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Chapitre XI
A ceux qui veulent se mettre au théâtre

Il nous est passé hier sous les yeux, chers lecteurs, deux lettres si curieuses, que nous les avons copiées et que nous n'hésitons pas aujourd'hui à vous en faire part.
Ces lettres répondent à une pensée qui nous est souvent venue à propos de jeunes gens qui se destinent au théâtre, et qu'a brutalement éveillée, il y a quelque jours encore, uns phrase qui se trouve dans la première scène au Mercadet de Balzac.
Cette première scène est consacrée à l'exposition, et l'exposition est faite par M. Justin, domestique de Mercadet, par mademoiselle Thérèse, femme de chambre de madame Mercadet, et par mademoiselle Virginie, cuisinière de la maison.
Qu'on nous permette d'emprunter quelque lignes à cette exposition.
Elles nous conduisent où nous voulons aller.

                              Scène première

                    Justin. – Virginie. – Thérèse.

Justin. – Oui, mes enfants, il a beau nager, il se noiera, ce pauvre M. Mercadet.

Virginie. – Vous croyez ?

Justin. – Il est brûlé... et, quoiqu'il y ait bien des profits chez les maîtres embarrassés, comme il nous doit une année de gages, il est temps de nous faire mettre à la porte.

Thérèse. – Ce n'est pas toujours facile. Il y a des maîtres si entêtés ! J'ai déjà dit deux ou trois insolences à madame, et elle n'a pas eu l'air de les entendre.

Virginie. – Ah ! j'ai servi dans plusieurs maisons bourgeoises ; mais je n'en ai pas encore vu de pareille à celle-ci. Je vais laisser les fourneaux et aller me présenter au théâtre pour jouer la comédie.

Ces derniers mots dénotent l'observateur et renferment une critique sanglante.
Comment se fait-il que la première idée qui vient à un commis renvoyé de son magasin, ou à une chambrière renvoyée de chez ses maîtres, se formule dans cette phrase si impertinente pour les vrais comédiens : Je vais me mettre au théâtre ?
C'est que l'art dramatique, aussi bien que l'art littéraire, a le malheur d'apparaître aux esprits ignorants comme une chose qui n'a pas besoin d'être apprise.
Le commis renvoyé de son magasin ne s'aviserait jamais de dire : « Je vais me faire peintre ; » ni la chambrière chassée de chez ses maîtres, de dire : « Je vais me faire musicienne. »
Non ; on sait que, pour devenir peintre, il faut apprendre la peinture ; on sait que, pour devenir musisien, il faut apprendre la musique. Et le commis n'a pas la patience d'apprendre la peinture ; et la chambrière n'a pas la patience d'apprendre la musique.
Mais l'art dramatique, il n'y a pas besoin de l'apprendre. Tout le monde peut jouer la comédie.
Hélas ! voilà pourquoi il y a si peu de comédiens !
Que les jeunes gens ou les jeunes filles qui se destinent au théâtre lisent les mémoires de Lekain ou d'Iffland, de mademoiselle Clairon ou de mademoiselle Dumesnil, et peut-être alors se feront-ils une idée de ce que l'on appelle jouer la comédie.
Dugazon a raconté quelque part qu'il avait trouvé trente manières, toutes comiques, de remuer le nez, c'est-à-dire l'organe le moins mobile de tout le visage.
Talma avouait à qui voulait l'entendre que ce n'était que dans les dernières années de sa vie qu'il s'était fait une idée bien exacte de l'art qu'il avait porté cependant à une si grande hauteur.
Et Félix, l'ex-souffleur du Théâtre-Français, vous dira que, jusqu'au jour de sa retraite, mademoiselle Mars l'a fait venir chez elle, non pas une fois, non pas deux fois, non pas trois fois par semaine, mais tous les jours, pour répéter ses anciens comme ses nouveaux rôles.
Si les commis et les femmes de chambre avaient idée d'un pareil travail, je doute qu'il leur échappât si facilement de dire : Je vais me mettre au théâtre.
Il est vrai qu'à côté de ceux-là, il y a les artistes qui doutent.
Les deux lettres que nous allons citer, et qui, à treize ans d'intervalle, furent adressées, l'une par l'homme qui a créé Orosmane, l'autre par celui qui a créé Frantz Moor, à un artiste appartenant à cette dernière catégorie, en fournissent la preuve.
Nous croyons que c'est une chose intéressante pour tous ceux qui, de près ou de loin, par profession ou par goût, tiennent à l'art dramatique, que l'opinion qu'expriment eux-mêmes, à l'endroit de la carrière difficile à laquelle ils sont voués, deux maîtres de la taille de Lekain et d'Iffland.
Voici d'abord la lettre de Lekain :

« Paris, ce 20 novembre 1777

« J'ai mille raisons, monsieur, de ne point vous donner les conseils que vous me demandez au moment où vous hésitez à choisir l'état de comédien. La meilleure de ces raisons est peut-être la solitude dans laquelle je vis maintenant, qui m'inspire de vous être utile ; la seconde raison, c'est que je n'ai jamais conseillé à un jeune homme de quitter la carrière qu'il avait embrassée pour celle du théâtre : ceux qui sont nés pour être comédiens suivent l'inspiration de leur génie sans demander conseil à qui que ce soit ; mais celui qui n'a que du goût pour un état si difficile et si cruellement avili, celui-là doit sérieusement réfléchir avant de faire un pas duquel dépend le bonheur ou le malheur de sa ne.
Moi, monsieur, je ne puis vous faire comprendre cela comme je le voudrais bien, car je ne suis pas un mentor de la jeunesse : c'est l'affaire de vos amis et de vos parents. Vous me paraissez trop intéressant pour que je ne vous parle pas avec franchise. Je vous en supplie, laissez encore s'écouler quelque temps avant que d'exécuter votre dessein. Maintenant vous ne voyez que les fleurs de cette carrière, et vous n'en connaissez pas les épines. Hélas ! qui au monde a été plus que moi blessé par les épines ? et, malgré cela, cependant, mes ennemis eux-mêmes avouent que j'ai un grand talent. A quoi donc doit s'attendre celui qui court après la gloire sans l'atteindre jamais ? Il est vrai qu'il y a un moyen d'avoir des succès sans talent ; il y en a même deux : arrogance et impudeur ; mais vous me semblez incapable de vous servir de tels moyens.
Voilà, monsieur, ce que m'a inspiré l'estime que j'ai pour vous, et je ne puis que vous abandonner à vos sages réflexions. »

                    « Lekain. »

A quelle époque Lekain écrivait-il cette lettre décourageante ? Après vingt sept ans de théâtre, et un an avant sa mort !
L'année où Lekain écrivait cette lettre, Iffland débutait.
Treize ans après, le même homme qui s'était adressé à Lekain s'adressait à Iffland, et Iffland lui répondait à son tour la lettre suivante :

« Berlin, 30 octobre 1790.

Je ne me suis jamais trouvé dans un embarras pareil à celui où vous me plongez, monsieur, quand je songe que le conseil que vous attendez de moi décidera peut-être de votre avenir.
Votre vocation de comédien est réelle. Ce point ne fait aucun doute dans mon esprit ; mais, dans cette carrière, comme dans toute autre, l'avenir dépend trop exclusivement d'une foule de petits riens pour que je puisse vous prédire que, malgré votre talent, vous ne regretterez pas un jour d'avoir choisi cet état.
Vous avez le sentiment de votre mérite ; mais vous avez besoin d'avoir pour guide un directeur qui aime votre talent, qui prenne soin de mettre ce talent en relief, en même temps que, le plus possible, il cachera vos défauts. Mais qui vous dit, au contraire, que vous n'en trouverez pas un qui, diminuant vos dispositions par la fatigue et la mauvaise humeur, finira par étouffer ce talent qu'il aurait du protéger ?
Cependant, moi-même, j'ai commencé comme vous. Mille obstacles m'ont repoussé, et je ne dois qu'à mon ardent amour de l'art, à mon opiniâtreté presque insensée, de ne pas m'être arrêté à moitié chemin.
Mais, voyez, je pressentis que chacun me conseillerait de ne point choisir cette carrière ; aussi, quand je la choisis, je ne demandai conseil à personne. Je puisai en moi-même la force de lutter avec tous et contre tous, et c'est parce que vous me demandez si vous devez choisir cet état, que j'ai presque envie de vous dire : Ne le choisissez pas.
Au reste, ne voyez dans tout ceci que des veux pour votre bonheur, de l'estime pour votre talent et du respect pour votre famille. »

                    « Iffland. »

Maintenant, chers lecteurs, pourquoi ai-je imprimé ces deux lettres ?
C'est pour y renvoyer, comme étant l'expression de ma pensée, ceux qui viendront me demander le même conseil que le jeune homme demandait à Lekain en 1777, et l'homme à Iffland en 1790.

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