jeta à bas de son cheval.
On voulait lui couper le bras : le médecin de Garibaldi s'y opposa. Malgré les chaleurs, la plaie se cicatrisa, et mon cher Turr est resté à peu près entier. Je dis à peu près, parce que son bras commence à peine à se mouvoir ; mais la nature a tant de ressources chez un homme de trente-quatre ans, que le médecin de Garibaldi, qui est bien avec cette bonne mère, prétend que le colonel pourra se servir un jour de ce bras pour conduire son cheval.
Cela suffit parfaitement à Turr. Que voulez-vous qu'un Hongrois fasse de son bras gauche ? Un bras gauche n'est bon qu'à tenir une bride, puisque c'est avec le droit que l'on frappe.
Garibaldi fit apporter du café ; Turr n'en prit pas. Le médecin lui regardait la gorge, il avait une angine granulée, vulgairement appelée chez nous l'angine des avocats.
C'est que ce n'est pas une sinécure que de garder Garibaldi, que tout le monde veut voir, que tout le monde harangue, auquel on envoie trente sonnets par jour. Il en résulte que Turr parle tandis que Garibaldi se chauffe, et que le pauvre garçon, qui n'a pas poussé une plainte lorsque cinq balles lui ont labouré le corps, se lamente à chaque coup de sonnette qui le menace d'un nouveau gargarisme.
Par malheur, au moment où nous prenions notre tasse de café, et où Turr, pour la troisième fois, se faisait regarder dans la gorge, on vint annoncer à Garibaldi que le roi Victor-Emmanuel le priait de passer au palais.
Garibaldi jeta son puncho, revêtit son uniforme, fit appeler un fiacre et se rendit au palais, en me recommandant de l'attendre.
Disons quelques mots du roi Victor-Emmanuel.
Je fus longtemps assez mal avec son père, le roi Charles-Albert, pour être forcé de rester sur mon paquebot toutes les fois que je passais à Gênes, les Etats sardes et piémontais m'étant interdits.
Vous pourriez croire, chers lecteurs, que cette interdiction a ses racines dans les temps antérieurs à ma naissance, et que le fils ne pouvait aller à Turin, parce que c'était le père qui, comme général en chef de l'armée des Alpes, avait pris le mont Cenis et forcé le Pas-de-Suze, comme on disait du temps du roi Louis XIII.
Il n'en est rien. J'étais proscrit pour avoir traversé la ville de Chambéry, avec quelques compagnons coiffés, ainsi que moi, de chapeaux blancs ; ce qui, je ne sais pourquoi, passait dans la capitale de la Savoie, pour un signe d'affiliation au carbonarisme.
Ne riez pas. En Italie, à Milan, par exemple, on n'en était pas quitte à si bon marché, il y a huit ans encore, témoin cette notification :

« Le port des chapeaux ou casquettes avec des cordons bleu clair ou bleu foncé est défendu comme étant le signal de reconnaissance de cette bande qui, dans les temps déplorables de l'anarchie, a souillé cette respectable et malheureuse ville. Quiconque, après deux jours de prohibition, oserait faire usage de ces chapeaux ou casquettes, sera immédiatement arrêté et puni de cinquante coups de bâton. Le temps étant désormais venu, que chacun veille à soi et se convainque que les menées des pervers n'échappent point à l'autorité, chez laquelle elles trouveront fermeté et sévérité.

                    Le Commandant de la ville,
                    Rastovic.

Imola, Etats romains, 25 juin 1851.

Et quand on pense que ces brigands de Romagnols ont eu, jouissant d'un gouvernement si paternel, l'infamie de se révolter !
Cela n'a pas de nom.
On voit que j'eusse eu tort de me plaindre, moi qui n'étais qu'exilé pour avoir porté un chapeau blanc.
Aussi, je ne me plaignais pas ; d'ailleurs, il n'y avait pas de quoi. Je ne sais pas ce qu'est Gênes pour l'homme qui y passe un an, dix ans, sa vie ; mais c'est bien la ville la plus ennuyeuse du monde pour l'homme qui y passe une demi-journée.
Une circonstance bien inattendue me raccommoda avec le roi Charles Albert.
Monseigneur le duc d'Orléans m'avait chargé, vers 184O, d'écrire l'histoire des quatre régiments qui avaient traversé les Bibans avec lui. L'un de ces régiments était celui où le roi Charles-Albert, n'étant encore que prince de Carignan, avait servi comme simple grenadier. A l'occasion de la prise du Trocadéro par ce régiment, j'avais eu l'occasion de raconter la façon brillante dont s'était conduit le futur roi de Sardaigne, et je l'avais fait avec impartialité, étant de ceux qui croient que l'historien n'a le droit d'être injuste envers personne, pas même envers les rois.
Le duc d'Orléans avait envoyé au roi Charles-Albert le volume où il était question de lui.
Le roi Charles-Albert avait vu qu'on peut être républicain, porter un chapeau blanc, et rendre, malgré cela, justice à un roi.
Il en résulta qu'un beau matin, allant de Marseille à Florence, je trouvai à Gènes non seulement mon interdit levé, mais encore une invitation, si je passais à Turin, de faire visite au roi Charles-Albert.
Le roi Victor-Emmanuel n'a point le sévère et triste aspect du roi Charles- Albert, qui était mélancolique comme tous les hommes atteints d'une maladie de foie.
D'ailleurs, son père avait laissé derrière lui des années sombres a travers lesquelles n'a jamais passé le jeune souverain qui s'est si vaillamment battu à Palestro et à Solferino.
Victor-Emmanuel est un homme de quarante à quarante-deux ans, très franc, très loyal, très vigoureux, très brave, très sobre, très matinal ; grand chasseur à pied, au fusil et au chien d'arrêt. Il fait, dans les montagnes, des courses à défier le plus agile montagnard. Il est rare même, lorsqu'il ne chasse pas, que le jour, en se levant, ne le trouve levé avant lui. Il mange à peine le matin, déjeune, comme un paysan, d'un chiffon de pain avec un morceau de lard et de fromage dessus ; mais, en revanche, il mange énormément à son dîner. Il n'a pas d'étiquette, pas de cour, pas de chambellan. Le dimanche, il y a réception générale au palais, les portes s'ouvrent toutes grandes à onze heures du matin, et, jusqu'à trois heures de l'après-midi, tout le monde peut entrer. Si quelqu'un désire une audience particulière, ce quelqu'un écrit, et, le lendemain ou le surlendemain, il a son audience, car le roi décachète lui-même toutes ses lettres.
Un jour, dans une de ses chasses, il rencontre un paysan qui, lui voyant abattre deux perdrix de ses deux coups, s'approche de lui et lui dit :
- Vous tirez bien, vous !
- Pas mal, c'est vrai, répondit le roi.
- Vous devriez bien me débarrasser d'un renard qui vient manger mes poules.
- Je ne demande pas mieux.
- Ah bien, faites ce coup-là, et je vous donne deux moutas.
Deux moutas valent seize sous.
- Est-ce dit ? demanda le roi.
- C'est dit, reprit le paysan.
- Eh bien, demain, je reviens avec des chiens courants, et je vous débarrasse de votre renard.
- Touchez-là, dit le paysan.
Le roi Victor-Emmanuel toucha, revint le lendemain comme il avait dit, avec des chiens courants, lança le renard, et le tua.
- Vous avez, ma foi, gagné vos deux moutas, dit le paysan, les voilà.
Le roi les prit.
- Ma foi, dit-il, voilà le premier argent que je gagne ; cela fait plaisir de toucher l'argent qu'on a gagné.
Le lendemain, en échange de ses deux moutas, il envoya une robe, un collier et des boucles d'oreilles à la femme du paysan.
Il est impossible d'être plus simple que ne l'est le roi Victor-Emmanuel ; il sort seul, à pied, vient au théâtre par la porte de tout le monde. Un jour, la concierge du théâtre d'Angenne voit un monsieur qui envoie des bouffées de cigare au nez de son chat, qu'il a trouvé dans un coin et qu'il a bloqué dans ce coin ; elle accourt pour délivrer son animal, et reconnaît le roi.
Lorsque la cour de Rome, après la loi Ricardi, protesta contre l'assimilation devant les tribunaux des prêtres aux laïques, il tint ferme et rien ne put le faire plier. Notez que, dans cette circonstance, il avait contre lui, non seulement la cour de Rome, mais encore toutes les puissances catholiques, la noblesse, le clergé du pays et jusqu'à sa propre famille.
J'ai traversé toute l'Italie, du pied des Alpes à l'Adriatique ; à Gênes, à Turin, à Milan, à Vérone, à Venise, j'ai interrogé toutes les personnes avec lesquelles j'ai été en relations sur l'opinion qu'elles avaient du roi Victor Emmanuel.
Pas une qui ne m'ait répondu :
- Il y a peut-être en Italie un aussi honnête homme que lui, mais pas un plus honnête.
Cela m'a paru, je ne sais pourquoi, le plus bel éloge que l'on puisse faire d'un roi.
Dieu donne longue vie au roi Victor-Emmanuel !

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente