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Chapitre XVI
Les Courses d'Epsom II

Enfin ce jour, ce grand jour du derby, auquel nous étions convoqués de Paris, – ce carnaval de Londres, qui n'a pas de carnaval, – était arrivé.
A dix heures, une immense calèche pouvant contenir dix personnes et sanglée de tous côtés de paniers contenant des pâtés, des poulets froids, des homards, du vin de Bordeaux, du vin de Champagne et de la glace, s'arrêtait devant la porte de London-Coffee house.
Elle était attelée de quatre chevaux conduits par deux postillons en Daumont, bottes à retroussis, culottes blanches, gilets blancs, vestes et casquettes roses.
Nous nous y installâmes, et la voiture passa sans transition de l'immobilité au galop.
Le galop, c'est l'allure du derby-day ; ce jour-là, tout va au galop, même les ânes.
Tant que nous fûmes dans les rues de Londres, nous ne vîmes pas grand changement avec l'aspect ordinaire des rues ; seulement, on pouvait remarquer que, pour une voiture qui nous croisait en sens inverse, dix suivaient le même chemin que nous.
Le temps était magnifique et promettait une belle journée de poussière.
La poussière est tellement une des conditions indispensables de la fête, que les femmes, d'habitude, font faire pour le jour du derby des robes qui ne leur servent que ce jour-là.
Les hommes, de leur côté, avaient pris des précautions contre la poussière, le grand ennemi du jour ; tous ceux que nous rencontrions portaient à leurs chapeaux des voiles bleus, bruns ou verts, qui donnaient à quelques-uns d'entre eux, adolescents de quinze ans, frais et roses comme les crocus qui poussent dans les prairies, l'air d'amazones démontées.
La population stationnait, placée en haie, aux deux côtés de la rue.
Au fur et à mesure que nous nous éloignions du coeur de la cité, au lieu que cette haie s'éclaircît, au lieu que les voitures diminuassent, la haie s'épaississait et les voitures devenaient plus nombreuses et surtout plus diverses.
C'était une exhibition générale de toutes les voitures connues, non seulement dans la carrosserie, mais encore dans la charronnerie anglaise.
Essayons de donner une idée de ces différents spécimens.
C'était d'abord la voiture nationale, le stage-coach, le four-in-hand, c'est-à- dire le quatre-en-main, parce que le même cocher conduit quatre chevaux en main ; dans les temps ordinaires, les chiens sont dans le coffre, les domestiques derrière, et les maîtres et les amis devant ce jour-là, les chiens étaient restés au chenil et les domestiques à l'antichambre. Tout, intérieur, impériale, devant, derrière, était encombré de maîtres.
C'était le mail-coach, cette concurrence que les entreprises commerciales font au stage-coach, et qui, dans un jour solennel comme celui du derby, avec ses deux ou ses quatre chevaux, voiture de vingt à vingt-cinq amateurs.
C'était le carriage, calèche de famille, véhicule ordinaire de la bourgeoisie, où s'entasse cette population sans fin, étagée comme une flûte de pan à dix, douze et quinze tuyaux, qui se compose du père, de la mère et des enfants, ceux-ci infinis, sans nombre, parterre de camélias blancs et roses, chacun, depuis le bouton jusqu'au calice, épanoui à son degré de floraison.
Le sociable, sorte de wurst immense, dont le nom indique la qualité, et qui est destiné, non seulement à entretenir, mais encore à resserrer, entre huit ou dix personnes, les liens de la société.
Le braice, grand coupé à quatre personnes, qui, ce jour-là, en porte invariablement dix : quatre dans l'intérieur, plus un enfant qui se tient debout à chaque portière ; deux sur le siège de derrière, deux sur le siège de devant ; total, dix, chiffre annoncé.
Le brougham, – prononcez le broum, inventé par lord Brougham, pour se rendre au Parlement, sans avoir l'obligation d'y mener personne à ses côtés. Dans le brougham, coupé microscopique comme épaisseur surtout, il y a juste place pour le ministre et son portefeuille ; ce jour-là, il contient de quatre à six personnes.
Le landau, voiture popularisée en France par la pièce que Scribe a faite sous ce titre pour les débuts de Perlet, passé depuis dans notre usage, mais relégué aujourd’hui chez nous dans les vieilles écuries du faubourg Saint Germain.
Le landolees, diminutif du landau, comme le brougham est le diminutif du coupé ordinaire.
Le mail-phaeton, récipient ordinaire de quatre per sonnes, qui devient, ce jour-là, sur la route d'Epsom, ce que le corricolo est tous les jours sur la route de Torre-del-Greco à Naples.
Le dog-cart, la voiture des chiens, où les maîtres ne sont considérés que comme des êtres secondaires ; le jour du derby, deux femmes remplacent d'ordinaire les domestiques et vont à reculons, ayant pour appui le dos des deux hommes qui vont en avant.
Le whitechapel, la voiture du village, avec laquelle on va entendre les prêches et les sermons, qui conduit aux enterrements, aux baptêmes, aux fêtes, aux noces ; c'est notre chariot, plus la suspension. En Angleterre, toute voiture est suspendue.
Le break avec son cocher élevé, qui semble, du haut de son siège, manoeuvrer son bâtiment comme un contremaître fait de son navire du haut du beaupré.
Les cinquante espèces de tilburys que nous connaissons, depuis le tilbury à patin jusqu'au tilbury à télégraphe.
Le Buggy, dont nous avons fait boghey, et qui est, en réalité, le modeste tape-cul.
Le farmer's-cart, la voiture du fermier.
Le brewer's-dray, la voiture du brasseur.
Le waggon, tapissière de campagne.
Le mofredars, c'est-à-dire la voiture anglaise par excellence.
Le cab, qui consiste dans une espèce de cabriolet en forme de fauteuil à la Voltaire, à l'arrière duquel le cocher est assis, et qui, disgracieux d'encolure, est fort commode en réalité, en ce qu'il vous isole du coatch-man, et, par conséquent, de l'émanation des herbes plus ou moins malfaisantes que fume celui-ci sous le nom de tabac. – Oh ! que je voudrais, par parenthèse, consigner ici le nom de cette grande et honnête dame, comme disait Brantôme, à qui un de nos amis demandait l'autre jour dans un wagon : « L'odeur du cigare vous incommode-t-elle, madame ? » et qui répondit : « Je ne sais pas, monsieur ; on n'a jamais fumé devant moi ! » – On peut hasarder, sans amour-propre national, que cab vient de cabriolet ; seulement, les Anglais, qui sont les plus grands abréviateurs que je connaisse, ont réduit les quatre syllabes en une, et, du mot cabriolet, ont fait le mot cab, comme ils ont fait, du vin d'Oporto, le vin de Porto, puis le vin de Port ; quand il s'agit du nom de famille, qu'ils ne peuvent pas abréger matériellement, ils l'abrègent par la prononciation : lord Brougham, prononcez lord Broum, comme je le disais tout à l'heure. Les Anglais, avec un peu de travail, finiront par ne plus parler que comme les grosses caisses, par monosyllabes ; aussi le vers de Racine qu'ils apprécient le plus, est-il justement celui-là qu'on a tant reproché au grand poète, parce qu'il n'était composé que de monosyllabes.
Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon coeur.
Partageons leur admiration et achevons la nomenclature des véhicules qui brûlent avec nous la route d'Epsom.
C'était encore le hansom patent safety, que l'on rencontre à chaque pas dans les rues de Londres, et dans lequel le client est assuré contre les accidents.
L'omnibus, qui n'a pas besoin de description.
Le tandem, avec ses deux chevaux en arbalète.
Le fly, notre berlingot, c'est-à-dire tout ce qui est voiture de louage.
Le post-chaise, création antédiluvienne abandonnée chez nous depuis plus de cinquante ans.
Le pony-chaise, traîné comme l'indique son nom par des poneys.
Le donky-chaise, ou la chaise aux ânes.
Enfin, le sweep-chaise, qu'on ne voit qu'à Londres, et dont la traduction littérale est la voiture du ramoneur.
Eh bien, figurez-vous toutes ces voitures de formes varices, de constructions diverses, tirées de leurs cours, de leurs remises, de leurs hangars ; tous ces animaux de races, de formes, de grandeurs différentes, sortis de leurs box, de leurs écuries, de leurs étables, les valides aussi bien que les éclopés, les vivants aussi bien que les morts, tout cela roulant, trottant, galopant sur cette route d'Epsom comme dans une autre vallée de Josaphat, se heurtant, s'accrochant, se renversant avec un bruit d'ossements froissés, semant la route de débris auxquels personne ne fait attention, d'épaves que personne n'évite, de naufrages que personne ne recueille : là, comme partout, la force dominant. les grands écrasant les petits, chacun étant pris de la rage d'arriver avant son voisin et tourmentant de son mieux le malheureux quadrupède qui l'aide à accomplir cette oeuvre de vanité !
Et remarquez que ce que je vous dis là, ce n'est point à propos d'une agglomération partielle sur un point particulier. Non, c'est partout ; depuis le Vaux-Hall jusqu'à Epsom, c'est-à-dire pendant sept lieues, on vogue à pleines voiles, au milieu d'écueils mouvants, parmi lesquels il faut être non seulement cocher, mais encore pilote, attendu que vous avez bien plus affaire à des vagues qu'à des rochers ; et chaque vague crie, hurle, murmure, glapit, jure, chante, menace, maudit, raille, car elle a depuis quatre jusqu'à vingt têtes.
C'est que les courses en Angleterre, et surtout les courses d'Epsom, voyez- vous, chers lecteurs, ce n'est pas, comme chez nous la Marche ou Chantilly, une affaire de luxe. Non ; c'est une fête nationale à laquelle chacun prend sa part, et à laquelle chacun veut assister, riche comme pauvre, gentleman comme ouvrier ; on l'attend onze mois, on en parle pendant six, on s'y prépare pendant trois, et l'on s'en souvient quelquefois plus longtemps qu'on ne l'a attendu, qu'on n'en a parlé, qu'on ne s'y est préparé.
Avec notre calèche monstre, nos quatre chevaux, nos deux postillons, nous étions naturellement rangés. parmi les oppresseurs, et, du haut du siège de devant, d'où il commandait la manoeuvre, notre ami M. Young ne répondait à toutes les railleries, à toutes les malédictions, à toutes les menaces, à toutes les chansons à tous les jurements, à tous les murmures, à tous les glapissements, à tous les hurlements, à tous les cris que par ce mot :
- Forward ! forward !
Et la voiture allait, emportée comme le char de la foudre dans un nuage de poussière qui ne permettait pas de se voir à vingt pas.
Un peu avant d'arriver à Morden, nous troûvames un stage-coach à quatre chevaux, arrêté au beau milieu de la route.
Nous disons à quatre chevaux, nous devrions dire à trois ; on avait mené les pauvres bêtes si grand train, qu'une des quatre venait de tomber frappée d'un coup de sang.
- Saignez-le ! saignez-le ! criait-on de tous côtés.
Mais bah ! les propriétaires n'avaient pas le temps ! Il fallait arriver à Epsom avant un mail-coach qui venait derrière.
Avec ce mail-coach, il y avait pari.
On se contenta donc de couper promptement les traits, d'attacher le cheval dépareillé en arbalète, et l'on repartit, laissant le cheval mort au milieu du chemin.
Au moment où nous arrivions au sommet d'une colline qui domine le champ de course d'Epsom, – et cela à travers mille dangers, la plupart des chevaux qui montaient cette colline ayant pris prétexte de son escarpement pour aller en arrière au lieu de continuer d'aller en avant, – au moment, dis-je, où nous arrivâmes au sommet de cette colline, la première course partait.
Par bonheur, c'était une espèce de prologue, une course d'essai ; la seconde seule était importante.
Tous les véritables parieurs s'étaient réservés pour cette seconde course.
Elle devait, en effet, résoudre une grande question.
Un cheval qui avait été le favori dans deux ou trois courses, et qui les avait bravement gagnées, s'était laissé battre à Newmarket, comme un pleutre, par un cheval à peu près inconnu ; de sorte qu'il avait perdu sa popularité.
L'enjeu de son maître à Newmarket était de mille guinées.
Ce cheval s'appelait Blink-Bonny ; ce qui, traduit à peu près, comme tout ce qu'on traduit, veut dire le Joli-Clignoteur.
Cette fois, l'enjeu de son maître était de vingt-sept mille livres, c'est-à-dire de six cent soixante et quinze mille francs.
Le maître confiant était M. Anson.
On pariait, en général, vingt contre un, tant Blink-Bonny était en défaveur.
Il en résultait donc que la première course, à laquelle nous n'assistions pas, était, comme je l'ai dit, sans grande importance.
D'ailleurs, il y avait une préoccupation qui l'emportait sur toutes les autres.
C'était d'entrer dans le champ de course.
Il fallait, pour arriver à ce but, franchir une barrière ouverte, bien entendu, mais n'offrant qu'une dizaine de mètres d'ouverture.
Supposez la passe de Calais pendant une tempête avec cinq cents bâtiments... qu'est-ce que je dis, cinq cents ! mille, dix mille, de toute forme, de toute grandeur, de tout tonnage, depuis le chasse-marée jusqu'au vaisseaux à trois ponts ! tout cela se pressant pour entrer, avec les mâts qui se brisent, les voiles qui se déchirent, les membrures qui craquent, et vous aurez une idée de l'entrée de notre frégate dans la passe d'Epsom.
La passe franchie, on se trouvait plus à l'aise.
Il ne s'agissait plus que de naviguer à travers un océan de piétons.
Trois cent mille personnes, à peu près.
Voila où est le vrai spectacle. La course n'est qu'un détail.
Le jour du derby reste pour les Anglais eux-mêmes un phénomène inexplicable et surtout indescriptible.
Figurez-vous un mélange inouï d'êtres de toutes les conditions : un monde tout entier enfermé dans les limites d'une lieue carrée ; Londres envoyant dans ce chaos social un échantillon de tout ce qu'il possède, pour faire un Londres sans maisons, un Londres avec ses pompes, ses misères, ses richesses, ses vices, son luxe, ses gentlemen, ses fripons, ses cockneys, ses lords, ses imbéciles, ses filous, ses duchesses, ses petites marchandes, ses filles publiques, kaléidoscope fantasque, cosmopolite, gigantesque, multiple, présentant à la fois toutes les faces d'une société indéfinissable, immense, bruyante, variée, orageuse enfin, comme l'Océan.
Au milieu de tout cela, pareils à des roches immobiles au milieu des vagues mouvantes, des baraques de toute espèce, depuis la tente en grosse toile d'Alger, à l'apparence luxueuse, où l'on débite le porto, le claret, le gin, le cognac, les petits gâteaux, jusqu'aux modestes parasols de canevas goudronné, sous lesquels les petites filles d'Egypte, aux oripeaux fanés mais harmonieux de couleurs, vous promettent, pieds nus et en haillons elles- mêmes, des fortunes de nabab, pour la bagatelle d'un demi-schelling ; – des joueurs d'orgue, des saltimbanques, des orchestres ambulants, des danseurs, des montreurs de singes, des mendiants, des gamins qui peuvent à peine se tenir sur leurs pieds et qui se tiennent sur la tète, des enfants sevrés d'hier et qui grimpent comme des mousses microscopiques à de longues échelles posées en équilibre sur le nez paternel, lequel même, dans l'état ordinaire, indique par sa déviation cartilagineuse tout ce que ce membre si essentiel au visage a souffert des devoirs bizarres qui lui ont été imposés en dehors de sa destination ; – de hâves vagabonds, aux maillots râpés et poussiéreux, qui rampent, se tordent, s'arrondissent, se cambrent, se racornissent de manière à détruire toutes les théories adoptées sur l'usage et la facultativité – tant pis si je fais un mot – de l'épine dorsale ; – des petites filles sur des échasses, des polichinelles, des musiciens nègres ; – tout cela grouillant entre les roues des voitures, les habits noirs, les robes de satin, bravant les flèches et les bâtons.
Expliquons ce que nous voulons dire par ces mots bravant les flèches et les bâtons.
Il y a aux courses d'Epsom deux jeux privilégiés, et qui s'établissent au beau milieu de la foule, sans s'inquiéter des torts graves qu'ils peuvent faire à cette même foule : c'est le jeu de l'arc et le jeu des bâtons.
Le jeu de l'arc n'a pas besoin d'être expliqué.
Il y a trois buts : une carte ronde, un nègre, une dame en grande toilette ; – il va sans dire que carte ronde, nègre et dame en grande toilette sont en carton.
Il y a une douzaine d'arcs en faisceaux et douze ou quinze douzaines de flèches placées, douzaine par douzaine, dans des carquois creusés en terre.
Arcs et flèches forment une ligne placée à cinquante pas du but.
Moyennant six pence, gentleman comme mendiant, mains a gants de peau de Suède, mains calleuses, ont droit de venir prendre un arc et douze flèches.
Chacun choisit son but, – on est même libre de choisir les trois, – chacun fait ses paris avec son voisin et tire ses douze flèches.
Nous disons fait ses paris, parce que, le jour des courses d'Epsom, sous la forme de grains de poussière probablement, la contagion flotte dans l'air ; chacun en avale sa part et devient enragé. On parie sur tout ; chaque chose est un prétexte, une occasion, un motif de pari.
J'ai vu là des gens parier qu'au lieu d'envoyer leur flèche au but, ils l'enverraient dans le derrière d'un honnête cockney qui passait, donnant le bras à sa femme et à sa fille.
Le parieur gagnait ou perdait, mais il accomplissait le pari.
Le jeu de bâton consiste à abattre des poupées, des pelotes, des boîtes, des polichinelles, placés sur des baguettes fichées en terre et de trois pieds de hauteur.
On a douze bâtons pour six pence.
Chaque béton représente le tiers d'un manche à balai.
on jette les bâtons comme on veut, en douceur ou à haute volée.
Le joli, le plaisant, le suprême est d'atteindre avec les bâtons non seulement les baguettes, mais encore le marchand ou la marchande, qui se tient derrière, saute en l'air ou bondit à droite et à gauche, selon qu'il est menacé de face, à gauche ou à droite.
Il en est des bâtons comme de l'arc.
A l'arc, celui qu'on vise avant tout, c'est le malheureux gamin qui court, sans arme défensive aucune, au milieu de cette grêle de flèches partant à la fois de douze arcs et de vingt-quatre mains ; – au bâton, c'est le marchand.
Vous figurez-vous ces deux jeux au milieu d'une foule compacte !
Un jour, les spéculateurs en plein vent d'Epsom en arriveront à établir au milieu de la foule un tir au pistolet, comme ils y ont établi des tirs à l'arc et au bâton ; et certainement personne ne s'y opposera, pas même la police, qui est invisible, qui ne se mêle de rien, qui ne, s'occupe de rien, qui n'existe pas.
Nous parvînmes, à travers cette multitude, que l'on sépare au galop, sans plus s'inquiéter de ceux que l'on écorne que les tireurs d'arc ne s'inquiètent de ceux qu'ils piquent et les jeteurs de bâton de ceux qu'ils meurtrissent ; nous parvînmes donc au groupe principal des voitures, – deux ou trois mille ; – je ne les ai pas comptées, mais, puisque l'on parie, je parierais plutôt pour plus que pour moins.
Il va sans dire que, sur toute l'étendue du champ, il a cinq ou six groupes semblables.
Là, nous prîmes notre rang, le meilleur possible.
En face de nous était la maison appelée le Stand, c'est-à-dire l'arrêt.
Toutes les fenêtres de cette maison étaient garnies de monde ; des gradins arrivaient jusqu'à son premier étage, et son toit, incliné en amphithéâtre, contenait deux mille stalles numérotées.
Pas une de ces stalles n'était vacante. Faites-vous, d'après cela, une idée du Stand !
Avec ses tribunes étendues à sa droite et à sa gauche, comme deux ailes, avec ses degrés montant à son premier étage comme un grand perron, avec son amphithéâtre stallé sur son toit, le, Stand peut contenir trente mille personnes.
Le chemin de fer, depuis huit heures du matin, en amenait mille par chaque convoi.
Lorsque nous fûmes montés sur les sommets les plus élevés de notre voiture, nous embrassâmes une population de trois cent mille âmes, à peu près.
Juste en ce moment, les jockeys essayaient les chevaux de la seconde course.
Vingt ou vingt-cinq chevaux devaient y prendre part.
C'était un miroitage de casquettes et de vestes de toutes couleurs.
On se montrait Blink-Bonny, Adamas, Anton, Chevalier-d'industrie, Black- Tommy, Shatnaver et Tournament comme les huit chevaux entre lesquels le prix devait être disputé.
Plusieurs fois, l'enthousiasme fut éveillé par de faux départs.
C'étaient de grands cris, une clameur immense qui s'éteignait tout à coup quand les spectateurs voyaient qu'ils se trompaient.
Bientôt, les chevaux furent renvoyés par la petite porte, n'ayant plus liberté que de caracoler dans the fatal glen, c'est-à-dire dans la vallée fatale.
Puis les policemen, sur quarante de front, firent vider la piste aux curieux, et les chevaux furent rangés en ligne au milieu du plus profond silence.
Enfin, les drapeaux s'abaissèrent et les chevaux partirent.
Ils semblèrent, en partant, rendre la respiration à trois cent mille spectateurs qui éclatèrent en un seul hourra !
Le sol frissonna comme dans un tremblement de terre.
D'abord, Chevalier-d'industrie prit la tête ; mais, au bout de trois cents mètres, il la perdit. D'où nous étions, nous ne pouvions voir qu'une masse confuse luttant de vitesse. Ce n'étaient plus les chevaux que l'on pouvait reconnaître, c'étaient les jockeys seulement, à la couleur de leurs vestes et de leurs casquettes.
Il nous sembla que la lutte avait lieu entre Blink-Bonny, Anton, Tournament, Adamas et Shatnaver ; à part un groupe de huit ou dix chevaux qu'on eût dits enchaînés les uns aux autres, les concurrents étaient distancés. Ce groupe arrivait comme une avalanche ;
on distinguait les cris de : « Adamas ! Adamas !... Blink-Bonny ! Blink Bonny !... »
Enfin, le groupe passa devant nous comme un éclair. Blink-Bonny dépassait les autres d'une demi-longueur ; Adamas venait après lui, vivement pressé par Blink-Bonny ; puis Anton.
La même clameur immense, grondante comme un tonnerre, qui avait salué le départ, accueillit le retour.
C'était le nom de Blink-Bonny, hurlé par cent mille voix.
En même temps, un drapeau fut hissé en l'air portant le chiffre 21 ; c'était le numéro d'inscription de Blink-Bonny.
M. Anson, qui avait refusé six milles guinées cent cinquante mille francs de Blink-Bonny, venait de gagner quatre ou cinq millions !
On amena Blink-Bonny, au milieu des applaudissements de toute la foule.
Pendant dix minutes, on ne pensa a rien autre chose qu'à l'admirable course qui venait d'avoir lieu ; chacun se précipita vers le turf ; les policemen furent obligés de ménager un cercle autour du vainqueur ; cheval et jockey eussent été étouffés.
Le jockey se nommait Charlton.
On assure que M. Anson lui avait promis cent mille francs s'il arrivait le premier.
Enfin, la foule s'ouvrit pour laisser rentrer les deux triomphateurs.
Aussitôt qu'ils eurent disparu, le cri « Aux voitures ! » se fit entendre.
Jamais invitation ne fut suivie d'une exécution aussi rapide ; chacun se précipita vers sa voiture.
On eut dit une invasion de Tatars, de Mongols, de Caraïbes, de cannibales !
Si les chevaux eussent été attelés aux voitures, pas une, bien certainement, ne fût restée à sa place, et beaucoup n'eussent été ramassées qu'en morceaux.
Il s'agissait de dîner.
Tout le monde s'y mit : panier au pain, panier aux viandes, panier au poisson, panier aux légumes, panier au vin, panier à la glace, tout fut éventré en une seconde.
En une autre seconde, les pâtés furent ouverts, les poulets démembrés, les jambons émincés, les homards écaillés.
Un premier bouchon de champagne sauta en l'air, et un bruit qui ressemblait à la mousquetade d'une armée faisant feu à volonté, se fit entendre autour du champ de course.
Rien ne donnerait une idée de ces trente mille personnes, hommes, femmes et enfants, mettant au pillage trois mille voitures, au bruit de soixante mille bouchons qui sautent.
Cela dura une heure.
Ne me demandez pas de raconter, de, décrire, de peindre ce qui se passa dans cette heure ; on eût dit l'orgie universelle précédant de vingt-quatre heures la fin du monde.
Je crois qu'il y eut une course au milieu de tout cela ; mais personne ne s'en inquiéta ; la grande, la seule et unique course du derby-day était finie.
Nous prîmes, mon fils et moi, une cuisse de poulet d'une main et un morceau de pain de l'autre, et nous nous lançâmes au milieu de ces gigantesques noces de Gamache.
Il n'y avait pas à s'inquiéter du vin ; on pouvait s'approcher de la première voiture et tendre son verre.
Chers lecteurs, vous n'avez jamais rien vu, vous ne verrez jamais rien de pareil à Epsom, à moins que vous n'alliez à Epsom.
Il va sans dire que, au milieu de ce tohu-bohu universel, les flèches et les bâtons allaient leur train, compliqués de dix ou douze courses d'ânes montés, cette fois, par des jockeys en jupon, qui, moins solides que, les jockeys en veste, variaient non seulement la chance, mais aussi les accidents de la course.
Ces dames me parurent appartenir à cette honorable classe de la société dont je portais tout à l'heure le chiffre à quatre-vingt mille.
A six heures, le cri « Les chevaux ! les chevaux ! » se fit entendre, comme s'était fait entendre le cri « Aux voitures ! »
A l'instant même, on vit sortir des écuries improvisées une armée de postillons, de chevaux, de grooms, de palefreniers, tout cela pêle-mêle, criant, jurant, hennissant, cherchant sa voiture.
En un quart d'heure, tout fut rattelé.
C'est l'heure de miel des pauvres, des mendiants, des bohémiens.
Chacun tend la main.
L'un reçoit les assiettes chargées de débris, l'autre les bouteilles à moitié vides ; celui-ci un poulet aux trois quarts dévoré, celui-là un pâté battu en brèche ; chacun attrape quelque chose ; rien de ce qui a été touché, écorné, entamé, ne rentre à la maison.
Mangez bien, pauvres mendiants ! gorgez-vous de croûtes de pâté, de cuisses de poulet, de pattes de homard, de gras de jambon ; buvez du porto, du champagne, du claret, du malvoisie ; mangez, buvez ! vous, en aurez pour un an à ne plus manger que des trognons de chou au coin des bornes et des arêtes de saumon aux portes des poissonneries.
Presque en même temps, le groupe entier de voitures dont la notre faisait partie s'ébranla.
Comment le réseau gigantesque se démêla-t-il ? comment chevaux, timons, brancards parvinrent-ils à se désenchevêtrer les uns des autres ? Dieu, qui fit ce miracle, peut seul le savoir.
Alors, les cris : Forward ! to right ! go before ! retentirent, et la course qui venait de finir entre les chevaux commença entre les voitures.
Horace parle du triple acier qui enveloppait le coeur du premier navigateur. Horace n'avait jamais navigué sur le champ de course d'Epsom, dans un stage-coach ou dans un break ! S'il l'avait fait, il aurait déclaré que la navigation dans la Méditerranée, l'Atlantique et même la mer des Indes n'était qu'une promenade inoffensive en bateau, près de la navigation dans l'Epsom races, le jour du derby.
Nous tournâmes sur nous-mêmes. – Comment ?... Nous sortîmes du champ de course. – De quelle façon ?... – Nous franchîmes les barrières. – Par quels moyens ?... Détournez les yeux, Seigneur, et ne me faites jamais responsable des coups de fouet donnés aux animaux et aux hommes !
Une fois sur la grande route, on reprit le galop.
La poussière du matin n'avait pas eu le temps de retomber, elle était restée suspendue. Nous la retrouvâmes. Nous y joignîmes celle que nous soulevions de nouveau. Chaque voiture entraînait avec elle son tourbillon, avait son simoun à elle seule, son khamsin particulier.
Ce fut alors que, aux débris dont la route était couverte et aux cadavres d'ânes, de chevaux et de poneys reposant douillettement sur le revers des fossés, nous pûmes voir ce que coûtait la journée.
Toute la population de Londres et des environs assiste à ce retour, où chacun a l'air, non pas d'aller, comme Faust et Méphistophélès, au sabbat, mais d'en revenir.
Nous passâmes, bien certainement, à travers plus d'un million de spectateurs, dont chacun nous jeta son hourra.
A dix heures, nous rentrions, brisés, moulus, roués, à London-Coffee house.
Visages, chevaux, habits, mains, gants, tout était de la même couleur.
Nous avions un demi-pouce de poussière sur le visage, un pouce sur les habits !
Nous avions manqué verser dix fois, être écrasés vingt ! nous avions versé et écrasé les autres ; mais nous avions vu les courses d'Epsom, nous avions assisté au derby-day !
Maintenant, pourquoi les courses d'Epsom, celles-là du moins, sont-elles appelées le jour du derby ?.
C'est bien simple : c'est qu'elles ont été créées par le patriarche des torys, lord Derby.
Je cherchais partout un portrait de ce bienfaiteur de l'humanité, désespérant de le voir en personne, et j'exprimais ce désir devant le rival de Nadar, M. Herbert Walkins, lorsqu'un gentleman qui m'avait écouté sans rien dire demanda une plume et du papier, que le photographe s'empressa de lui donner.
En un clin d'oeil, le gentleman eut fait son dessin.
Alors, s'approchant de moi :
- Voilà ce que vous désirez, monsieur, me dit-il : la chose vous coûtera un autographe.
Je pris le dessin ; c'était un croquis de lord Derby, signé du fameux Alfred Crowquill, le Gavarni de Londres.
Consignons en passant, chers lecteurs, que Crowquill veut dire plume de corbeau.
Il va sans dire que M. Crowquill eut son autographe.

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