Anthologie / Théâtre
Henri III et sa cour
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En 1829, un an avant la bataille d'Hernani, la première de Henri III et sa cour donne le coup d'envoi des grandes batailles du théatre romantique. Prototype du drame historique à costumes et actions spectaculaires, la pièce rompt avec tous les canons du théâtre classique. Moment crucial : la scène ci-contre, où le duc de Guise force physiquement sa femme à donner un rendez-vous piège à son amant. Dans ses Mémoires, Dumas écrit : « Si la violence de cette scène trouvait grâce en face du public, c'était ville gagnée. La scène souleva des cris de terreur, mais, en même temps, des tonnerres d'applaudissements : c'était la première fois qu'on voyait aborder au théâtre des scènes dramatiques avec cette franchise, je dirais presque avec cette brutalité ».

Acte III, Scène V

La duchesse de Guise, Le duc de Guise.

Le duc de Guise - Vrai-Dieu ! Madame, il est bizarre que les ordres donnés par ma bouche aient besoin d'être ratifiés par la vôtre...

La duchesse de Guise - Ce jeune homme m'appartient, et il a cru devoir attendre de moi-même.

Le duc de Guise - Cette obstination n'est pas naturelle, Madame ; on connaît Henri de Lorraine, et l'on sait qu'il a toujours chargé son poignard de réitérer un ordre de sa bouche.

La duchesse de Guise - Eh ! Monsieur, quelle conséquence pouvez-vous tirer du plus ou moins d'obéissance de cet enfant ?

Le duc de Guise - Moi ? Aucune... Mais j'avais besoin de son absence pour vous exposer plus librement le motif qui m'amène... Voulez-vous bien me servir de secrétaire ?

La duchesse de Guise - Moi, Monsieur ! Et pour écrire à qui ?

Le duc de Guise - Que vous importe ! c'est moi qui dicterai. (En approchant une plume et du papier.) Voilà ce qu'il vous faut.

La duchesse de Guise - Je crains de ne pouvoir former un seul mot ; ma main tremble ; ne pourriez-vous par une autre personne ?...

Le duc de Guise - Non, Madame, il est indispensable que ce soit vous.

La duchesse de Guise - Mais, au moins, remettez à plus tard...

Le duc de Guise - Cela ne peut se remettre, Madame ; d'ailleurs, il suffira que votre écriture soit lisible... Ecrivez donc.

La duchesse de Guise - Je suis prête....

Le duc de Guise, dictant - « Plusieurs membres de la Sainte-Union se rassemblent cette nuit à l'hôtel de Guise ; les portes en resteront ouvertes jusqu'à une heure du matin ; vous pouvez, à l'aide d'un costume de ligueur, passer sans être aperçu... L'appartement de Madame la duchesse de Guise est au deuxième étage... »

La duchesse de Guise - Je n'écrirai pas davantage, que je ne sache à qui est destiné ce billet...

Le duc de Guise - Vous le verrez, Madame, en mettant l'adresse.

La duchesse de Guise - Elle ne peut être pour vous, Monsieur ; et à tout autre, elle compromet mon honneur...

Le duc de Guise - Votre honneur.. Vive Dieu ! Madame ; et qui doit en être plus jaloux que moi ?... Laissez-m'en juge, et suivez mon désir...

La duchesse de Guise - Votre désir ?... Je dois m'y refuser.

Le duc de Guise - Obéissez à mes ordres, alors...

La duchesse de Guise - A vos ordres ?... Peut-être ai-je le droit d'en demander la cause...

Le duc de Guise - La cause, Madame ? Tous ces retardements me prouvent que vous la connaissez.

La duchesse de Guise - Moi ! et comment ?

Le duc de Guise - Peu m'importe !... Ecrivez...

La duchesse de Guise - Permettez que je me retire...

Le duc de Guise - Vous ne sortirez pas...

La duchesse de Guise - Vous n'obtiendrez rien de moi en me contraignant à rester.

Le duc de Guise, la forçant à s'asseoir - Peut-être, vous réfléchirez, Madame : mes ordres, méprisés par vous, ne le sont point encore par tout le monde... et, d'un mot, je puis substituer à l'oratoire élégant de l'hôtel de Guise l'humble cellule d'un cloître.

La duchesse de Guise - Désignez-moi le couvent où je dois me retirer, Monsieur le duc ; les biens que je vous ai apportés comme princesse de Porcian y payeront la dot de la duchesse de Guise.

Le duc de Guise - Oui, Madame ; sans doute, vous jugez en vous-même que ce ne serait qu'une faible expiation. D'ailleurs, l'espoir vous suivrait au delà de la grille ; il n'est point de murs si élevés qu'on ne puisse franchir, surtout si on y est aidé par un chevalier adroit, puissant et dévoué... Non, Madame, non, je ne vous laisserai pas cette chance. Mais revenons à cette lettre ; il faut qu'elle s'achève.

La duchesse de Guise - Jamais, Monsieur, jamais !

Le duc de Guise - Ne me poussez pas à bout, Madame ; c'est déjà beaucoup que j'aie consenti à vous menacer deux fois.

La duchesse de Guise - Eh bien, je préfère une réclusion éternelle.

Le duc de Guise - Mort et damnation ! Croyez-vous donc que je n'aie que ce moyen ?

La duchesse de Guise - Et quel autre ?... (Le duc verse le contenu d'un flacon dans une petite coupe) Ah ! Vous ne voudriez pas m'assassiner... Que faites-vous, Monsieur de Guise ? Que faites-vous ?

Le duc de Guise - Rien... J'espère seulement que la vue de ce breuvage aura une vertu que n'ont point mes paroles.

La duchesse de Guise - Eh quoi !... vous pourriez ?... Ah !

Le duc de Guise - Ecrivez, Madame, écrivez.

La duchesse de Guise - Non, non. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Le duc de Guise, saisissant la coupe - Eh bien ?...

La duchesse de Guise - Henri, au nom du ciel ! Je suis innocente, je vous le jure... Que la mort d'une faible femme ne souille pas votre nom. Henri, ce serait un crime affreux, car je ne suis pas coupable ; j'embrasse vos genoux ; que voulez-vous de plus ? Oui, oui, je crains la mort.

Le duc de Guise - Il y a un moyen de vous y soustraire.

La duchesse de Guise - Il est plus affreux qu'elle encore... Mais non, tout cela n'est qu'un jeu pour m'épouvanter. Vous n'avez pas pu avoir, vous n'avez pas eu cette exécrable idée.

Le duc de Guise, riant - Un jeu, Madame !

La duchesse de Guise - Non... Votre sourire m'a tout dit... Laissez-moi un instant pour me recueillir. (Elle abaisse la tête entre ses mains, et prie.)

Le duc de Guise - Un instant, Madame, rien qu'un instant.

La duchesse de Guise, après s'être recueillie - Et maintenant, ô mon Dieu ! aie pitié de moi !

Le duc de Guise - Etes-vous décidée ?

La duchesse de Guise, se relevant toute seule - Je le suis.

Le duc de Guise - A l'obéissance ?

La duchesse de Guise, prenant la coupe - A la mort !

Le duc de Guise, lui arrachant la coupe et la jetant à terre - Vous l'aimiez bien, Madame !... Elle a préféré... Malédiction ! malédiction sur vous et sur lui !... sur lui surtout qui est tant aimé ! Ecrivez.

La duchesse de Guise - Malheur ! malheur à moi !

Le duc de Guise - Oui, malheur ! car il est plus facile à une femme d'expirer que de souffrir. (Lui saisissant le bras avec son gant de fer). Ecrivez.

La duchesse de Guise - Oh ! laissez-moi.

Le duc de Guise - Ecrivez.

La duchesse de Guise, essayant de dégager son bras - Vous me faites mal, Henri.

Le duc de Guise - Ecrivez, vous dis-je !

La duchesse de Guise - Vous me faites bien mal, Henri ; vous me faites horriblement mal... Grâce ! grâce ! ah !

Le duc de Guise - Ecrivez donc.

La duchesse de Guise - Le puis-je ? Ma vue se trouble... Une sueur froide... O mon Dieu ! mon Dieu ! je te remercie, je vais mourir. (Elle s'évanouit)

Le duc de Guise - Eh ! non, Madame.

La duchesse de Guise - Qu'exigez-vous de moi ?

Le duc de Guise - Que vous m'obéissiez.

La duchesse de Guise, accablée - Oui ! oui ! j'obéis. Mon Dieu ! tu le sais, j'ai bravé la mort,... la douleur seule m'a vaincue,... elle a été au delà de mes forces. Tu l'as permis, ô mon Dieu ! le reste est entre tes mains.

Le duc de Guise, dictant - « L'appartement de Madame la duchesse de Guise est au deuxième étage, et cette clef en ouvre la porte. » L'adresse maintenant. (Pendant qu'il plie la lettre, Madame de Guise relève sa manche, et l'on voit sur son bras des traces bleuâtres)

La duchesse de Guise - Que dirait la noblesse de France, si elle savait que le duc de Guise a meurtri un bras de femme avec un gantelet de chevalier ?

Le duc de Guise - Le duc de Guise en rendra raison à quiconque viendra la lui demander. Achevez : « A Monsieur le comte de Saint-Mégrin ».

La duchesse de Guise - C'était donc bien à lui ?

Le duc de Guise - Ne l'aviez-vous pas deviné ?

La duchesse de Guise - Monsieur le duc, ma conscience me permettait d'en douter, du moins.

Le duc de Guise - Assez, assez. Appelez un de vos pages, et remettez-lui cette lettre (Allant à la porte du salon et ôtant la clef) et cette clef.

La duchesse de Guise - Ah ! Monsieur de Guise ! puisse-t-on avoir plus pitié de vous que vous n'avez eu pitié de moi !

Le duc de Guise - Appelez un page.

La duchesse de Guise - Aucun n'est là...

Le duc de Guise - Arthur, votre page favori, ne doit pas être loin ; appelez-le, je vous l'ordonne ! appelez-le !... Mais, auparavant, Madame, faites bien attention que je suis là, derrière cette portière... Un seul signe, un seul mot, cet enfant est mort... et c'est vous qui l'aurez tué... (Il siffle) Songez-y Madame...

La duchesse, appelant - Arthur !

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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