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Chapitre V
Les Etoiles commis voyageurs IV

Le même jour, la troisième étoile entrait dans la même ville.
C'était celle qui vendait de la santé.
- Santé, santé à vendre ! criait-elle ; qui veut de la santé ?
- Est-ce que vous vendez de la santé ? lui cria-t-on de tous côtés.
- Oui. Santé à vendre ! santé à vendre ! achetez !
En moins d'un instant, il se fit un grand cercle autour d'elle ; tout le monde en demandait, tout le monde en voulait ; la pauvre étoile ne savait à qui en vendre.
Mais la plupart de ceux qui étendaient les bras vers le bienheureux spécifique avaient depuis longtemps tué la santé en eux et en avaient chassé jusqu'au cadavre de leur corps ; de sorte que la santé, qui avait son amour- propre, ne voulut jamais rentrer dans des endroits d'où on l'avait si ignominieusement chassée.
D'autres demandèrent :
- Est-ce cher à nourrir, la santé ?
- Oh ! mon Dieu, non, répondit l'étoile.
- Qu'est-ce que cela mange ? qu'est-ce que cela boit ? et comment faut-il la traiter ?
Et l'étoile répondit :
- La santé mange avec modération, boit de l'eau claire, se couche de bonne heure et se lève avec le soleil.
Alors, les gens haussèrent les épaules et dirent :
- Cette marchande ne pare pas sa marchandise autant vaudrait se faire ermite que d'acheter la santé.
Mais, cependant, il y eut deux classes d'individus qui se dirent :
- Si par malheur cette marchandise-là fait fortune, nous sommes ruinés.
C'étaient les médecins, d'abord ; les fossoyeurs, ensuite.
Nous disons deux classes d'individus ; nous aurions dû dire une seule classe ; car, dans cette ville, les médecins et les fossoyeurs étaient associés et formaient une société en commandite, sous la raison sociale MM. Trépas et compagnie.
Fossoyeurs et médecins se réunirent, et résolurent de se débarrasser, coûte que coûte, de la marchande et de la marchandise.
Les fossoyeurs se chargèrent de la marchandise.
Les médecins se chargèrent de la marchande.
Un fossoyeur lui escamota sa boîte.
Et, comme elle criait :
- Au voleur ! arrêtez ! on m'a volé ma santé !
Un médecin, qui se trouvait à portée sur la route, lui dit :
- Venez par ici, ma petite, venez par ici ; on va vous la rendre.
La marchande vit un homme de mine respectable, bien vêtu, quoique d'une façon un peu lugubre.
Elle eut confiance et le suivit.
Il la conduisit à l'hôpital.
Quand la pauvre étoile reconnut le lieu où elle était, elle voulut sortir au plus vite.
Mais la porte s'était refermée sur elle.
Elle vit qu'elle était tombée dans un guet-apens.
- Monsieur le médecin, dit-elle, monsieur le médecin, ayez pitié de moi ! je me porte à merveille.
- Vous vous trompez, lui dit-il, vous êtes fort malade.
- Mais je mange bien.
- Mauvais symptôme !
- Je bois bien.
- Mauvais symptôme !
- Je dors bien.
- Mauvais symptôme !
- J'ai l'oeil clair, le pouls calme, la langue rose.
- Mauvais symptôme, mauvais symptôme, mauvais symptôme !
Et, comme l'étoile, soutenant qu'elle se portait bien, ne voulait ni se déshabiller ni se coucher, l'homme noir appela quatre gardiens, qui la déshabillèrent de force et qui l'attachèrent dans un lit.
- Ah ! dit le médecin, tu te mêles de vendre de la santé quand nous vendons de la maladie, nous ; au lieu de nous proposer une association, tu viens nous faire concurrence ; eh bien, tu vas voir ce que tu vas voir.
Et il appela trois de ses confrères, et ils firent ce que les médecins appellent une consultation, et ce que les fossoyeurs, leurs associés, appellent un jugement à mort.
On décida que l'étoile serait soumise à un traitement pathologique, le plus expéditif de tous les traitements.
On la mit d'abord à une diète continue.
Puis on lui tira tous les jours quatre palettes de sang.
Enfin, sous prétexte qu'elle dormait trop, somnolence qui pouvait amener l'apoplexie, on lui chatouillait la plante des pieds chaque fois qu'elle fermait les yeux.
Par bonheur, en sa qualité d'étoile, la marchande de santé était immortelle.
Elle ne mourut pas, attendu qu'elle ne pouvait pas mourir ; mais elle fut bien malade.
Par bonheur encore, une nuit, son gardien s'endormit.
La pauvre étoile parvint à détacher un de ses bras, puis deux, puis une jambe, puis l'autre.
Alors elle se glissa doucement hors de son lit, ouvrit une fenêtre, attacha un de ses draps à la barre, s'enveloppa dans l'autre, et descendit dans le jardin de l'hôpital.
Le jardin était clos de murs, mais ces murs étaient garnis d'espaliers.
Elle monta par-dessus les murs.
Une fois de l'autre côté de l'enceinte mortuaire, l'étoile se mit à courir de toutes ses forces.
Comme l'hôpital était porte à porte avec le cimetière, on crut, non pas qu'elle sortait de l'hôpital, mais du cimetière, et, au lieu de la prendre pour une malade qui se sauve, on la prit pour un fantôme qui revenait.
Le drap dont elle était enveloppée aidait encore au prestige.
Au lieu de songer à l'arrêter, tout le monde, même la sentinelle qui veillait à la porte de la ville, s'écarta devant elle et la laissa passer.
- Ah ! s'écria-t-elle, si Jupiter a une seconde pacotille de santé à envoyer sur la terre, il peut en charger une autre marchande que moi.
Mais nous, en notre qualité d'historien de ce merveilleux événement, nous nous sommes informé que le fossoyeur qui avait volé la caisse à l'étoile avait porté cette caisse à ses camarades, en leur disant ce qu'elle contenait.
Alors, tous ensemble avaient creusé un trou énorme en forme de fosse au milieu du cimetière, ils y avaient jeté la santé et avaient comblé la fosse.
De sorte que personne n'avait profité de la bonne volonté de Jupiter, excepté les morts.
C'est depuis ce temps-là que les morts se portent si bien.

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