Alexandre Dumas était
un infatigable voyageur. Tout au long de sa vie, il parcourut la plupart
des pays d'Europe, ainsi que l'Afrique
du Nord. De 1858 à 1859, il effectue son plus grand périple
: près de dix mois pour visiter la Russie
et le Caucase. Comme à
chaque déplacement, Dumas en rapporte un épais volume d'Impressions
de voyages, mêlant anecdotes personnelles, informations historiques,
citations d'autres auteurs sur le pays visité et transcription de
contes ou traditions locales.
Lorsque j'arrivai à Tiflis, je crus, je l'avoue,
arriver dans un pays à demi sauvage, à quelque chose, en
grand, comme Nouka ou comme Bakou. Je me trompais. Grâce à
la colonie française, composée en grande partie de couturières,
de marchandes de modes et de lingères de Paris, les dames géorgiennes
peuvent, à quinze jours près, suivre les modes du Théâtre-Italien
et du boulevard de Gand.
Au
moment où j'arrivai dans la capitale de la Géorgie, on s'occupait
fort d'une chose. La princesse G... avait rapporté un corset plastique,
et sa taille, déjà charmante, avait tellement gagné
à cette nouvelle invention, que c'était chez madame Blot
une véritable queue pour qu'elle écrivît à
madame Bonvalet, afin d'en faire venir tout un chargement.
En ma qualité de Parisien, je fus interrogé sur cette curieuse
invention qu'il était impossible, m'assurait-on, que je ne connusse
pas.
Ne me demandez pas, chers lecteurs, comment je connaissais les corsets
de madame Bonvalet, car je ne pourrais pas vous le dire ; mais tant il
y a, qu'au milieu des études que le hasard m'avait fait faire quelque
temps avant mon départ, se trouvait celle des corsets plastiques.
Je crus que je serais obligé de faire un cours public. J'en fus
quitte pour une note que je rédigeai et que je fis mettre dans
le journal L'Aurore. J'expliquais dans
cette note qu'au moyen du moulage sur nature de quatre ou cinq cents femmes,
on en était arrivé à obtenir une classification méthodique
du torse féminin, se réduisant à huit types dans
chacun desquels les femmes de tous les pays et de toutes les races trouvaient
un corset suivant les règles les plus rigoureuses de la statuaire.
Cette note, insérée dans ce journal, eut des suites graves
: toute la rédaction en corps vint m'inviter à un dîner
géorgien. Or, si l'on sait à Tiflis ce que c'est que les
corsets de Paris, je doute que l'on sache à Paris ce que c'est
qu'un dîner à Tiflis...
Un dîner géorgien, bien entendu.
Un dîner géorgien, c'est un repas où l'on mange n'importe
quoi. La nourriture est la partie la moins importante du repas, qui se
compose surtout d'herbes fraîches et de racines. Quelles sont ces
herbes et ces racines ? Je n'en sais rien : des salades sans huile et
sans vinaigre, des ciboules, de la pimprenelle, de l'estragon et des radis.
Mais quant à la partie liquide, c'est autre chose. Là-dessus,
je puis vous renseigner. Un dîner géorgien est un repas où
les petits buveurs boivent leurs cinq ou six bouteilles de vin, et les
grands leurs douze ou quinze. Quelques-uns ne boivent même pas à
la bouteille, ils boivent à l'outre ; ceux-là vont à
vingt-cinq bouteilles. C'est en Géorgie une gloire de boire plus
que son voisin. Or, la moyenne du voisin c'est toujours une quinzaine
de bouteilles.
Dieu, qui mesure la rigueur du vent en faveur de l'agneau nouvellement
tondu, a donné aux buveurs géorgiens le vin de Kakétie,
c'est-à-dire un vin charmant, qui ne grise pas, ou plutôt,
entendons-nous bien, qui ne monte pas au cerveau.
Aussi, les Géorgiens ont été humiliés
de pouvoir boire dix ou douze bouteilles sans se griser. Ils ont inventé
un récipient qui les grise malgré eux, ou plutôt malgré
le vin. C'est une espèce d'amphore que l'on appelle une goulah.
La goulah, qui est, en général, une bouteille à gros
ventre et à long goulot, emboîte le nez en même temps
que la bouche, de façon qu'en buvant on ne perd non seulement rien
du vin, mais encore rien de sa vapeur. Il en résulte que, tandis
que le vin descend, la vapeur monte, de sorte qu'il y en a pour tout le
monde : pour l'estomac et pour le cerveau. Mais, à part la goulah,
les buveurs géorgiens ont encore une foule d'autres vases des formes
les plus fantastiques : ils ont des courges à long tuyau ; des
cuillers à soupe au fond desquelles, je ne sais pourquoi, il y
a une tête de cerf en vermeil dont les bois sont mobiles : elles
s'appellent quabi ; des coupes, larges comme des soupières ; des
cornes montées en argent, longues comme la trompe de Roland.
Le moindre de ces récipients contient une bouteille, qu'il faut
toujours boire d'un seul coup et sans se reprendre. D'ailleurs, le convive
géorgien ou étranger qui s'assied, je me trompe, qui s'accroupit
à une taille géorgienne, toujours maître de ce qu'il
mange, n'est jamais maître de ce qu'il boit.
C'est celui qui lui porte un toast qui décide de la capacité
de son estomac. Si le toast est porté avec une goulah pleine, avec
une courge pleine, avec une quabi pleine, avec une coupe pleine, avec
une corne pleine, celui qui accepte le toast doit vider jusqu'à
la dernière goutte la goulah, la courge, la coupe, la quabi ou
la corne.
Celui qui porte le toast dit ces paroles sacramentelles : « Allah
verdi. »
Celui qui accepte le toast répond : « Yack schioldi. »
Ce défi lancé, il faut boire ou crever.
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