Titre
Jacquot sans oreilles
Année de publication
1860
Genre
Roman
Collaborateur(s)
-
Epoque du récit
de 1780 à 1828
Résumé
En voyage en Russie, Dumas fait escale à Makarief pour y visiter
le château de Groubenski, l'un des derniers grands seigneurs russes.
Intrigué par son histoire, il se fait envoyer le récit du
drame conté par Jacquot sans oreilles, récit qu'il nous
livre «tel quel» (en réalité, il semble bien
qu'il s'agisse d'une fiction complète, et non pas de la transposition
de légendes locales).
Jacquot
a été, à l'heure glorieuse des Groubenski, piqueur
au service du prince Alexis-Ivanovitch, le «dernier des boyards»,
puis de son petit-fils le prince Danilo. Héritier du château
en 1828, Danilo veut éclaircir le mystère de la disparition
de sa propre mère, la princesse Varvara. Et c'est Jacquot qui va
lui raconter toute l'histoire.
Alexis a obtenu grâce à ses succès guerriers de se
marier avec Marfa-Petrovna, contre le gré de celle-ci et de son
père, et en a rapidement eu un fils, nommé Boris-Alexiovitch.
Brutal avec son épouse, Alexis en est venu à entretenir
des maîtresses sous son toit, et a mené une vie plutôt
dissolue.
La princesse malheureuse est morte en apprenant le mariage de son fils,
parti depuis peu au service du tsar Paul 1er. Boris s'est en effet marié,
sans prévenir ses parents, à une belle jeune fille nommée
Varvara. Alexis en est furieux, mais dès qu'il la rencontre, il
tombe amoureux de sa belle-fille, qui parvient par son influence à
assagir temporairement son beau-père.
En 1806, le prince Boris est appelé à rejoindre l'armée,
en guerre contre la France. Varvara reste alors avec Alexis, qui entreprend
activement de la séduire. Elle se refuse, il la force, elle en
tombe malade.
De peur d'être convaincu d'inceste et de viol sur la personne de
sa belle-fille, Alexis la fait emmurer vivante, en secret, dans un pavillon
du parc. Groubenski reprend alors sa vie de débauche, mais les
magistrats du tsar Nicolas viennent enquêter. Accusé par
ce dernier, Alexis s'humilie d'abord, puis perd la tête et meurt
rapidement.
En 1828, deux ans après la mort de son terrible grand-père,
et peu après celle de son père, le prince Danilo a pour
charge d'exhumer, grâce à Jacquot, l'effrayant secret de
famille en même temps que les restes de sa mère. L'histoire
semble avoir la valeur d'une malédiction pour la lignée
des Groubenski, puisque Danilo mourra trois ans plus tard sans descendance
L'ensemble du récit est émaillé d'anecdotes où
Jacquot glorifie ce prince féroce, capricieux et munificent, regrettant
ostensiblement cette époque bénie où il perdit ses
oreilles en distrayant son seigneur.
Analyse
Dumas voyage en Russie de juin 1858 à 1859 ; son étape
à Makarief, sur la Volga, entre Nijni-Novgorod et Kazan, semble
datée du 7 octobre 1858. C'est là qu'il situe le château
de Groubenski, théâtre du drame qui lui est rapporté
par Jacquot sans oreilles, un domestique centenaire du prince Alexis,
qui perdit ses oreilles lors d'un combat avec un ours ordonné par
ce prince pour son amusement.
Dumas conte par la voix de ce piqueur, qui ne cesse de se plaindre de
ce que le temps du prince Alexis est révolu : on en est d'autant
plus étonné que les épisodes que rapporte Jacquot
sont plus terrifiants les uns que les autres, et que lui-même a
plus d'une fois failli y perdre la vie. Comme lors de cet amusement où
Alexis ordonne à ses sujets de plonger dans la Volga glacée
et d'en remonter en brisant la glace. Plusieurs en sont morts, mais Jacquot
est plus que fier d'avoir satisfait le maître en réussissant
l'exploit sous ses yeux.
Il raconte un seigneur cruel qui fait fouetter, tuer, qui fouette et qui
tue lui-même ses sujets selon l'arbitraire de sa justice princière,
qui n'a de compte à rendre à personne. Jacquot est nostalgique
des richesses, du train magnifique de la maison, d'une «générosité»
qui se paie pourtant par une peur de chaque instant.
Il est bien possible, comme le suggère Dominique Fernandez dans
sa préface (Edition Grasset, 1999), que Dumas nous fasse ici part
de sa fascination pour ce type d'aristocrate tout puissant de l'ancien
régime, atténuant l'effet choquant d'une telle posture par
la médiation que constitue Jacquot en tant que narrateur. Jacquot
représenterait la fusion utopique entre le seigneur cruel, tyrannique,
mégalomane mais généreux, et l'homme du peuple qui
vit et meurt comme instrument de ces caprices.
Si Jacquot est si nostalgique de celui qui l'a tant opprimé, c'est
peut-être le résultat d'une forme d'identification :
le seigneur cruel permet à son sujet de vivre, par procuration,
les caprices auxquels lui-même a dû renoncer dès l'enfance.
Le prince représente pour lui cet enfant mégalomane qu'il
a voulu être lui-même, comme tous les enfants, et qui est
resté tapi au fond de lui. En étant sa victime, il est contraint
de revivre, dans une union sado-masochique avec son bourreau, les aspirations
auxquelles il n'avait pas tout à fait renoncé. Dans ce sens
l'ouvrage de Dumas, outre sa valeur de récit, serait aussi une
étude psychologique audacieuse.
A l'étape suivante, cet enfant cruel qu'est le prince cède
à l'inceste, au viol et au meurtre, et dès lors est rattrapé
par une limite : la peur lui vient sous la forme du fantôme
de sa victime. Devant les émissaires du tsar, il se rappelle qu'il
y a une autorité au-dessus de lui, et meurt autant de honte que
de terreur, au bord de la folie.
Haut en couleurs, ce récit nourri des anecdotes glanées
sur place par Dumas évoque aussi de façon enlevée
et souvent très amusante – en dépit des horreurs décrites
- l'époque des grands seigneurs russes, leur mode de vie, leur
train de maison extravagant et les relations sociales entre ces seigneurs
tout puissants, leurs courtisans, leur innombrable domesticité,
etc... Toutes choses qui, lors du voyage de Dumas, avaient déjà
quasiment disparues.
Jean-Michel Assan
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