Le cahier étant épuisé, nous
vous proposons deux textes tirés de la livraison : un jugement
des Misérables, et une « causerie » sur Hugo,
Hernani et
Mademoiselle Mars.
Alexandre Dumas juge Les
Misérables
[Naples, juillet 1862]
Mon bon ami,
Je le crois bien que j'ai le temps de te répondre, et surtout
de répondre à notre amie, quoiqu'elle ne m'ait pas écrit.
Elle est donc de notre avis sur Les Misérables
? Tant mieux. C'est un esprit sûr et pratique que le sien, je ne
suis moi qu'un esprit instinctif et primesautier.
Tu sais si j'aime le talent d'Hugo, et par conséquent. si je me
laisse entraîner à un mauvais sentiment quelconque en critiquant
ce qu'on appelle son uvre capitale. Non, au contraire c'est le coeur
serré que je me dis que Les Misérables
sont tout à la fois une uvre ennuyeuse, mal rêvée
dans son plan, mal venue dans son résultat.
La forme dont on parle tant chez Hugo, et qui est en effet son principal
mérite, est tellement travaillée, qu'elle en est fatigante.
Elle me fait l'effet d'une ville pavée de cailloux pointus, on
les sent en marchant à travers la semelle de ses bottes et l'on
a non seulement la fatigue du chemin qu'on fait, mais celle du pavé
sur lequel on marche.
Puis à chaque nouvel ouvrage, Hugo adopte un mot qui revient de
dix pages en dix pages. Ce mot cette fois c'est le spectral : il est beau,
il est expressif, mais il ne mérite pas l'adoration exclusive que
lui porte Hugo.
Ce travail d'éblouissement stylaire, auquel se livre Hugo, conduit
vite à la fatigue. On a dit - c'est moi peut-être - que l'on
ne pouvait pas admirer à la fois, une très belle musique
et une très belle poésie : Veber et Lamartine. Il en est
de même des Misérables,
le travail du style vous préoccupe au point de vous faire oublier,
non seulement le sujet du roman, mais le sens de la phrase. Le cliquetis
des épées, si je puis dire cela, nuit au duel.
Puis je te le dirai. Je vois quatre volumes dans tout cela et non dix.
Chaque volume commence par une montagne et finit par une souris. L'évêque
Montyel - montagne qui accouche de Jean Valjean. Il est vrai que la souris
cette fois est un rat. Waterloo montagne qui accouche de Pontmercy et
de Thénardier - deux souris au lieu d'une c'est vrai encore. La
Révolution de 1830 - montagne qui accouche de la barricade Saint-Méry
-souris rouge celle-là ! Je ne sais pas quelle sera la quatrième
montagne, je ne suis pas encore à elle. Ah j'en oublie une et des
plus dures, des plus âpres, des plus rudes à escalader :
le Couvent de Picpus - montagne qui accouche de Cosette. Puis passons
aux détails.
Est-il possible qu'une mère - Fantine - qui aimera son enfant au
point de se faire couper les cheveux et arracher les dents pour elle,
la laisse à Montfermeil, chez Thénardier, c'est-à-dire
chez les premiers venus ? Est-il possible qu'un homme comme Valjean, qui
doit être non seulement la suprême intelligence, mais le suprême
instinct, soit assez bête, allant chez les Thénardier avec
chapeau sans fond et une redingote jaune, de donner à Cosette une
pièce de 20 sous pour une pièce de 15, d'acheter les bas
qu'elle tricote 5 francs, et de lui offrir une poupée de 40, quand
il a tout intérêt à ne pas être reconnu et à
payer la petite bon marché ? Est-il possible que Marius, voyant
ce qui se passe chez Jondrette ou les Thénardier, reconnaissant
à quelle immonde canaille il a affaire, soit retenu par la mémoire
de son père, et ne tire pas le coup de pistolet qui doit faire
venir le secours ? Est-il possible que Valjean, après avoir usé
toutes les ressources de son imagination pour arriver à se procurer
un fer rouge ne s'en serve qu'à se brûler le bras et le jette
par la fenêtre après s'être brûlé ? Mutius
Scevola qui avait inventé la chose 2600 ans avant lui, se brûlait
le bras pour punir son bras de l'erreur qu'il avait commise. Quant à
Saint-Laurent - qui se faisait retourner quand il était cuit d'un
côté, et à Guatimozin qui avouait n'être pas
sur un lit de roses, c'était bien contre leur volonté qu'ils
étaient - l'un sur son gril et l'autre sur son bûcher. Enfin
est-il probable que Valjean, préoccupé comme il est de la
Police, ayant rue Plumet une vieille grille qui ferme mal, ne fasse pas
un petit tour chaque nuit pour s'assurer que personne ne l'espionne, et
dans cette ronde nocturne ne surprenne pas Marius et Cosette ?
Puis qu'est-ce que cette seconde génération d'étudiants
où l'on retrouve Tolomyès transformé en Grantaire
- faisant les mêmes bavardages impossibles, la même macédoine
d'antiquités, la même julienne de philosophie ? C'est tout
simplement de l'enfantillage à la dixième puissance. J'en
suis au neuvième volume. J'en lis avec peine un toutes les deux
ou trois nuits. C'est un travail laborieux. Il me semble que je nage dans
du mercure. Embrasse bien notre amie et dis-lui que si elle a besoin d'un
jardinier, quitte à porter une sonnette aux genoux, je m'offre
d'être un jour le sien.
A toi.
Alex
Je n'ai pas besoin de te répéter, n'est-ce pas, que quand
tu viendras tu seras le bienvenu.
Causerie sur Hugo, Hernani
et Mademoiselle Mars
Les Archives nationales nationales conservent le manuscrit d'une
Causerie
de Dumas, vraisemblablement imprimée dans un journal à l'époque
de la reprise d'Hernani (1867).
« Mon cher Directeur,
Il y a une chose que j'ai remarquée ; on connaît toujours
assez l'uvre, on ne connaît jamais assez l'auteur - et cependant
il y a une si grande liaison, entre l'un et l'autre qu'on ne peut les
juger que l'un par l'autre. Jusqu'à Henri
III je ne connus Hugo que de nom - une fois dans un cabinet
de lecture place de l'Odéon, on m'avait montré un jeune
homme - presqu'un enfant, habillé d'un habit bleu clair à
boutons d'or, d'un gilet jaune, d'un pantalon gris, de souliers gris et
de bas blancs, et l'on m'avait dit : « Voilà Victor
Hugo ». J'avais salué mais comme Hugo ne savait pas
que c'était lui que je saluais, il ne m'avait pas rendu mon salut.
Le jour de Henri
III je reçus un petit mot collectif de Hugo et de De
Vigny - ils avaient employé tous les moyens possibles de se procurer
des places sans réussir : en désespoir de cause ils s'adressaient
à moi. Je leur écrivis qu'il y avait dans la loge de ma
sur où je me tiendrais pendant toute la soirée deux
places, que, s'ils voulaient les prendre, elles étaient à
eux. Ils acceptèrent - je reconnus le jeune homme du cabinet de
lecture, quant à De Vigny je ne l'avais jamais vu - notre liaison
date de cette soirée. Nos mains serrées au milieu d'un succès
ne se sont jamais désunies.
J'avais été frappé comme tout le monde de l'air de
grande jeunesse de Victor Hugo. Il avait 26 ans. Et en paraissait 20 à
peine. Il avait été pensionné non pas pour les Odes
comme on a cru, mais pour une noble action - dont le bruit était
parvenu aux oreilles de Louis XVIII. L'anecdote est jolie - je la crois
peu connue, en général les anecdotes qui font honneur à
un grand poète deviennent difficilement populaires, tandis que
celles qui peuvent faire tort à sa réputation ou à
son honneur sont sur toutes les bouches. La différence qu'il y
a entre les ennemis qui vous attaquent et les amis qui vous défendent
- c'est que pour vous attaquer les ennemis disent de vous ce qui n'est
pas tandis que pour vous défendre les amis disent à peine
ce qui est. Hugo venait de se marier. Il avait promis à son père
qui habitait Blois, d'aller l'y voir avec sa femme aussitôt que
celle-ci serait accouchée ; le moment arrive de tenir sa promesse
- Hugo va trouver M. le Directeur des Postes, Roger, afin d'obtenir de
lui des places dans la malle poste jusqu'à Blois. M. Roger commence
par accorder gracieusement sa demande au poète ; jusqu'à
Hernani Hugo n'était point mal
avec l'Académie - à quinze ans au concours il eût
eu le prix s'il n'avait mis son âge dans ses vers - l'Académie
prétendit que le candidat se moquait d'elle et se contenta de lui
donner une mention. Puis tout à coup dans la conversation, l'académicien
dit au poète : - A propos savez-vous à quoi vous devez votre
pension ? - Mais à mes vers, je suppose. M. Roger se mit à
rire en homme trop poli pour dire : Jeune homme, vous êtes bien
jeune. - Vous aviez un ami qui s'appelait Edouard Delon, n'est-ce pas
?
- Oui.
- Il était capitaine dans un régiment et conspira.
- Oui.
- Enfin il fut condamné à mort par contumace.
- Oui.
- Alors vous avez écrit à sa mère pour offrir un
asile à son fils.
- Comment le savez-vous ?
- Vous avez écrit par la poste.
- Eh bien ? M. Roger se mit à rire de nouveau - le poète
était par trop naïf :
- Jeune innocent, dit-il, vous écrivez par la poste à la
mère d'un coupable, et vous vous étonnez que la police connaisse
votre lettre eh bien, votre lettre non seulement la police la connaît,
mais le roi Louis XVIII. - Et qu'a dit le roi - j'espère qu'il
a destitué l'employé infidèle qui violait le secret
des lettres. - Non. Seulement en parlant de vous il a dit : c'est un brave
jeune homme, je lui donne la première pension vacante. Au moment
où il montait en voiture pour Blois, on lui remettait son brevet
de chevalier de la Légion d'Honneur venant toujours de la même
source.
Cette croix prématurée pensa lui jouer un mauvais tour.
Il avait 24 ans et en paraissait 18. Invité par Charles X à
aller au Sacre, il se rendait à l'invitation, avec Nodier et Michud
- Une simple patache les conduisait, et selon l'habitude, une grande montée
s'étant offerte, le conducteur avait offert aux voyageurs de faire
la montée à pied. Hugo s'était écarté
de ses compagnons qu'il avait devancés pour courir après
un papillon. Deux gendarmes qui passaient virent un jeune homme de 18
ans qui courait après un papillon avec la croix d'honneur à
sa boutonnière. Ils l'arrêtèrent : son brevet seul
eut le pouvoir de le faire relâcher.
Nous avons dit l'enthousiasme avec lequel Hernani
avait été reçu, mais l'enthousiasme partout est un
feu de paille - à la Comédie Française, c'est un
feu de poudre coton. Nous avons dit comment la pièce avait été
distribuée - Dona Sol : Mlle Mars - Hernani : Firmin. - Ruy Gomez
: Joanny. Don Carlos : Michelot - Samson moins grand seigneur qu'il ne
l'a été depuis - Régnier, obligeant toujours, demandèrent
à jouer des bouts de rôles. Mlle Despréaux qui venait
d'avoir un succès d'éclat, dans le page de Saint-Mégrin,
joua le page laquez qui n'avait pas dix vers à dire. Mlle Mars
n'avait jamais été très satisfaite de son rôle,
elle l'avait pris pour qu'une autre ne le jouât pas - elle fut la
première à faire éclater sa mauvaise humeur. Firmin
qui n'avait point. de parti-pris en littérature était toujours
avec les plus forts. Michelot était franchement faux et nous trahissait.
Joanny, lui, vint loyalement à Hugo. Il avait servi sous son père
et avait eu deux doigts de la main coupés. Il lui dit avec la même
emphase qu'il mettait dans ses rôles : - Ma gloire sera d'avoir
servi jeune sous le père - vieux sous le fils. J'ai promis de parler
des artistes, commençons par cette grande comédienne qu'on
appelait Mlle Mars.
Qu'on me permette de classer ici, comme ils sont classés dans mon
esprit et en quelques mots seulement les trois grands artistes avec lesquels
j'ai été en relation. Talma. Mlle Mars. Mlle Rachel. Talma,
c'était le sublime.
Mlle Mars, c'était la perfection du joli. Mlle Rachel, la perfection
du beau ! Cette perfection du joli de Mlle Mars, c'est bizarre à
dire, était plutôt pour notre Ecole un défaut qu'une
qualité. La ravissante Sylvia des Jeux de l'amour et du hasard
- déjà un peu empêchée dans Elmire de Tartuffe
que Mlle Contat jouait si bien, et dans Célimène que personne
n'a jamais bien joué - Mad' Mars, avec ses charmans petits gestes
de coquette du tems de l'Empire, avec sa charmante petite voix qu'elle
semblait prendre chez la concierge du Théâtre et y déposer
en sortant - Mademoiselle Mars n'était pas précisément
la femme qu'il nous fallait pour accomplir nos actions violentes, ou dire
nos vers poétiques et emportés. Elle était insuffisante
à la fois dans la poésie et dans la colère. Elle
éprouvait autant de difficultés à dire les vers qu'on
va lire que ceux qui viendront après :
La lune tout à l'heure à l'horizon
montait
Tandis que tu parlais, sa lumière qui tremble
Et ta voix, toutes deux m'allaient au coeur ensemble
Je me sentais joyeuse et calme, ô mon amant,
Et j'aurais bien voulu mourir en ce moment !
Voici les autres, qui justement par l'opposition des sentimens offraient
presque à son talent une dépense égale : Il vaudrait
mieux pour vous aller aux tigres même :
Arracher leurs petits qu'à moi celui que
j'aime !
Voyez-vous ce poignard ? - Ah ; vieillard
insensé,
Craignez-vous pas le fer quand l'oeil a
menacé ?
Prenez garde, don Ruy-Je suis de la famille,
Mon oncle!
Il y avait surtout un vers près duquel ceux-là n'étaient
rien. Dans un moment d'enthousiasme Dona Sol folle d'admiration disait
à Hernani en lui jetant ses bras au cou : « Vous êtes
mon lion superbe et généreux. » Mademoiselle
Mars sentait qu'elle ne pouvait dire ce vers avec l'élan nécessaire,
et elle essayait, ne voulant pas avouer son impuissance, de prouver à
Hugo que le vers était ridicule et pouvait faire tomber la pièce.
Prouver à Hugo, l'homme de foi et de conviction par excellence,
que l'un de ses vers était ridicule - c'est un miracle que l'Eloquence
elle-même avec ses [ ... ] d'or ne serait point arrivée à
opérer.
Mlle avait alors 50 ans. Elle entrait en tremblant dans cette littérature
inconnue qui ne lui était pas sympahique. Mlle Mars n'entendait
rien au pittoresque et à la poésie - que les vers fussent
d'Hugo ou de Viennet la chose lui était absolument égale.
Elle ne cherchait pas à en tirer les beautés qui y étaient
mais celles qu'elle y voyait. Elle avait pris Dona Sol avec cet air rechigné
de la femme, qui a toujours eu le principal rôle, comme dans la
Fille d'honneur - ou toute la pièce comme dans Valérie !
Là elle n'avait qu'un rôle comme les autres rôles,
le quart de la pièce tout au plus. Donc, elle estimait bien autrement
Valérie et la Fille d'honneur que Hernani M. Alexandre Duval et
M. Scribe que M. Victor Hugo. Elle se disait que si elle avait demandé
à l'un de ces messieurs la suppression d'un acte, d'une scène,
d'une tirade, ils eussent obéi et que demandait-elle à M.
Victor Hugo ? La suppression d'un vers et M. Hugo ne le supprimait pas.
Il est vrai qu'elle avait une manière de lui demander ce sacrifice
qui n'avait rien d'entraînant.
Voici comment se passaient à peu près les choses. Les jours
où Mad' Mars rentrera de mauvaise humeur et vous fera ennuyer,
vous exécuterez le feuillage, zing, zing, zing - cela restituera
le tremblement de votre main - le jour où il y aura calme et où
vous aurez la main tranquille, vous vous occuperez des troncs, c'est-à-dire
que vous tirerez les lignes droites - les jours de demitempête,
eh bien, vous ferez les arbres contournés. - Il y en aura pour
tous les temps. Ce soir je passerai chez Desforges et vous enverrai des
vases de couleurs, des pinceaux et une toile de 36. Julienne accepta -
le même soir elle reçut les objets promis et le lendemain
se mit à l'uvre. Quand j'arrivais chez Mlle Mars à
6 heures et demie pour dîner je n'avais besoin de questionner personne.
J'allais droit à la toile appuyée au mur et je la retournais.
Si le feuillage avait avancé, il y avait tempête. Si le nombre
des troncs avait augmenté, il y avait eu beau fixe. Si quelques
arbres tordus m'apparaissai[en]t que je n'eusse pas vus encore, le tems
avait été variable. Au bout de trois ans Julienne était
en paysage d'une jolie force d'amateur ! Eh bien, malgré le nouveau
talent que mes conseils avaient développé en elle, la pauvre
Julienne n'y put tenir. Elle rompit avec Mlle Mars, les inséparables
se séparèrent et Julienne qui avait amassé une petite
fortune alla faire du paysage à Fontainebleau. Mademoiselle Mars
mourut seule et triste à Paris. »
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