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Ours


Il y a peu d'hommes de notre génération qui ne se rappellent l'effet que produisirent les premières Impressions de Voyage, quand on y lut dans la Revue des Deux Mondes ou la Revue de Paris l'article intitulé : Le Beefsteack d'ours. Ce fut un cri universel contre le hardi narrateur qui osait raconter qu'il y avait des endroits dans l'Europe civilisée où l'on mangeait de l'ours.
Il eût été plus simple d'aller chez Chevet, et de lui demander s'il avait des jambons d'ours.
Il eût demandé sans étonnement aucun : Est-ce un gigot du Canada, est-ce un gigot de Transylvanie, que vous désirez ? Et il eût donné celui des deux gigots qu'on lui eût demandé.
J'aurais pu, à cette époque, donner aux lecteurs le conseil que je leur donne aujourd'hui, mais je m'en gardai bien, il se faisait du bruit autour du livre, et c'était, à cette époque où j'entrais dans la carrière littéraire, tout ce que je demandais.
Mais, à mon grand étonnement, celui qui eût dû être le plus satisfait de ce bruit, l'aubergiste de Martigny, en fut furieux ; il m'écrivit pour me faire des reproches, et il écrivit aux journaux afin qu'ils eussent à déclarer en son nom qu'il n'avait jamais servi d'ours à ses voyageurs ; mais sa fureur alla toujours augmentant, chaque voyageur qui arrivait chez lui lui demandant pour première question : « Avez-vous de l'ours ? »
Si l'imbécile eût eu l'idée de répondre oui, et de faire manger de l'âne, du cheval ou du mulet au lieu d'ours, il eût fait sa fortune.
Depuis, nous nous sommes fort civilisés ; le jambon d'ours est devenu un mets qu'on ne rencontre pas chez tous les marchands de salaisons, mais qu'on peut se procurer sans trop de peine.
L'ours brun se trouve communément dans les Alpes ; l'ours gris, le plus implacable de tous, qui force à la course le cheval d'abord, le cavalier ensuite, se trouve en Amérique. Il y a dans le Canada et en Savoie des ours rougeâtres, qui ne mangent pas de chair, mais qui sont si friands de miel et de lait, qu'ils se feraient plutôt tuer que de lâcher prise quand ils tiennent un gâteau de miel ou une cruche de lait. Les noirs n'habitent guère que les pays froids. Les forêts et les campagnes du Kamtschatka sont pleines d'ours qui n'attaquent qu'autant qu'ils sont eux-mêmes attaqués ; et, chose singulière, ils ne font jamais de mal aux femmes, qu'ils suivent cependant pour leur dérober les fruits qu'elles ramassent.
Lorsque les Jacoutes, peuples de la Sibérie, rencontrent un ours, ils ôtent leur bonnet, le saluent, l'appellent chef, vieillard ou grand-papa et lui promettent de ne pas l'attaquer ni de ne jamais dire du mal de lui. Mais s'il fait mine de vouloir se jeter sur eux, ils tirent sur lui, et, s'ils le tuent, ils le coupent en morceaux, le font rôtir et s'en régalent, en répétant sans cesse : Ce sont les Russes qui te mangent et non pas nous.
La chair de l'ours est mangée aujourd'hui par tous les peuples de l'Europe. Dès l'Antiquité, on regardait les pieds de devant comme la partie la plus délicate de l'animal ; les Chinois les estiment beaucoup, et en Allemagne, où la chair de l'ourson est très estimée, les pieds de devant font les délices des gens riches.
Voici, d'après M. Urbain Dubois, cuisinier de Leurs Majestés prussiennes, comment ces pieds se servent à Moscou, à Saint-Pétersbourg et par toute la Russie : les pattes s'y vendent tout écorchées ; on commence par les laver, les saler, les déposer dans une terrine, les couvrir avec une marinade cuite au vinaigre, les faire macérer pendant deux ou trois jours ; foncer une casserole avec les débris de lard et de jambon ainsi que des légumes émincés ; puis on range les pattes d'ours sur les légumes : on les mouille à couvert avec leur marinade et du bouillon ; on les couvre avec des bardes de lard ; on les fait cuire pendant sept à huit heures à un feu très doux en allongeant le mouillement à mesure qu'il réduit ; quand les pattes sont cuites, on les laisse à peu près refroidir dans leur cuisson : on les égoutte, on les éponge, on les divise chacune en quatre parties en leur longueur ; on les saupoudre avec du cayenne, on les roule dans du saindoux fondu, on les panne et on les fait griller une demi-heure à feu très doux, puis on les dresse sur un plat au fond duquel on a versé une sauce piquante réduite et finie avec deux cuillerées de gelée de groseille. Laissons parler Vuillemot :
« J'en ai arrangé souvent en mon restaurant de la Madeleine et que l'on trouvait bons. Ce mets me rappelle que M. le baron d'Offémont, un de mes clients, me fit cadeau de la cuisse d'un ours qu'il avait tué, disait-il, dans les Pyrénées. Tout naturellement, je mets en montre le quartier d'ours avec une étiquette portant : « Tué à telle époque dans les Pyrénées par M. le baron d'Offémont. » Plusieurs de ses amis le plaisantèrent sur cette chasse qui était fictive : cette partie d'ours avait été donnée au baron auprès de qui je tombai en disgrâce à cause de ma divulgation malencontreuse. Je reconquis plus tard sa faveur et nous parlâmes souvent de l'hypothétique chasse à l'ours. »

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