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Ane


Les goûts changent. Nous avons vu dernièrement le cheval sur le point de détrôner le boeuf, c'eût été toute justice, car le boeuf avait détrôné l'âne. Mécène fut le premier chez les Romains qui mit en usage la chair de l'âne domestique ; il y a en Numidie et en Perse quantité d'ânes sauvages qui, dans l'Antiquité, portaient le nom d'onagres et qu'on appelle aujourd'hui zèbres. Ils sont d'un gris souris clair, les épaules et le dos sont rayés de noir, leur tête est grosse, leur démarche beaucoup plus légère que celle des autres ânes, et leur caractère encore plus têtu. Les Persans mangent cette chair qu'ils préfèrent à celle de la gazelle. C'était aussi le goût de leurs ancêtres ; le docteur Olagnier dit, d'après Oléarius, que dans un grand festin donné par Schah Abbas aux ambassadeurs, on tua et mangea trente-deux ânes sauvages, que leur viande, qu'ordinairement on réservait pour la table du monarque, était exquise. On raconte encore que le roi de Perse se plaisait énormément à cette chasse et qu'il envoyait à la cuisine de sa cour ceux qu'il avait tués. Le lait d'ânesse, on le sait, rend de grands services aux médecins dans le traitement des maladies de poitrine et particulièrement dans la phtisie pulmonaire. Il est essentiel que l'ânesse soit jeune, saine, bien en chair, bien nourrie et privée de son ânon depuis peu. On ne doit pas non plus laisser refroidir ce lait et ne pas l'exposer trop longtemps à l'air qui l'altère aussitôt.
On sait par les vers de Juvénal et par la prose de Suétone que Poppée, femme de Néron, menait à sa suite cinq cents ânesses, et se baignait dans leur lait. En outre si on se rappelait que ce fut une ânesse qui transporta la Sainte Famille lors de sa fuite en Egypte et que ce fut aussi sur un animal de cette espèce que Jésus-Christ fit son entrée triomphante dans Jérusalem, cela suffirait pour diviniser la pauvre bête, que nos paysans au contraire accablent de coups et de mauvais traitements.
Cependant quel animal après le cheval est plus utile que l'âne ! Il est sobre, patient, dur à la fatigue, et dans les îles de Malte et de Sardaigne où on en a conservé et élevé avec soin des races pures, il est souvent le rival heureux du cheval qu'il remplace avantageusement dans certaines localités à cause de son pied plus sûr et de sa vue, de son ouïe, de son odorat plus développés.
Quant à la qualité de sa chair, il est vrai de dire que celle de l'âne n'est pas très recherchée, mais celle de l'ânon, au dire de tous ceux qui en ont mangé et qui l'ont trouvée excellente, vaudrait certainement mieux que celle du cheval la plus tendre et la plus savoureuse.
M. Isouard de Malte rapporte que, par suite du blocus de l'île de Malte par les Anglais et les Napolitains, les habitants furent réduits à manger tous les chevaux, chiens, chats, ânes et rats : « Cette circonstance, dit-il, a fait découvrir que la chair des ânes était très bonne ; elle l'est en effet, au point que les gourmands de la cité Valette l'ont préférée à la viande des meilleurs boeufs et même des veaux ; aussi, lorsqu'on tuait un âne, c'était à qui pourrait en avoir. En bouilli, en rôti et en daube surtout, le goût en est exquis. Cette chair est noirâtre et la graisse tirant sur le jaune ; il faut cependant que l'âne n'ait que trois à quatre ans et qu'il soit gras. J'observe que je ne constate que la particularité des ânes de Malte, nourris avec de la paille et de l'orge, ignorant si la chair des ânes étrangers aurait la même qualité. »
Mécène, ainsi que nous l'avons déjà dit plus haut, fut le premier qui, chez les Romains, mit la chair de cet animal en usage ; il régalait ses convives avec de l'ânon mariné. Depuis, en France, au XVIe siècle, le chancelier Duprat, grand amateur, faisait élever et engraisser des ânons pour le service de sa table, et, s'il faut en croire les écrivains du temps, tous ses convives en faisaient leurs délices ; il faut croire que cette chair fut trouvée délicieuse puisqu'elle fut en usage pendant quelque temps.
Quant aux ânesses, on sait de quelle utilité elles sont, et combien leur lait est recherché pour différentes maladies de poitrine. Il faut voir ces humbles bêtes se promenant le matin dans Paris, s'arrêtant aux portes et attendant patiemment qu'on vienne les traire ; puis elles repartent sans même se soucier du service qu'elles viennent de rendre et vont porter ailleurs sinon la santé, du moins un adoucissement aux douleurs humaines.
J'ai mangé en Kalmoukie de la chair d'ânon qui m'a paru tenir le milieu entre le boeuf et le veau, et être excellente.

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