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Chapitre VII
La Figurine de César I

Voulez-vous me permettre de vous entretenir quelques instants d'une oeuvre d'art des plus remarquables que M. Vuilleret, bibliothécaire de la ville de Besançon, vient de m'envoyer au nom du musée.
Il s'agit d'une statuette antique représentant César. La statuette est mutilée : il lui manque les deux bras et les deux jambes.
Telle qu'elle est, c'est tout simplement un chef-d'oeuvre.
Maintenant, comment en suis-je arrivé à recevoir un pareil cadeau ?
C'est ce que je vais vous raconter.
Seulement, la narration sera longue – Je suis fort prolixe, lorsque je cause avec vous, chers lecteurs.
Les gens qui cherchent toujours à côté de la raison qui existe ou qui n'existe pas, prétendent que je tire la ligne.
Excusez ce terme d'argot, je ne m'en sers que pour parler la langue de ceux auxquels, à mon avis, le bon Dieu aurait aussi bien fait de ne pas donner de langue.
Eh ! chers ennemis, quand je travaille pour moi, et c'est ce que je fais dans ce moment, je n'ai aucun intérêt à tirer à la ligne, – et je compte devenir, en fait de causerie, plus long que je n'ai jamais été.
Je suis tout le contraire des gens qui disent à leurs amis en les voyant :
- C'est étonnant, j'avais tant de choses à vous dire, et, maintenant que vous voilà, je n'en trouve plus le premier mot.
Moi, je vous l'avoue franchement, chers lecteurs, avant de prendre la plume, souvent je ne sais pas le premier mot de ce que je vous dirai. Puis, une fois parti, je m'accroche à une idée et je ne m'arrête plus.
C'est si bon de battre la campagne, de courir du ruisseau à la charmille. Il n'y a si petites fleurs sur ce magnifique tapis brodé de la main de Dieu qui ne soit un chef-d'oeuvre.
Mais plus la fleur est petite, plus elle vous rappelle votre enfance.
Les petits enfants ne connaissent et n'aiment que les petites fleurs, les pâquerettes, les boutons d'or, les kouklouses.
- Qu'est-ce que les kouklouses ? me demanderez-vous.
- Mon Dieu, je serais bien empêché de vous dire le nom scientifique de la kouklouse, ni à quelle famille elle appartient. Peut-être même n'est-ce qu'à Villers-Cotterêts qu'elle s'appelle ainsi. Mais demandez, chers lecteurs et belles lectrices, demandez aux plus petits de vos petits enfants avec quelle fleur ils font les balles dont ils se servent en guise de volants, et, s'ils ne vous disent pas le nom de la fleur, ils vous la montreront.
Les roses, les lilas, les jasmins sont les fleurs de la jeunesse et non celles de l'enfance. L'enfant ne reconnaît pas ces fleurs-là pour des fleurs.
Quant aux camélias, aux dalhias et aux cactus, ce n'est pas le bon Dieu qui les a faits, c'est Batton, c'est Nattier, c'est madame Barjon.
Je voyais, l'autre jour, un petit enfant qui voulait à toute force faire manger un morceau de sucre à un bouton de rose qui commençait à s’entrouvrir.
Il est évident que l'enfant ne prenait pas ce bouton de rose, auquel il donnait la becquée, pour une fleur.
- Pourquoi le prenait-il, alors ? me demanderez-vous.
Oh ! cela ne me regarde pas ; c'est bien assez d'avoir pour mon état à lire dans le coeur des hommes, – et quelquefois dans le coeur des femmes, – sans avoir à lire aussi dans l'esprit des enfants.
D'ailleurs, dans l'esprit des enfants, rien n'est écrit encore ; c'est un registre blanc où Dieu trace la première ligne : « Aime ta mère ! » Passé cela, l'oeil le plus habile n'y voit que des objets mouvants et passagers, quelque chose comme les ombres qui se reflètent dans une chambre obscure.
Revenons à notre buste de César.
Il y a à peu près un an que mon vieil ami Jules Simon, l'auteur du Devoir, vint me demander de lui faire un roman pour le Journal pour tous.
Je lui racontai un sujet de roman que j'avais dans la tête. Le sujet lui convenait. Nous signâmes le traité séance tenante.
L'action se passait de 1791 à 1793, et le premier chapitre s'ouvrait à Varennes, le soir de l'arrestation du roi.
Seulement, si pressé que fût le Journal pour tous, je demandai à Jules Simon une quinzaine de jours avant de me mettre à son roman.
Je voulais aller à Varennes ; je ne connaissais pas Varennes.
Il y a une chose que je ne sais pas faire : c'est un livre ou un drame sur des localités que je n'ai pas vues.
Pour faire Christine, j'ai été à Fontainebleau ; pour faire Henri III, j'ai été à Blois ; pour faire les Mousquetaires, j'ai été à Boulogne et à Béthune ; pour faire Monte-Cristo, je suis retourné aux Catalans et au château d'if ; pour faire Isaac Laquedem, je suis retourné à Rome ; et j'ai, certes, perdu plus de temps à étudier Jérusalem et Corinthe à distance que si j'y fusse allé.
Cela donne un tel caractère de vérité à ce que je fais, que les personnages que je plante poussent parfois aux endroits où je les ai plantés, de telle façon que quelques-uns finissent par croire qu'ils ont existé.
Il y en a même qui les ont connus.
Ainsi je vais vous dire une chose en confidence, chers lecteurs, mais ne le répétez pas. – Je ne veux pas faire de tort à d'honnêtes pères de famille qui vivent de cette petite industrie. – Mais, si vous allez à Marseille, on vous montrera la maison Morel sur le Cours, la maison de Mercédès aux Catalans, et les cachots de Dantès et de Faria au château d'If.
Lorsque je mis en scène Monte-Cristo au Théâtre Historique, j'écrivis à Marseille pour que l'on me fit un dessin du château d'If, et qu'on me l'envoyât. Ce dessin était destiné au décorateur.
Le peintre auquel je m'étais adressé, m'envoya le dessin demandé. Seulement, il fit mieux que je n'eusse osé exiger de lui ; il écrivit sous le dessin : « Vue du château d'If, à l'endroit où Dantès fut précipité. »
J'ai appris, depuis, qu'un brave homme de cicérone, attaché au château d'lf, vendait des plumes en cartilages de poisson, faites par l'abbé Faria lui même.
Il n'y a qu'un malheur, c'est que Dantès et l'abbé Faria n'ont jamais existé que dans mon imagination, et que, par conséquent, Dantès n'a pu être précipité du haut en bas du château d'If, ni l'abbé Faria faire des plumes.
Mais voilà ce que c'est de visiter les localités.
Je voulais donc visiter Varennes avant de commencer mon roman, dont le premier chapitre s'ouvrait à Varennes.
Puis, historiquement, Varennes me tracassait fort ; plus je lisais de relations historiques sur Varennes, moins je, comprenais topographiquement l'arrestation du roi.
Je proposai donc à mon jeune ami Paul Bocage de venir avec moi à Varennes. J'étais sûr d'avance qu'il accepterait. Proposer un pareil voyage à cet esprit pittoresque et charmant, c'était le faire bondir de sa chaise au chemin de fer.
Nous prîmes le chemin de fer de Châlons.
A Châlons, nous fîmes prix avec un loueur de voitures qui, à raison de dix francs par jour, nous prêta un cheval et une carriole.
Nous fûmes sept jours en chemin : trois jours pour aller de Châlons à Varennes, trois jours pour revenir de Varennes à Châlons, et un jour pour faire toutes nos recherches locales dans la ville.
Je reconnus, avec une satisfaction que vous comprendrez facilement, que pas un historien n'avait été historique, et, avec une satisfaction plus grande encore, que c'était M. Thiers qui avait été le moins historique de tous les historiens.
Je m'en doutais bien déjà, mais je n'en avais pas la certitude.
Le seul qui eût été exact, mais d'une exactitude absolue, c'était Victor Hugo dans son livre intitulé le Rhin.
Il est vrai que Victor Hugo est un poète, non pas un historien.
Quels historiens cela ferait, que les poètes, s'ils consentaient à se faire historiens !
Un jour, Lamartine me demandait à quoi j'attribuais l'immense succès de son Histoire des Girondins ?
- A ce que vous vous êtes élevé à la hauteur du roman, lui répondis-je.
Il réfléchit longtemps, et finit, je crois, par être de mon avis.
Je restai donc un jour à Varennes, et visitai toutes les localités nécessaires à mon roman, qui devait être intitulé René d'Argonne.
Puis je revins.
Mon fils était à la campagne à Sainte-Assise, près Melun ; ma chambre m'attendait ; je résolus d'y aller faire mon roman.
Je ne sais pas deux caractères plus opposés que celui d'Alexandre et le mien, et qui cependant aillent mieux ensemble. Nous avons certes de bonnes heures parmi celles que nous passons loin l'un de l'autre ; mais je crois que nous n'en avons pas de meilleures que celles que nous passons l'un près de l'autre.
Au reste, depuis trois ou quatre jours, j'étais installé, essayant de me mettre à mon René d'Argonne, prenant la plume, et la déposant presque aussitôt.
Cela n'allait pas.
Je m'en consolais en racontant des histoires.
Le hasard fit que j'en racontai une qui m'avait été racontée à moi-même par Nodier : c'était celle de quatre jeunes gens, affiliés à la compagnie de Jéhu, et qui avaient été exécutés à Bourg en Bresse, avec des circonstances du plus haut dramatique.
L'un de ces quatre jeunes gens, celui qui eut le plus de peine à mourir, ou plutôt celui que l'on eut le plus de peine à tuer, avait dix-neuf ans et demi.
Alexandre écouta mon histoire avec beaucoup d'attention.
Puis, quand j'eus fini :
- Sais-tu, me dit-il, ce que je ferais à ta place ?
- Dis.
- Je laisserais là René d'Argonne, qui ne rend pas, et je ferais les Compagnons de Jéhu, à la place.
- Mais pense donc que j'ai l'autre roman dans ma tête depuis un an ou deux, et qu'il est presque fini.
- Il ne le sera jamais, puisqu'il ne l'est pas maintenant.
- Tu pourrais bien avoir raison ; mais je vais perdre six mois à me retrouver où j'en suis.
- Bon ! dans trois jours, tu auras fait un demi-volume.
- Alors, tu m'aideras.
- Oui, je vais te donner deux personnages.
- Voilà tout ?
- Tu es trop exigeant ! le reste te regarde ; moi, je fais ma Question d'argent.
- Eh bien, quels sont tes deux personnages ?
- Un gentleman anglais et un capitaine français.
- Voyons l'Anglais d'abord.
- Soit !
Et Alexandre me fit le portrait du lord Tanlay que vous avez vu dans les Compagnons de Jéhu, si toutefois vous avez lu les Compagnons de Jéhu.
- Ton gentleman anglais me va, lui dis-je ; maintenant, voyons ton capitaine français.
- Mon capitaine français est un personnage mystérieux, qui veut se faire tuer à toute force et qui ne peut pas en venir à bout, de sorte que, chaque fois qu'il veut faire tuer, comme il accomplit une action d'éclat, il monte d'un grade.
- Mais pourquoi veut-il se faire tuer ?
- Parce qu'il est dégoûté de la vie.
- Et pourquoi est-il dégoûté de la vie ?
- Ah ! voilà le secret du livre.
- Il faudra toujours finir par le dire.
- Moi, à ta place, je ne le dirais pas ;.
- Les lecteurs le demanderont.
- Tu leur répondras qu'ils n'ont qu'à chercher ; Il faut bien leur laisser quelque chose à faire, aux lecteurs.
- Cher ami, je vais être écrasé de lettres. Tu n'y répondras pas.
- Oui ; mais, pour ma satisfaction personnelle, faut-il moins que je sache pourquoi mon héros veut se faire tuer.
- Oh ! à toi je ne refuse pas de le dire.
- Voyons.
- Eh bien, suppose qu'au lieu d'être professeur de dialectique, Abeilard ait été soldat.
Après ?
- Eh bien, suppose qu'une balle...
- Très bien.
- Tu comprends ! au lieu de se retirer au Paraclet, il aurait fait tout ce qu'il aurait pu pour se faire tuer.
- Hum !
- Quoi ?
- C'est rude !
- Rude, comment ?
- A faire avaler au public.
- Puisque tu ne le lui diras pas, au public.
- C'est juste. – Par ma foi, je crois que tu as raison... Attends.
- J'attends.
- As-tu les Souvenirs de la Révolution, de Nodier ?
- J'ai tout Nodier.
- Va me chercher ses Souvenirs de la Révolution. Je crois qu'il a écrit une ou deux pages sur Guyon, Leprêtre, Amiet et Hyvert.
- Alors, on va dire que tu as volé Nodier.
- Oh ! il m'aimait assez de son vivant pour me donner ce que je vais lui prendre après sa mort. Va me chercher les Souvenirs de la Révolution.
Alexandre alla me chercher les Souvenirs de la Révolution. J'ouvris le livre, je feuilletai trois ou quatre pages, et enfin je tombai sur ce que je cherchais.
Un peu de Nodier, chers lecteurs, vous n'y perdrez rien. – C'est lui qui parle :
« Les voleurs de diligences dont il est question dans l'article Amiet, que j'ai cité tout à l'heure, s'appelaient Leprêtre, Hyvert, Guyon et Amiet.
Le prêtre avait quarante-huit ans ; c'était un ancien capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis, doué d'une physionomie noble, d'une tournure avantageuse et d'une grande élégance de manières. Guyon et Amiet n'ont jamais été connus sous leur véritable nom. Ils devaient ceux-là à l'obligeance si commune des marchands de passeports. – Qu'on se figure deux étourdis d'entre vingt et trente ans, liés par quelque responsabilité commune qui était peut-être celle d'une mauvaise action, ou par un intérêt plus délicat et plus généreux, la crainte de compromettre leur nom de famille, on connaîtra de Guyon et d'Amiet tout ce que je m'en rappelle. Ce dernier avait la figure sinistre, et c'est peut-être à sa mauvaise apparence qu'il doit la mauvaise réputation dont les biographes l'ont doté. Hyvert était le fils d'un riche négociant de Lyon, qui avait offert, au sous-officier chargé de son transfèrement, soixante mille francs pour le laisser évader. C'était à la fois l'Achille et le Pâris de la bande. Sa taille était moyenne mais bien prise, sa tournure gracieuse, vive et svelte. On n'avait jamais vu son oeil sans un regard animé, ni sa bouche sans un sourire. Il avait une de ces physionomies qu'on ne peut oublier, et qui se composent d'un mélange inexprimable de douceur et de force, de tendresse et d'énergie. Quand il se livrait à l'éloquente pétulance de ses inspirations, il s'élevait jusqu'à l'enthousiasme. Sa conversation annonçait un commencement d'instruction bien faite et beaucoup d'esprit naturel. Ce qu'il y avait d'effrayant en lui, c'était l'expression étourdissante de sa gaieté, qui contrastait d'une manière horrible avec sa position. D'ailleurs, on s'accordait à le trouver bon, généreux, humain, facile à manier pour les faibles, car il aimait à faire parade contre les autres d'une vigueur réellement athlétique, que ses traits un peu efféminés étaient loin d'indiquer. Il se flattait de n'avoir jamais manqué d'argent et de n'avoir jamais eu d'ennemis. Ce fut sa seule réponse à l'imputation de vol et d'assassinat. Il avait vingt-deux ans.
- Ces quatre hommes avaient été chargés de l'attaque d'une diligence qui portait quarante mille francs pour le compte du gouvernement. Cette opération s'exécutait en plein jour, presque à l'amiable, et les voyageurs, désintéressés dans l'affaire, s'en souciaient fort peu. Ce jour-là, un enfant de dix ans, bravement extravagant, s'élança sur le pistolet du conducteur et tira au milieu des assaillants. Comme l'arme pacifique n'était chargée, qu'à poudre, suivant l'usage, personne ne fut blessé, mais il y eut dans la voiture une grande et juste appréhension de représailles. La mère du petit garçon fut saisie d'une crise de nerfs si affreuse, que cette nouvelle inquiétude fit diversion à toutes les autres, et qu'elle occupa tout particulièrement l'attention des brigands L'un d'eux s'élança près d'elle en la rassurant de la manière la plus affectueuse, en la félicitant sur le courage prématuré de son fils, en lui prodiguant les sels et les parfums dont ces messieurs étaient ordinairement munis pour leur propre usage. Elle revint à elle, et ses compagnons de voyage remarquèrent que, dans ce moment d'émotion, le masque du voleur était tombé, mais ils ne le virent point.
- La police, de ce temps-là, retranchée sur une observation impuissante, ne pouvait s'opposer aux opérations des bandits ; mais elle ne manquait pas de moyens pour se mettre à leur trace. Le mot d'ordre se donnait au café, et on se rendait compte d'un fait qui emportait la peine de mort d'un bout du billard à l'autre. Telle était l'importance qu'y attachaient les coupables et qu'y attachait l'opinion. Ces hommes de terreur et de sang se retrouvaient le soir dans le monde et parlaient de leurs expéditions nocturnes comme d'une veillée de plaisir. Leprêtre, Hyvert, Guyon et Amiet furent traduits devant le tribunal d'un département voisin. Personne n'avait souffert de leur attentat que le Trésor, qui n'intéressait qui que ce fût, car on ne savait plus à qui il appartenait. Personne n'en pouvait reconnaître un, si ce n'est la belle dame, qui n'eut garde de le faire. Ils furent acquittés à l'unanimité.
- Cependant la conviction de l'opinion était si manifeste et si prononcée, que le ministère public fut obligé d'en appeler. Le jugement fut cassé, mais tel était alors l'incertitude du pouvoir, qu'il redoutait presque de punir des excès qui pouvaient le lendemain être cités comme des titres. Les accusés furent renvoyés devant le tribunal de l'Ain, dans cette ville de Bourg, où étaient une partie de leurs amis, de leurs parents, de leurs fauteurs, de leurs complices. On croyait avoir satisfait aux réclamations d'un parti en lui ramenant ses victimes. On croyait être assuré de ne pas déplaire à l'autre en les plaçant sous des garanties presque infaillibles. Leur entrée dans les prisons fut, en effet, une espèce de triomphe.
- L'instruction recommença ; elle produisit d'abord les mêmes résultats que la précédente. Les quatre accusés étaient placés sous la faveur d'un alibi très faux, mais revêtu de cent signatures, et pour lequel on en aurait trouvé dix mille. Toutes les convictions morales devaient tomber en présence d'une pareille autorité. L'absolution paraissait infaillible, quand une question du président, peut-être involontairement insidieuse, changea l'aspect du procès.
- Madame, dit-il à celle qui avait été si aimablement assistée par un des voleurs, quel est celui des accusés qui vous a accordé tant de soins ?
- Cette forme inattendue d'interrogation intervertit l'ordre de ses idées. Il est probable que sa pensée admit le fait comme reconnu, et qu'elle ne vit plus dans la manière de l'envisager qu'un moyen de modifier le sort de l'homme qui l'intéressait.
- C'est monsieur, dit-elle en montrant Leprêtre.
- Les quatre accusés, compris dans un alibi indivisible, tombaient de ce seul fait sous le fer du bourreau. Ils se levèrent et la saluèrent en souriant.
- Pardieu ! dit Hyvert en retombant sur sa banquette avec de grands éclats de rire, voilà, capitaine, qui vous apprendra à être galant.
- J'ai entendu dire que, peu de temps après, cette malheureuse dame était morte de chagrin.
Il y eut le pourvoi accoutumé ; mais, cette fois, il donnait peu d'espérances. Le parti de la révolution, que Napoléon allait écraser un mois plus tard, avait repris l'ascendant Celui de la contre-révolution s'était compromis par des excès odieux On voulait des exemples, et on s'était arrangé pour cela, comme on le pratique ordinairement dans les temps difficiles, car il en est des gouvernements comme des hommes : les plus faibles sont les plus cruels. Les compagnies de Jéhu n'avaient d'ailleurs plus d'existence compacte. Les héros de ces bandes farouches, Debeauce, Hastier, Bary, Le Coq, Dabri, Delboulbe, Storkenfeld, étaient tombés sur l'échafaud ou à côté. Il n'y avait plus de ressources pour les condamnés dans le courage entreprenant de ces fous fatigués, qui n'étaient pas même capables, dès lors, de défendre leur propre vie, et qui se l'ôtaient froidement, comme Piard, à la fin d'un joyeux repas, pour en épargner la peine à la justice ou à la vengeance. Nos brigands devaient mourir.
Leur pourvoi fut rejeté ; mais l'autorité judiciaire n'en fut pas prévenue la première. Trois coups de fusil tirés sous les murailles du cachot avertirent les condamnés. Le commissaire du directoire exécutif, qui exerçait le ministère public près des tribunaux, épouvanté par ce symptôme de connivence, requit une partie de la force armée, dont mon oncle était alors le chef. A six heures du matin, soixante cavaliers étaient rangés devant la grille du préau.
Quoique les guichetiers eussent pris toutes les précautions possibles pour pénétrer dans le cachot de ces quatre malheureux, qu'ils avaient laissés la veille si étroitement garrottés et chargés de fers si lourds, ils ne purent pas leur opposer une longue résistance. Les prisonniers étaient libres et armés jusqu'aux dents. Ils sortirent sans difficulté, après avoir enfermé leurs gardiens sous les gonds et sous les verrous ; et, munis de toutes les clefs, ils traversèrent aussi aisément l'espace qui les séparait du préau. Leur aspect dut être terrible pour la populace qui les attendait devant les grilles. Pour conserver toute la liberté de leurs mouvements, pour affecter peut-être une sécurité plus menaçante encore que la renommée de force et d'intrépidité qui s'attachait à leur nom, peut-être même pour dissimuler l'épanchement du sang qui se manifeste si vite sous une toile blanche, et qui trahit les derniers efforts d'un homme blessé à mort, ils avaient le buste nu. Leurs bretelles s'arrêtèrent croisées sur la poitrine, leurs larges ceintures rouges hérissées d'armes, leur cri d'attaque et de rage, tout cela devait avoir quelque chose de fantastique. Arrivés au préau, ils virent la gendarmerie déployée, immobile, impossible à rompre et à traverser. Ils s'arrêtèrent un moment et parurent conférer entre eux. Leprêtre, qui était, comme je l'ai dit, leur aîné et leur chef, salua de la main le piquet, en disant avec cette noble grâce qui lui était particulière :
- Très bien, messieurs de la gendarmerie !
Ensuite il passa devant ses camarades, en leur adressant un vif et dernier adieu, et se brûla la cervelle. Guyon, Amiet et Hyvert se mirent en état de défense, le canon de leurs doubles pistolets tourné sur la force armée. Ils ne tirèrent point ; mais elle regarda cette démonstration comme une hostilité déclarée : elle tira. Guyon tomba raide mort sur le corps de Leprêtre, qui n'avait pas bougé. Amiet eut la cuisse cassée près de l'aine. La Biographie des Contemporains dit qu'il fut exécuté. J'ai entendu raconter bien des fois qu'il avait rendu le dernier soupir au pied de l'échafaud. Hyvert restait seul : sa contenance assurée, son oeil terrible, ses pistolets agités par deux mains vives et exercées qui promenaient la mort sur tous les spectateurs, je ne sais quelle admiration peut-être qui s'attache au désespoir d'un beau jeune homme aux cheveux flottants, connu pour n'avoir jamais versé le sang, et auquel la justice demande une expiation de sang, l'aspect de ces trois cadavres sur lesquels il bondissait comme un loup excédé par des chasseurs, l'effroyable nouveauté de ce spectacle, suspendirent un moment la fureur de la troupe. Il s'en aperçut et transigea.
- Messieurs, dit-il, à la mort ! J'y vais ! j'y vais de tout mon coeur ! mais que personne ne m'approche, ou celui qui m'approche, je le brûle, si ce n'est monsieur, continua-t-il en montrant le bourreau. Cela, c'est une affaire que nous avons ensemble, et qui ne demande de part et d'autre que des procédés.
- La concession était facile, car il n'y avait là personne qui ne souffrît de la durée de cette horrible tragédie, et qui ne fût pressé de la voir finir. Quand il vit que cette concession était faite, il prit un de ses pistolets aux dents, tira de sa ceinture un poignard, et se le plongea dans la poitrine jusqu'au manche. Il resta debout et en parut étonné. On voulut se précipiter sur lui.
- Tout beau, messieurs ! cria-t-il en dirigeant de nouveau sur les hommes qui se disposaient à l'envelopper les pistolets dont il s'était ressaisi pendant que le sang jaillissait à grands flots de la blessure où le poignard était resté. Vous savez nos conventions : je mourrai seul ou nous mourrons trois. Marchons !
- On le laissa marcher. Il alla droit à la guillotine en tournant le couteau dans son sein.
- Il faut, ma foi, dit-il, que j'aie l'âme chevillée dans le ventre ! je ne peux pas mourir. Tâchez de vous tirer de là.
- Il adressait ceci aux exécuteurs.
- Un instant après, sa tête tomba. Soit par hasard, soit quelque phénomène particulier de la vitalité, elle bondit, elle roula hors de tout l'appareil du supplice, et on vous dirait encore à Bourg que la tête d'Hyvert a parlé.
La lecture n'était pas achevée, que j'étais décidé à laisser de côté René d'Argonne pour les Compagnons de Jéhu.
Le lendemain, je descendais, mon sac de nuit sous le bras.
- Tu pars ? me dit Alexandre.
- Oui.
- Où vas-tu ?
- A Bourg en Bresse.
- Quoi faire ?
- Visiter les localités et consulter les souvenirs des gens qui ont vu exécuter Leprêtre, Amiet, Guyon et Hyvert.
Le lendemain matin, à onze heures, j'étais à Bourg.
- Mais, me direz-vous, chers lecteurs, il n'est aucunement question de César dans tout cela.
Tranquillisez-vous, nous y arriverons ; nous prenons le plus long peut-être, mais tout chemin mène à Rome.

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1998-2010
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