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Chapitre V
Les Etoiles commis voyageurs II

Les sept étoiles emballèrent leurs sept espèces de marchandises dans des caisses différentes, que leur fournit le magasinier du ciel, et, descendant sur la terre, commencèrent à faire l'article dès la première grande ville qu'elles trouvèrent sur leur chemin. – Achetez de l'esprit ! achetez de l'esprit ! criait l'étoile n° l. Achetez-en, j'en ai du tout frais, du tout chaud. Achetez de l'esprit ! qui veut de l'esprit, de l'esprit, de l'esprit ? Un rire homérique accueillit la proposition. – Morbleu ! est-ce que cette drôlesse-là nous prend pour des imbéciles ? dirent les journalistes, les romanciers, les auteurs dramatiques, les directeurs de spectacle et les fermiers-généraux.
- Une leste gaillarde, amoureusement tournée, par ma foi ! dirent les dandys en regardant la marchande d'esprit avec leurs lorgnons, leurs lorgnettes et leurs binocles, et en fouettant leurs bottes avec la cravache ou la badine qu'ils tenaient à leurs mains gantées beurre frais ; seulement, elle nous a l'air un peu bas bleu. Quel dommage !
- Que vient faire ici cette bégueule ? dirent les femmes. Elle ferait bien mieux de nous apporter des soieries de Lyon, des dentelles de Valenciennes, des écharpes d'Alger, des coraux de Naples, des perles de Ceylan, des rubis de Visapour et des diamants de Golconde ; mais de l'esprit ! on l'a pour rien ; l'esprit court les rues. Elle sera obligée de manger son fonds, et encore elle mourra de faim.
Et la pauvre étoile passait, sans avoir étrenné, d'une rue à l'autre, lorsque, enfin, trouvant une porte ouverte elle entra sans savoir où elle entrait.
Elle entrait à l'Académie.
On recevait un néophyte.
Il venait d'achever son discours.
Le secrétaire allait lui répondre.
- Achetez de l'esprit ! achetez de l'esprit ! cria l'étoile.
Les auditeurs éclatèrent de rire ; le secrétaire prit une prise de tabac à l'envers et éternua pendant une demi-heure.
Le président appela les huissiers, et leur dit :
- Chassez-moi cette sotte, et donnez bien son signalement aux concierges, afin qu'elle ne repasse jamais la porte de l'Académie.
Les huissiers chassèrent l'étoile, et les portiers prirent son signalement.
L'étoile s'en alla toute honteuse ; mais, comme c'était une étoile de bonne foi, elle voulut remplir en conscience la mission qui lui était confiée.
Elle suivit donc jusqu'à moitié à peu près un pont qu'elle trouva devant elle après avoir remonté le quai pendant une centaine de pas, et, voyant une place au milieu de laquelle s'élevait un buste, et, au bout de cette place, uns grande voûte où l'on entrait par une vingtaine de degrés que montait et descendait une foule de gens qui paraissaient fort affairés et très peu spirituels, elle pensa que peut-être trouverait-elle là le débit de sa marchandise, ignorant que plus les gens sont bêtes, moins il leur vient à l'idée d'acheter de l'esprit.
L'étoile traversa la foule et entra dans une grande salle où il y avait trois hommes vêtus de robes noires, coiffés de bonnets carrés noirs, assis devant un bureau, et, aux deux côtés de ces trois hommes, d'autres hommes vêtus comme eux du bonnet carré noir et de la robe noire.
Alors, elle reconnut qu'elle était entrée au palais de justice et que les hommes noirs étaient des juges, des avocats et des avoués.
On plaidait une cause de la plus haute importance, et la salle était comble.
L'avocat demandeur, qui était petit, laid, sale, avec une figure plate et un nez écrasé, venait d'achever sa plaidoirie et de prendre ses conclusions, de sorte qu'il se faisait une sorte de silence au moment où l'étoile entra.
Elle crut le moment propice et se mit à crier :
- De l'esprit, messieurs ! qui veut acheter de l'esprit ?
Or, il arriva que l'avocat qui venait de plaider et celui qui allait plaider virent, chacun de son côté, une épigramme dans cette offre, et, d'accord pour la première fois, prirent contre la malencontreuse étoile les mêmes conclusions.
Ces conclusions tendaient à ce que la marchande d'esprit fut décrétée d'accusation, à l'instant même, comme prévenue d'insulte à la justice.
Par bonheur, le procureur général était un jeune homme de beaucoup d'esprit, et il se contenta de conclure à ce que l'étoile fût conduite hors du palais de justice par deux gendarmes.
Les deux gendarmes prirent l'étoile chacun par un rayon, et la reconduisirent jusque dans la rue en lui disant :
- Vous en êtes quitte pour la peur, cette fois-ci, ma belle enfant ; mais qu'on ne vous y reprenne plus !
La pauvre étoile s'en alla confuse ; mais, comme elle avait résolu de ne pas sortir de la ville sans étrenner, elle marcha, marcha, marcha jusqu'à ce qu'elle arrivât sur une grande place au milieu de laquelle elle aperçut un monument carré.
- Ah ! bon, dit-elle, voilà un temple comme j'en ai vu un à Athènes, et les Athéniens avaient tant d'esprit, qu'ils doivent désirer d'en acheter à quelque prix que ce soit.
Aussi se mit-elle à crier :
- Achetez-moi de l'esprit, Athéniens ! achetez-moi de l'esprit !
Deux hommes passaient ; l'un avait sous le bras un portefeuille plein de coupons de toute sorte, l'autre tenait un carnet sur lequel il faisait des chiffres tout en marchant.
- Je crois qu'elle nous a appelés Athéniens, dit l'homme au portefeuille.
- Il me semble avoir entendu quelque chose comme cela, répondit l'homme au carnet.
- Que veut-elle dire par Athéniens ? demanda l'homme au portefeuille.
- C'est probablement une nouvelle société qui vient de se former, répondit l'homme au carnet.
- Achetez de l'esprit ! achetez de l'esprit ! criait l'étoile en suivant les deux spéculateurs.
- Bon ! dit l'homme au portefeuille, encore une société qui va faire banqueroute.
Et ils entrèrent dans le temple grec, qui n'était autre que la bourse.
On vendait, on achetait, on agitait, on payait des différences, on proposait des primes ; les uns offraient des coupons espagnols, les autres du crédit mobilier ; ceux-ci du gaz liquide, ceux-là de l'eau à domicile ; et tout le monde trouvait le débit de sa marchandise.
L'étoile se promenait au milieu de ce tumulte, en criant de toute la force de ses poumons :
- De l'esprit ! de l'esprit ! qui veut acheter de l'esprit ?
Un quart d'agent de change s'approcha d'elle.
- Que diable vendez-vous là ? demanda-t-il.
- De l'esprit.
- De l'esprit ? Ah !
- Savez-vous ce que c'est ?
- J'en ai entendu parler.
- Vous devriez en acheter, si peu que ce soit, ne fût-ce que pour faire connaissance avec lui.
- Est-il coté ?
- Non.
- Eh bien, alors, que diable venez-vous faire ici ?
Et, tournant le dos à l'étoile :
- C'est un courtier marron, dit-il à une moitié d'agent de change.
Et tous deux s'en allèrent trouver un trois quarts d'agent de change, qui désigna l'étoile à un agent de police, lequel lui demanda sa carte, et, voyant qu'elle n'en avait pas, appela deux sergents de ville qui conduisirent la pauvre étoile chez le commissaire du quartier.
Le commissaire aurait pu l'envoyer en prison ; mais, vu l'ignorance où elle paraissait être du lieu où elle avait été rencontrée, ignorance plus que démontrée par la nature de la marchandise qu'elle avait essayé d'y vendre, il se contenta de lui ordonner de quitter la ville dans les vingt-quatre heures.
L'étoile était si fatiguée des avanies que les habitants de la première ville où elle était entrée lui avaient faites, qu'elle fit grâce au commissaire de police de vingt-trois heures et demie et s'achemina vers la porte la plus proche.
Mais, à cette porte, l'employé de l'octroi l'arrêta.
- Qu'avez-vous dans cette malle ? demanda-t-il.
- De l'esprit, répondit l'étoile.
- De l'esprit !
- De l'esprit-de-vin ?
- Non de l'esprit.
- Contrebande, contrebande, dit l'employé de l'octroi, qui tenait pour contrebande toute marchandise qui lui était inconnue.
Et il fit arrêter la pauvre étoile, et elle fut condamnée à trois francs cinquante centimes d'amende ; après quoi, deux douaniers saisirent la caisse, brisèrent les fioles, répandirent leur contenu dans le ruisseau, comme on fait du vin frelaté, tandis que deux autres, la prenant par-dessous le bras, la conduisirent hors de la ville, en lui enjoignant de ne plus y remettre les pieds, sous peine de trois mois de prison.
Pendant ce temps, l'esprit coulait à plein ruisseau.
C'est depuis ce jour-là que les gamins qui boivent au ruisseau ont tant d'esprit.

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