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Chapitre XV
Le Lion de l'Aurès IV

J'étais resté assis, le tenant en joue.
Un instant, ayant eu le loisir de l'ajuster entre les doux yeux, j'appuyai le doigt sur la détente, et j'eus la tentation de lâcher le coup.
Si j'eusse cédé à cette inspiration, je sauvais, selon toute probabilité, la vie à un homme ; – Mais, ne voyant dans l'animal aucune disposition d'attaque, j'attendis, me laissant aller à cette espèce de volupté terrible dont j'ai déjà parlé, et qui consiste pour moi à me trouver en face du péril et à le braver.
Puis j'ai encore un autre but en prolongeant ces étranges temporisations : c'est d'étudier l'animal, de faire un pas de plus dans la connaissance de ses moeurs ; une découverte de plus dans le caractère d'un pareil adversaire, c'est une chance de moins d'être mangé par lui.
Pendant plus de dix minutes, je me donnai la jouissance d'un tête-à-tête comme peu d'hommes peuvent se vanter d'en avoir eu un ; cela m'était bien permis, il y avait près de deux ans que je ne m'étais trouvé en face d'un lion, et celui-là était un des plus beaux, des plus forts et des plus majestueux que j'eusse vus.
Au bout de dix minutes, il se laissa tomber sur le ventre, s'aplatissant tout à coup, comme si la terre eut manqué sous lui ; puis il croisa ses pattes devant lui, allongea la tête, et s'en fit pour son cou une espèce d'oreiller.
Son oeil était fixé sur moi, et ne se détournait pas un instant de mes yeux ; il paraissait on ne peut plus intrigué de ce que venait faire dans son royaume, cet homme qui semblait ne pas le reconnaître pour roi.
Cinq minutes s'écoulèrent encore ; dans la position qu'il avait adoptée, rien n'était plus facile pour moi que de le tuer.
Tout à coup, il se leva, comme poussé par un ressort, et commença de s'agiter, faisant un pas ou deux en avant, puis un pas ou deux en arrière, allant à droite, allant à gauche, et remuant la queue comme un jeune chat qui commence à se fâcher.
Sans doute, il ne comprenait pas cette corde, cette chèvre, cet homme ; son intelligence était insuffisante à lui expliquer un pareil mystère.
Seulement, son instinct lui disait qu'il y avait là un piège.
Cependant, je restais toujours assis, le fusil à l'épaule, le doigt sur la détente, suivant l'animal dans tous ses mouvements.
Un bond de lui, et j'étais entre ses griffes.
De moment en moment, son inquiétude augmentait et commençait à m'inquiéter moi-même ; sa queue battait ses flancs, ses mouvements devenaient plus rapides, son oeil s'enflammait.
C'eût été un suicide que d'hésiter plus longtemps.
Je profitai d'un moment où il me présentait le côté gauche ; je l'ajustai au défaut de l'épaule et lâchai le coup.
Le lion fléchit sur ses jambes, poussa un rugissement de douleur, se tordit comme s'il eût voulu mordre sa blessure, mais sans tomber.
A la distance de trois secondes, je lâchai mon second coup.
Puis, sans regarder, – j'étais bien sûr de l'avoir touché, – je jetai ma première carabine pour prendre la seconde, couchée près de moi, toute chargée, tout armée.
Quand je me retournai du côté du lion, la crosse à l'épaule, le lion avait disparu.
Je restai immobile, craignant quelque surprise, et regardant de tous côtés.
J'entendis rugir le lion.
Il était descendu dans le lit du ravin.
Il rugit deux fois encore, toujours en s'éloignant, mais en s'éloignant pas à pas.
Il regagnait son fort.
J'attendis encore quelques minutes, peut-être ne fut ce que quelques secondes ; on mesure mal le temps en pareille circonstance.
Puis, n'entendant plus rien, je me levai et j'allai visiter la place où l'animal avait reçu mes deux coups de feu.
La chèvre, tombée à terre et haletante de terreur, se débattait comme dans l'agonie.
Arrivé sur le terrain, il me fut facile de voir que le lion avait été touché de mes deux balles, et que les deux balles lui avaient complètement traversé le corps.
Il y avait double jet de sang de chaque côté.
Tout chasseur sait qu'un animal porte plus loin le coup, percé à jour, que lorsque la balle, restée dans la plaie, y détermine une hémorragie.
Je me mis sur sa voie ; elle était facile à suivre. Tout le chemin qu'il avait parcouru était maculé de sang.
Les branches des petits arbres et des ronces au milieu desquelles il avait passé, étaient brisées et ensanglantées.
Comme je l'avais présumé, le lion avait regagné son fort.
En ce moment, je vis apparaître, au haut du ravin, les têtes d'Amida, de Belkassem et d'Amar Ben-Sarah. Ils s'approchaient avec précaution, ne sachant pas si j'étais mort ou vivant, en se tenant prêts à faire feu.
Ils m'aperçurent au fond du ravin, jetèrent des cris de joie et vinrent me rejoindre en courant.
Ils voulurent à l'instant même se mettre à la poursuite du lion ; la quantité de sang répandu leur faisait exagérer la gravité de la blessure.
Je les retins.
Dans mon opinion, le lion était grièvement, peut-être mortellement touché, mais le coeur n'avait pas été atteint. Le lion était encore plein de force ; son agonie serait terrible.
Sur ces entrefaites, huit ou dix Arabes du douair nous rejoignirent, armés de leurs fusils.
Ils avaient entendu mes deux coups, et accouraient, comme Amida, Belkassem et Amar Ben-Sarah, pour savoir ce qui venait d'arriver.
Ce qui venait d'arriver était, pour eux comme pour nous, écrit sur le sol.
Leur premier cri fut : « Il faut le suivre. »
J e les arrêtai en leur faisant observer qu'ils couraient un danger imminent.
Mais rien.
- Reste là, dirent-ils, et nous te l'apporterons mort.
J'eus beau leur affirmer que le lion était vivant et bien vivant, qu'à son rugissement, j'avais pu juger de sa force, ils s'obstinèrent à entrer dans le bois.
Je fis un dernier effort pour les empêcher d'aller plus avant ; j'étais convaincu que, si nous attendions au lendemain, nous le retrouverions mort, tandis que, si, au contraire, nous le suivions en ce moment, nous irions nous heurter, au bout de cent pas, à sa douleur et à sa colère ; – chacun savait ce qu'il résulterait du choc.
Aucune observation n'eut prise sur leur entêtement. Lorsque je les vis résolus à se mettre à la poursuite du lion sans moi, je me décidai à m'y mettre avec eux.
Seulement, je fis mes dispositions.
Je rechargeai ma carabine Devismes, que je pris pour moi ; je donnai à Ben- Sarah ma carabine Lepage et à Amida, mon fusil du duc d'Aumale, – c'est après la carabine Devismes, celui que je préfère, – il a tué treize lions, – et j'entrai sous bois, sur la trace du lion.
Il faisait presque nuit ; le bois était fourré, épais, entrelacé ; il fallait avancer presque en rampant.
Mes trois Arabes me suivaient ; derrière mes trois Arabes venaient les hommes du douair.
Nous fîmes quarante ou cinquante pas ainsi, avec beaucoup de difficultés, et en dépensant près d'un quart d'heure pour les faire.
Au bout du quart d'heure, la nuit était presque venue ; au bout de cinquante pas, nous avions perdu la trace.
Une clairière se trouvait à une dizaine de pas de nous. Nous regagnâmes la clairière pour nous reconnaître.
Pendant que nous étions éparpillés dans la clairière, cherchant à retrouver aux dernières lueurs du jour la trace perdue, soit par accident, soit par maladresse, un fusil partit.
Au même instant, un rauquement terrible éclata, et le lion s'abattit au milieu de nous comme s'il tombait littéralement du ciel.
Il y eut un moment d'indicible terreur. Tous les fusils, excepté le mien, éclatèrent en même temps, et c'est un miracle que nous ne nous soyons pas tués les uns les autres.
Il va sans dire que pas une balle ne toucha le lion.
Quant à moi, voici ce que je vis comme à travers un nuage de fumée et de feu.
Tous les Arabes réunis autour de moi, à l'exception d'Amar Ben-Sarah.
Puis, tout à coup, à quinze pas de l'autre côté de la clairière, j'entends un cri, cri terrible, cri de mort.
Je m'élançai au cri à travers l'obscurité du crépuscule, rendue plus épaisse encore par la fumée de nos fusils.
Le crépuscule était tellement sombre, la fumée tellement épaisse, que je ne vis le lion et l'homme qu'en arrivant sur eux.
Homme et lion présentaient un groupe informe, mais terrible.
L'homme était couché sous le lion, qui lui déchirait les cuisses avec ses griffes de derrière ; la tête tout entière de l'homme était dans la gueule du lion.
J'eus un éblouissement, je vacillai sur mes jambes, j'étais près de tomber.
Ce moment de faiblesse eut la durée de l'éclair.
Le lion sentit le canon de ma carabine et me jeta de côté un regard menaçant.
Tirerais-je à la tête du lion ? tirerais-je à l'épaule ?
En tirant à la tête, je pouvais tuer l'homme.
Je tirai à l'épaule.
Tout cela se passa en moins d'une seconde.
Tout disparut dans le feu et dans la fumée.
J'attendis.
Je n'essayerai pas de vous dire ce qui se passa en moi pendant cette seconde d'attente.
Enfin, je distinguai.
Le lion avait lâché l'homme.
L'homme était retombé comme une masse. Etait-il mort ou vivant ? C'est ce qu'il était impossible de savoir.
Le lion était appuyé contre l'arbre auquel était appuyé l'homme ; il était évident que l'arbre, qui était de la grosseur de ma cuisse, le soutenait seul.
L'arbre plia lentement, cria, se rompit, et le lion tomba à terre à côté de l'homme.
Je lâchai alors mon second coup, la capsule rata.
Que serait-il arrivé de moi, si cette seconde capsule eût été la première ?
Par bonheur, le lion était mort,
Nous nous précipitâmes sur l'homme, il était évanoui ; mais, au contact de ma main, il reprit ses sens.
- Eloignez-moi, criait-il, éloignez-moi !
Nous eûmes beau lui crier que le lion était mort, il ne nous entendait pas.
Les Arabes disent que tout homme qui a respiré l'haleine du lion devient fou.
Amar Ben-Sarah était fou.
Je commençai à examiner les plaies autant que je pus le faire, à la lueur d'un brasier de branches sèches que nous nous hâtâmes d'allumer.
Le blessé avait le flanc et le ventre horriblement sillonnés ; sa cuisse était percée à jour de quatre coups de dent. Son crâne portait la trace des crocs. – Je n'avais pas donné le temps à la double mâchoire de se rejoindre.
Il était évident que c'était un homme perdu.
Nous le couchâmes sur un brancard fait de nos fusils, et nous l'emportâmes.
Trois jours après, je quittai le pays ; son agonie durait encore, mais on n'espérait rien.
Les Arabes croient, d'ailleurs, que l'homme blessé par un lion ne guérit jamais de la blessure.
Une lettre du kaïd m'apprit, huit jours après, qu'Amar Ben-Sarah était mort...
Tel fut le récit de Gérard, – sauf ce qu'il a pu perdre sous ma plume ; car je crains bien de n'avoir pas communiqué au lecteur la profonde impression que nous laissa la parole du célèbre tueur de lions.

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