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Chapitre VIII
Une Fabrique de vases étrusques à Bourg-en-Bresse

Pendant que nous sommes à Bourg et que nous parlons d'antiquités, disons un mot d'une chose qui m'a frappé.
Je revenais de l'église de Brou, je rentrais dans la ville par le faubourg Saint- Nicolas, quand tout à coup, en levant le nez, j'aperçus sur une fenêtre du n° 84 et au-dessus de cette inscription : Charles Bozonnet, Potier, des pots d'une couleur charmante et d'une forme parfaite.
Je montai.
Une femme vint m'ouvrir ; je demandai le potier ; il arriva les mains pleines de terre.
Je trouvai un artiste sous l'enveloppe d'un ouvrier.
Nous causâmes.
- Mais, mon ami, lui demandai-je, comment se fait-il, puisque vous dites vous-même avoir commencé à faire de la poterie comme tous les potiers, comment se fait-il que vous soyez arrivé à épurer de la terre commune et à élégantiser des formes vulgaires ?
- Ah ! monsieur, me répondit-il. c'est la faute de ma femme.
- Comment, c'est la faute de votre femme ?
- Oh ! je ne le lui reproche pas, au contraire.
- Expliquez-moi cela.
- Il faut vous dire que ma femme, tout le temps qu'elle ne passe pas derrière son pot-au-feu ou autour de ses enfants, elle le passe à lire.
Je saluai la femme avec un certain respect.
Elle se mit à rire.
- C'est vrai, dit-elle, c'est mon défaut : j'aime cela de passion, lire.
- Je dirai comme votre mari, madame, je ne vous en fais pas un reproche.
- Eh bien, il faut vous dire, monsieur, que, tout en lisant, elle tomba sur un livre intitulé Ascanio.
- Ah ! bah !
- Vous le connaissez ?
- Oui.
- Eh bien, quand elle eut lu ce livre, elle vint me trouver, elle le tenait à la main.
- Bon ! lui dis-je, te voilà encore avec tes romans.
- Oui, et celui-là, il faut que tu le lises.
- Est-ce que j'ai le temps ?
- Tu le prendras.
- Mais, malheureuse, si je vais donner comme toi dans la passion de lire, que va-t-il arriver de nous ? Tu peux écumer ton pot-au-feu tout en lisant ; mais, moi, je ne puis pas en même temps lire et pétrir ma terre.
- Ecoute, dimanche, nous devions aller ensemble à Ceyzeriat, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Eh bien, au lieu d'aller à Ceyzeriat, je resterai à la maison, toi aussi, et nous lirons.
- Ce sera amusant !
- Dame, peut-être.
- faut vous dire que, tout en ayant l'air d'être le maître, je fais toujours tout ce que veut ma femme.
- Je connais bien des chansons sur cet air-là, mon pauvre ami.
- Le dimanche venu, je restai donc.
- Voyons, où est ton livre ? lui demandai-je.
- Le voilà.
« Et elle me donna le diable de livre. Je le pris en rechignant. D'abord, cela ne m'amusa pas beaucoup ; il était question de toutes sortes de personnages que j'ai connus depuis, mais que je ne connaissais point alors : de madame d'Etampes, de François Ier, du prévôt de Paris ; enfin, je tombai sur un nommé Benvenuto Cellini, un faiseur de pots de Florence, à l'exception que celui-là, au lieu de faire ses pots avec de la terre, de la faïence, de la porcelaine ou du grès, les faisait avec du bronze, de l'argent, de l'or. – Monsieur, à partir de ce moment-là, je ne pus lâcher le diable de livre qu'il ne fût fini, et, quand il fut fini, il se fit un grand bouleversement dans ma tête ; il y avait peut-être dans le magasin une trentaine de pots, de cruches et de marmites ; je pris un bâton, et vli, et vlan, voilà toute la vaisselle en morceaux. C'était ma femme qui était saisie ; elle croyait que j'étais fou, et elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour m'arrêter, en me criant :
- Charles ! mais qu'est-ce que tu fais donc ?
« Mais elle eut beau crier, je ne m'arrêtai que quand cela fut fini. Je lui dis ;
- C'est bien ; maintenant, je vais aller au musée de Besançon.
Elle me crut de plus en plus fou.
- Bozonnet, me dit-elle, Bozonnet, songe à ta femme et à tes enfants.
- C'est justement à eux que je songe, lui répondis-je. Je ne veux pas qu'il soient des ouvriers comme leur père et leur grand-père ; je veux qu'ils soient des artistes, des artistes comme Benvenuto Cellini, comme Michel-Ange.
- Vous voyez que ma pauvre femme ne se trompait pas tout à fait, et que j'étais au moins à moitié fou ; n'importe, elle commença de comprendre.
- Ah ! dit-elle, ah ! oui, oui, oui.
- Alors, imaginez-vous qu'au lieu de me retenir, la voilà qui me pousse. Le lendemain, en route pour la capitale du Doubs, et en avant ! Monsieur, il y avait là des urnes de bronze, des vases étrusques, des cruches égyptiennes, tout cela d'une pâte et d'une forme à faire tourner la tête. Imaginez que je dessinais à peu près comme notre chat ; jamais il ne m'était venu dans l'idée de toucher à un crayon. Je sors du musée, j'achète un crayon et du papier ; je rentre et je me mets à dessiner : c'étaient de drôles de dessins, allez ! je recommençai dix fois, vingt fois, trente fois ; mais, à la fin de la journée, me voilà tout étonné que cela commençait à aller. Le lendemain, j'y retourne ; ça allait mieux que la veille. Enfin, le troisième jour, je reviens à la maison avec une douzaine de dessins, pas bons, mais suffisants, voyez-vous, pour ce que j'en voulais faire ; sans compter que j'avais vu un jour dans un coin du pays une espèce de glaise et que je m'étais dit : a Tiens, tiens, tiens, voilà une chose qui pourra servir au besoin ! » c'était à croire que c'était exactement la même que celle des vases étrusques et des cruches égyptiennes ; j'y vais, il y en avait une mine. Dès le lendemain, monsieur, j'étais à même de deux charretées de terre, et je faisais de mon mieux pour arriver aux formes que j'avais dessinées. Les voisins me regardaient faire et ils haussaient les épaules.
- Tu vas crever de faim, mon pauvre Bozonnet, me disaient-ils ; à quoi diable veux-tu que servent des pots de cette forme-là ? On ne peut ni faire la soupe ni aller à la fontaine avec tes pots !
- Et ils avaient raison ; il y en avait qui étaient faits sur la forme de ces amphores, vous savez, où les Romains mettaient leur vin et qu'ils enfonçaient dans le sable. Il y avait des urnes sépulcrales, des lacrymatoires. Tout le monde se moquait de moi ; ce qu'il y avait de pis, c'est que tout le monde avait raison ; pendant plus de trois mois, je restai sans vendre une seule de mes machines.
- Oh ! femme, je dis, ce n'est point cela ; il ne s'agit point de s'entêter et de crever de faim ; nous allons faire les anciens pots pour la nourriture et les nouveaux pour l'art, pour le plaisir, pour la réputation.
- Et qui fut dit fut fait.
- Je me remis au métier, faisant de l'art à mes moments perdus, de sorte que, vous comprenez, l'ouvrier nourrit l'artiste ; de temps en temps, il y a des amateurs, comme vous, monsieur, qui, en passant, voient mon exposition sur la fenêtre ; ils montent, visitent mon magasin et m'achètent quelque chose, mais c'est rare.
- Eh bien, repris-je, si j'essayais de vous dessiner deux pendants et un milieu, est-ce que vous croyez que vous pourriez les exécuter ?
- Pourquoi pas ?
- Dame, je vous le demande.
- Essayons.
- Je vais d'abord essayer, moi.
Je pris un crayon, et je dessinai trois pots de la forme la plus pure que put me fournir ma mémoire.
Bozonnet me suivait des yeux avec la plus grande attention.
- Oh ! oui, disait-il au fur et à mesure que j'avançais, – Oh ! oui, oui, dit-il quand j'eus fini. Quelle taille voulez-vous qu'ils aient ?
- Dix-huit à vingt pouces de haut.
- Combien vous devrai-je ?
- Dame, il y a de l'ouvrage.
- Je le reconnais.
- Ecoutez, ça vaudra quinze francs.
- Le pot,
- Oh ! non, les trois pots.
- Eh bien, va pour quinze francs ; les voici.
- Bon ! vous payez d'avance.
- Eh ! qui sait si j'aurais les quinze francs le jour où vous enverriez les pots.
- Oh ! l'on vous ferait crédit.
- Merci.
- A quand les pots ?
- Je ne peux pas vous le dire ; quant à cela, vous comprenez, il faut vous en rapporter à moi ; il y en a qui se gercent à la cuisson, voilà pourquoi c'est un peu cher.
- Je ne trouve pas que ce soit cher du tout.
- Maintenant, reprit Bozonnet, comme monsieur n'est pas de Bourg...
- Eh bien ?
- Je le prierai de me laisser son nom et son adresse, pour que je puisse lui envoyer sa commande.
Il prit une plume et s'apprêta à écrire.
Je dictai :
- Rue d'Amsterdam, 77.
- Rue d'Amsterdam, 77, répéta Bozonnet ; voilà l'adresse ; mais le nom ?
- Alexandre Dumas.
Vous le voyez, mes chers lecteurs, j'avais ménagé mon effet.
La plume lui tomba des mains.
- Alexandre Dumas ! répéta-t-il ; vous me faites une farce, n'est-ce-pas ?
- Non, je vous jure ; dans tous les cas, elle ne serait pas drôle.
- Comment ! vous êtes M. Alexandre Dumas, l'auteur d'Ascanio ?
- Mon Dieu, oui.
- C'est-à-dire que c'est vous qui êtes cause... ?
- Que vous avez failli mourir de faim ; vous venez de me raconter cela, et je vous en fais mes excuses.
- Oh ! il n'y a pas d'affront.
- Ni de rancune ?
- Je crois bien ! Alors, si c'est vous qui êtes M. Alexandre Dumas...
- Hélas ! oui, c'est moi.
- On fera de son mieux... Oh ! femme, qui est-ce, qui t'aurait dit cela, que ton auteur viendrait dans notre pauvre maison ? – car vous êtes son auteur ; oh ! vous lui en avez coûté de l'argent, vous pouvez vous en vanter ! Eh bien, c'est égal, on ne vous fera pas payer plus cher pour cela, tant on est content de vous voir.
Je donnai une poignée de main au mari, j'embrassai la femme.
Un mois après, j'avais mes trois vases, plus une carafe, un verre, un crapaud, et une couleuvre par-dessus le marché.
Le cadeau accompagnait la commande.
Maintenant, chers lecteurs, les vases sont fort beaux en réalité, d'une coupe rave et antique ; si bien que tous ceux qui les voient dans mon atelier, me demandent à quel musée je les ai achetés, et le prix qu'ils n'ont coûté.
Ce à quoi je réponds :
- Je les ai achetés au musée de Charles Bozonnet, rue Saint-Nicolas, n° 84, à Bourg en Bresse, et ils m'ont coûté quinze francs.
D'où vient que je vous parle de cela aujourd'hui, chers lecteurs ?
Je pourrais vous répondre tout simplement : Je vous en parle parce que j'ai pensé à cela et non à autre chose.
Je vous en parle, enfin, parce que je vous en parle.
Mais ce ne serait pas tout à fait vrai.
Je vous en parle pour avoir l'occasion de faire un autographe.
- Un autographe ?
- Oui. Voici la lettre que j'ai reçue ce matin :

« Bourg,, 4 juin 1857.

Monsieur Alexandre Dumas,

Lors de votre rapide passage dans notre ville de Bourg, vous avez daigné m'honorer de votre visite et faire acte de présence dans mon petit atelier : non seulement, vous m'avez alors acheté trois vases, mais encore vous m'avez fait espérer que, lorsque vous auriez à me commander quelque chose, vous m'écririez directement : à cet effet, ma femme vous donna mon adresse ; mais vous l'aurez perdue probablement, puisque vos autres commandes me sont venues par l'intermédiaire de M. Milliet ; c'est pourquoi je prends la liberté de vous écrire la présente, d'abord pour voue remercier de nouveau et vous prier de vouloir bien prendre patience encore deux ou trois semaines pour l'expédition de vos vases.
Vous m'avez porté bonheur par votre visite, monsieur ; bon nombre de mes productions sont promises, et je m'occupe en ce moment de tout préparer pour fournir une collection d'objets, produit de cinq ou six ans de travail ; je vous remercie donc doublement.
Et maintenant que M. Alexandre Dumas aura lu ce qui précède, il se dira en posant ma lettre sur son bureau : « C'est bien, j'attendrai ; voilà une lettre qui n'exige pas de réponse. »
Mais cela ne ferait pas du tout mon compte à moi ; si M. Alexandre Dumas fût revenu le lendemain du jour où il avait fait à mon atelier l'honneur de le visiter, j'aurais inventé n'importe quoi et prié l'illustre poète de me donner un autographe ; ça ne vous aurait rien coûté au milieu des notes que vous preniez dans notre ville et ses environs pour les Compagnons de Jéhu, que j'ai lus avec le même intérêt et le même plaisir que j'ai toujours à dévorer vos ouvrages, depuis que, grâce à ma femme, j'y ai mordu.
Car vous n'oublierez pas, monsieur Dumas, que c'est en lisant vos descriptions sur Benvenuto Cellini, dans Ascanio, que j'ai senti bouillonner en moi l'amour de l'art ; je sais bien que mes pauvres petites productions n'atteindront jamais rien qui ressemble à de la célébrité, mais dans les satisfactions que mes oeuvres m'ont procurées, je compte celle de vous avoir possédé quelques instants dans ma maison.
Ma femme et mon fils se joignent à moi, et nous vous prions d'agréer nos sentiments de respect les plus sincères.

Votre tout dévoué serviteur,

                    Charles Bozonnet,
Potier de terre, à Bourg en Presse, faubourg Saint-Nicolas, n°84.

Ce que je vis de plus clair dans tout cela, c'est que mon ami Charles Bozonnet voulait un autographe de moi.
Quel autographe lui donner ?
Alors, j'eus une idée, c'était de joindre l'utile à l'agréable.
C'était de vous raconter son histoire, chers lecteurs, et de lui en envoyer le récit.
C'est ce qui sera fait.
En attendant, si vous désirez des pots de terre d'une belle couleur et exécutés avec une admirable intelligence, faites ou faites faire vos dessins, et envoyez-les, 84, faubourg Saint-Nicolas, à Charles Bozonnet, à Bourg en Bresse, et rapportez-vous en à lui.
Quelques-uns vous diront, peut-être, que j'ai un intérêt dans son commerce. Chers lecteurs, je vous donne ma parole d'honneur que cela n'est pas vrai !
Non ; mais, en faisant cela, j'ai pensé à une chose qui m'avait un jour profondément touché. Je vais vous raconter cette chose.
Je vous ai dit, dans ma précédente causerie, qu'il m'était un jour venu à l'idée de refaire pas à pas le chemin de Varennes pour relever les erreurs faites par les historiens qui ont écrit cette magnifique histoire de la fuite du roi ; si magnifique, qu'elle ressemble à un roman.
J'arrivai à Sainte-Menehould.
L'homme qui menait mon char à bancs s'arrêta à l'entrée de la ville et me demanda :
- Où faut-il vous conduire ?
Je répondis sans hésiter :
- A l'hôtel de Metz.
Pourquoi à l'hôtel de Metz plutôt qu'ailleurs ?
Je vais vous le dire.
J'avais lu, dans le Rhin, de Victor Hugo, une description qui m'avait fait me dire à moi-même :
- Si jamais je passe à Sainte-Menehould, je descendrai bien certainement à l'hôtel de Metz.
Cette description, la voici :

« Sainte-Menehould est une assez pittoresque petite ville répandue à plaisir sur la pente d'une colline fort verte, surmontée de grands arbres. J'ai vu à Sainte-Menehould une belle chose : c'est la cuisine de l'hôtel de Metz.
C'est là une vraie cuisine. Une salle immense. Un des murs occupé par les cuivres, l'autre par les faïences ; au milieu, en face des fenêtres, la cheminée, énorme caverne qu'emplit un feu splendide. Au plafond un noir réseau de poutres magnifiquement enfumées, auxquelles pendent toutes sortes de choses joyeuses, des paniers, des lampes, un garde-manger, et, au centre, une large nasse à claires-voies où s'étalent de vastes trapèzes de lard ; sous la cheminée ? outre le tourne-broche, la crémaillère et la chaudière, reluit et pétille un trousseau éblouissant d'une douzaine de pelles et de pincettes, de toutes formes et de toutes grandeurs. L'âtre flamboyant envoie des rayons dans tous les coins, découpe de grandes ombres sur le plafond, jette une fraîche teinte rose sur les faïences bleues et fait resplendir l'édifice fantastique des casseroles comme une muraille de braise. Si j'étais Homère ou Rabelais, je dirais : « Cette cuisine est un monde dont cette cheminée est le soleil. »

C'est un monde, en effet, un monde où se meut toute une république d'hommes, de femmes et d'animaux, des garçons, des servantes, des marmitons, des rouliers attablés, des poêles sur les réchauds, des marmites qui gloussent, des fritures qui glapissent, des pipes, des cartes, des enfants qui jouent, et des chats et des chiens, et le maître qui surveille. Mens agitat molem.
Dans un angle, une grande horloge à gaîne et à poids dit gravement l'heure à tous ces gens occupés. Parmi les choses innombrables qui pendent au plafond, j'en ai admira une surtout, le soir de mon arrivée : c'est une petite cage où dormait un petit oiseau ; cet oiseau m'a paru être le plus admirable emblème de la confiance. Cet antre, cette forge à indigestions, cette cuisine effrayante est jour et nuit pleine de vacarme : l'oiseau dort ; on a beau faire rage autour de lui, les hommes jurent, les femmes querellent, les enfants crient, les chiens aboient, les chats miaulent, l'horloge sonne, le couperet cogne, la lèchefrite piaille, le tournebroche grince, la fontaine pleure, les bouteilles sanglotent, les vitres frissonnent, les diligences passent sous la voûte. comme le tonnerre, la petite boule de plumes ne bouge pas ! »

Maintenant vous comprenez, n'est-ce pas, chers lecteurs, que la description m'avait donné le désir de visiter l'auberge.
J'entrai de plein bond dans la cuisine.
Tout était à sa place, les cuivres, les faïences, l'horloge, le lard, les pelles et les pincettes.
Tout, excepté le petit oiseau, qui était mort de vieillesse à onze ans. – Grand âge pour un oiseau ! – C'était un chardonneret.
En voyant la minutieuse attention avec laquelle j'examinais sa cuisine, l'hôtesse se mit à sourire et me dit :
- Je vois que vous avez lu ce que M. Victor Hugo a dit de nous ; il nous a fait grand bien avec quelques lignes. Dieu le bénisse partout où il sera !
Que ta bénédiction franchisse les mers, pauvre âme reconnaissante, et que l'exilé la sente effleurer son front comme un souffle de la patrie !
Le roi Louis XVI a passé avec toute la famille royale ; on ne se souvient de son passage que comme d'un fait historique, personne ne peut dire : « En passant, le roi nous a fait du bien. » Au contraire, le roi fuyait, le roi trahissait son serment, le roi allait chercher l'étranger pour rentrer avec lui en France. Le roi ne faisait de bien à personne ; il faisait du mal à tout le monde.
Un poète passe ; il est inconnu aux gens qui le reçoivent ; il laisse tomber, toujours inconnu, quelques lignes de sa plume, la description d'une cuisine ; un million d'hommes lit cette description, personne ne passe plus sans s'arrêter à l'auberge indiquée : la fortune de l'aubergiste est faite.
Et, dix-sept ans après, au fond de son exil, le poète sent, avec l'air qui passe, quelque chose de doux comme le frôlement de l'aile d'un ange.
C'est la bénédiction d'une vieille femme qui traverse la mer et qui vient à lui.
O mon bien cher Victor, que ces mots qui vous étaient adressés m'ont été doux : « Dieu le bénisse ! »
Eh bien, voilà la chose dont je me souviens.
Je me suis dit : Peut-être serai-je pour ces braves gens de Bourg ce que Victor Hugo a été pour l'aubergiste de Sainte-Menehould, et, dans dix-sept ans, exilé ou mort, peut-être la femme dira-t-elle aussi en parlant de moi : « Dieu le bénisse !

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