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Chapitre I
Les trois dames I

Me voici les coudes sur la table ; je ne travaille plus, je ne compose plus, je n'écris plus ; je cause.
Prêtez-moi votre bienveillante attention, chers lecteurs, et vous surtout, chères lectrices.
Je vous parlerai, si vous le voulez bien, d'un beau et fier garçon de trente ans, plein de force, de jeunesse, de santé, et, je puis ajouter hardiment, plein d'avenir.
Je vous parlerai de l'auteur de la Dame aux Camélias, de l'auteur de Diane de Lys, de l'auteur du Demi-monde. Je vous parlerai de mon meilleur ouvrage à moi, de M. Alexandre Dumas fils.
Je vais le prendre à vingt ans, le suivre dans ses travaux de théâtre, et chercher quelle influence la vie privée peut avoir sur la vie littéraire.
L'étude que je fais sur lui, je pourrais la faire sur tous et sur moi-même. L'oeuvre n'est que le reflet du miroir sur la muraille ; le soleil est dans notre coeur.
Suivez-moi au Théâtre-Français ; on y joue les Demoiselles de Saint-Cyr, je crois. Je passe dans le corridor ; une porte de baignoire s'ouvre ; je me sens arrêter par le pan de mon habit, je me retourne. C'est Alexandre qui m'arrête.
- Ah ! c'est toi ! Bonsoir, cher.
- Viens ici, monsieur mon père.
- Tu n'es pas seul ?
- Raison de plus. Ferme les yeux, passe la tête à travers l'entrebâillement de la porte ; n'aie pas peur, il ne t'arrivera rien de désagréable.
Et, en effet, à peine avais-je fermé les yeux, à peine avais-je passé la tête, que je sentais sur mes lèvres la pression de deux lèvres frissonnantes, fiévreuse, brûlantes. Je rouvris les yeux.
Une adorable jeune femme, de vingt ou vingt-deux, ans, était en tête-à-tête avec Alexandre, et venait de me faire cette caresse peu filiale.
Je la reconnus pour l'avoir vue quelquefois aux avant-scènes.
C'était Marie Duplessis, la dame aux camélias.
- C'est vous, ma belle enfant, lui dis-je en me dégageant doucement de ses bras.
- Oui ; il faut vous prendre de force, à ce qu'il paraît.
- Dites-le bien haut, peut-être qu'on vous croira.
- Oh ! je sais bien que ce n'est pas la réputation que vous avez ; mais, alors, pourquoi faites-vous le cruel avec moi ?... Voilà deux fois que je vous écris pour vous donner rendez-vous au bal de l'Opéra.
- Devant l'horloge, à deux heures du matin ?
- Vous voyez bien que vous avez reçu mes lettres !
- Sans doute, je les ai reçues.
- Pourquoi n'êtes-vous pas venu, alors ?
- J'ai cru que vos lettres étaient adressées à Alexandre.
- A Alexandre Dumas, oui.
- Mais à Alexandre Dumas fils.
- Allons donc ! Alexandre est Dumas fils, mais vous n'êtes pas Dumas père, vous ne le serez jamais.
- Je remercie du compliment, chère belle.
- Voyons, pourquoi n'êtes-vous pas venu ?
- Parce que, de minuit à deux heures du matin, il n'y a devant l'horloge de l'Opéra que des gens d'esprit de vingt à trente ans, ou des imbéciles de quarante à cinquante. Comme j'ai quarante ans sonnés, je serais naturellement rangé dans la dernière catégorie, par les spectateurs désintéressés, ce qui m'humilierait.
- Je ne comprends pas.
- Je vais me faire comprendre. Une belle fille comme vous ne feint de donner un rendez-vous d'amour aux hommes de mon âge que si elle a besoin d'eux. A quoi puis-je vous être bon ? Je vous offre la protection et vous tiens quitte de l'amour.
- Quand je te le disais ! fit Alexandre.
- Eh bien, alors, dit Marie Duplessis avec un charmant sourire et en voilant ses yeux de ses longs cils noirs, nous irons vous voir, n'est-ce pas, monsieur ?
- Quand vous voudrez, mademoiselle.
Et, en m'inclinant, je la saluai, comme j'eusse salué une duchesse.
Quand la femme est honnête, c'est pour elle qu'on la salue ainsi ; quand elle ne l'est pas, c'est pour soi.
La porte se referma et je me retrouvai dans le corridor.
C'est la seule fois que j'embrassai Marie Duplessis ; c'est la dernière fois que je la vis.
J'attendais Alexandre et la belle courtisane.
Au bout de quelques jours, Alexandre vint seul.
- Eh bien ? lui demandai-je ?
- Ah ! oui, Marie, n'est-ce pas ?
- Pourquoi ne l'as-tu pas amenée ?
- Sa toquade est passée ; elle voulait entrer au théâtre.
- C'est leur rêve à toutes ! Mais, au théâtre, tu comprends, il faut étudier, répéter, jouer ; c'est un grand travail à entreprendre, une grande résolution à arrêter. Il est bien plus facile de se lever à deux heures de l'après-midi, de s'habiller, de faire un tour au bois, de revenir dîner au café de Paris, ou aux Frères-Provençaux, d'aller, de là, passer la soirée dans une avant-scène du Palais-Royal, du Vaudeville ou du Gymnase ; de souper en sortant du théâtre, de rentrer, à trois heures du matin, chez soi ou chez les autres, que de faire le métier que fait mademoiselle Mars. La débutante a trouvé un Anglais et a oublié sa vocation ; puis, ajouta Alexandre d'un air assez triste, puis je te dirai que je la crois malade..
- De la poitrine ?
- Oui... On n'en est pas encore sûr, mais on le saura bientôt. Avec la vie qu'elle mène, on passe vite des probabilités aux certitudes.
- Pauvre fille !...
- Ma foi ! tu as raison de la plaindre, elle est fort au-dessus du métier qu'elle fait...
- Tu ne l'aimes pas d'amour, j'espère ?
- Non, je l'aime de pitié, répondit Alexandre.
Je ne lui parlai plus jamais de Marie Duplessis.
Un jour, il entra tout triste.
- Qu'as-tu donc ? lui dis-je.
- Tu sais, la pauvre enfant qui t'a donné un si bon baiser dans la baignoire du Théâtre-Français...
- Oui... Eh bien ?
- Elle est morte.
Je répétai la même exclamation qui m'était échappée un an auparavant :
- Pauvre fille ! morte !
- Morte tristement, misérablement, comme meurent ces malheureuses créatures ; tout était saisi chez elle, excepté son lit d'agonie... C'est une belle chose que la loi qui réserve la couchette et les matelas ; sans quoi, elle serait morte sur le parquet... On avait enlevé les tapis. Dans huit jours, on vend chez elle.
- Tu ne l'as pas vue mourir ?
- J'étais à la campagne. Il paraît qu'elle a parlé de moi. J'ai revu l'appartement, hier, et, cette nuit, j'ai fait des vers là-dessus.
- Les sais-tu ?
- Oui.
- Dis-les moi.
- Ah ! ma foi, non ! je pleurais en les faisant, je pleurerais en les lisant... Tiens, je les ai copiés... tu les liras, toi... Oh ! il y aurait un beau livre à faire sur la vie dont on meurt.
- Eh bien, fais-le.
- Peut-être essayerai-je... Adieu, père !...
- Où vas-tu ?
- Au cimetière. Je lui dois bien une dernière visite... Pauvre charmante enfant !...
Et il sortit en essuyant une larme.
Voici les vers qu'il avait faits pendant la nuit ; qu'on oublie point qu'Alexandre, lorsqu'il les fit, avait vingt ans à peine :

          Nous nous étions brouillés, et pourquoi ?...
          Je l'ignore. Pour rien... pour le soupçon d'un amour inconnu.
          Et, moi qui vous ai fuie, aujourd'hui je déplore
          De vous avoir quittée et d'être revenu.

          Je vous avais écrit que je viendrais, madame,
          Pour chercher mon pardon, vous voir à mon retour !
          Car je croyais devoir, et du fond de mon âme,
          Ma première visite à ce dernier amour.

          Et, quand mon âme accourt, depuis longtemps absente,
          Votre fenêtre est close et votre seuil fermé ;
          Et voilà qu'on me dit qu'une tombe récente
          Couvre à jamais le front que j'avais tant aimé.

          On me dit froidement qu'après une agonie
          Qui dura quatre mois, le mal fut le plus fort ;
          Et la fatalité jette, avec ironie,
          A mon espoir trop prompt le mot de votre mort.

          J'ai revu, me courbant sous mes lourdes pensées,
          L'escalier bien connu, le seuil foulé souvent,
          Et les murs qui, témoins des choses effacées,
          Pour lui parler du mort, arrêtent le vivant !

          Je montai, je rouvris en pleurant cette porte
          Que nous avions ouverte en riant tous les deux,
          Et, dans mes souvenirs, j'évoquai, chère morte,
          Le fantôme voilé de tous nos jours heureux.

          Je m'assis à la table où, l'un auprès de l'autre,
          Noue revenions souper aux beaux soirs du printemps,
          Et de l'amour joyeux, qui jadis fut le nôtre,
          J'entendais chaque objet parler en même temps.

          Je revis piano dont mon oreille avide
          Vous écouta souvent éveiller le concert :
          Votre mort a laissé l'instrument froid et vide,
          Comme, en partant, l'été laisse l'arbre désert.

          J'entrai dans le boudoir, cette oasis divine
          Qui nous réjouissait de ses mille couleurs ;
          Je revis vos tableaux, vos grands vases de Chine,
          Où se mouraient encore quelques bouquets de fleurs !

          J'ai retrouvé la chambre à la fois douce et sombre ;
          Et, là, le souvenir veillait fort et sacré.
          Un rayon éclairait le lit dormant dans l'ombre,
          Mais vous ne dormiez plus dans le lit éclairé !

          Je m'assis à côté de la couche déserte,
          Triste à voir comme un nid d'hiver au fond des bois,
          Et je rivai mes yeux à cette porte ouverte
          Que vous aviez franchie une dernière fois.

          La chambre s'emplissait de chaleur odorante,
          De souvenirs joyeux et pâles : j'entendais
          Le murmure alterné de l'horloge ignorante,
          Qui sonnait autrefois l'heure que j'attendais !

          Je rouvris les rideaux qui, faits de satin rose,
          Et voilant le matin le soleil à demi,
          Permettaient seulement ce rayon qui dépose
          La joie et le réveil sur le front endormi.

          Or, c'est là qu'autrefois, ma chère ombre envolée,
          Nous restions tous les deux lorsque venait minuit ;
          Et, depuis ce moment jusqu'à l'aube éveillée,
          Nous écoutions passer les heures de la nuit.

          Alors vous regardiez, éclairée à sa flamme,
          Le feu comme un serpent dans le foyer courir :
          Car le sommeil fuyait de vos yeux, et votre âme
          Souffrait déjà du mal qui vous a fait mourir.

          Vous souvient-il encor, dans le monde où vous êtes,
          Des choses de la terre ? – et sur les froids tombeaux,
          Entendez vous passer ce cortège de fêtes
          Où vous vous épuisiez pour trouver le repos ?

          Vous souvient-il des nuits où, brûlante, amoureuse,
          Tordant sous les baisers votre corps éperdu
          Vous trouviez, consumée à cette ardeur fiévreuse,
          Dans vos sens fatigués le sommeil attendu ?

          Ainsi qu'un ver rongeant une fleur qui se fane,
          L'incessante insomnie étiolait vos jours,
          Et c'est ce qui faisait de vous la courtisane
          Prompte à tous les plaisirs, prête à tous les amours.

          Maintenant, vous avez parmi les fleurs, Marie,
          Sans crainte du réveil, le repos désiré :
          Le Seigneur a soufflé sur votre âme flétrie
          Et payé d'un seul coup le sommeil arriéré.

          Pauvre fille ! on m'a dit qu'à votre heure dernière,
          Un seul homme était là pour vous fermer les yeux,
          Et que, sur le chemin qui mène au cimetière,
          Vos amis d'autrefois étaient réduits à deux !

          Eh bien, soyez bénis, vous deux qui, tête nue,
          Méprisant les conseils de ce monde insolent,
          Avez jusques au bout, de la femme connue,
          En vous donnant la main, mené le convoi blanc !

          Vous qui l'aviez aimée et qui l'avez suivie,
          Qui n'êtes point de ceux qui, duc, marquis ou lord,
          Se faisant un orgueil d'entretenir sa vie,
          N'ont pas compris l'honneur d'accompagner sa mort.

Vous le voyez, belles lectrices, toute l'histoire de la pauvre Marie Duplessis était là.
De cette triste méditation, inspirée par la chambre vide, par l'appartement désert, par la pendule qui continue de marquer l'heure de la vie, même après que l'heure de la mort a sonné, est né d'abord le roman, puis le drame de la Dame aux Camélias.
Vous avez toutes lu le livre, mes belles lectrices, voue avez toutes applaudi la pièce ; je n'ajouterai donc qu'un mot.
C'est que vous n'avez point pleuré, en lisant le livre, une morte idéale ; c'est qu'en applaudissant la belle, la gracieuse, la dramatique madame Doche, vous n'avez pas applaudi une fiction du poète ; mais une créature de Dieu, montrée un instant par lui à ce monde et bientôt retirée de ce monde par lui.
Qui penserait à toi, aujourd'hui, pauvre Marie Duplessis, si, par hasard, pendant ta courte apparition dans ce monde, tes lèvres n'avaient pas touché les lèvres de deux poètes ?

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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