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Cidre et poiré


Le cidre n'est connu en Europe que depuis que les Maures de Biscaye l'importèrent d'Afrique ; d'Espagne, il a passé en France et les conquérants Normands l'ont naturellement mené à leur suite en Angleterre. Le cidre a été l'objet de discussions très sérieuses. Pour le Normand, c'est le vrai nectar des maîtres de l'Olympe, pour l'habitant des pays vignobles, au contraire, ce n'est qu'un fade et épais breuvage. Quoi qu'il en soit, le Normand lui est resté fidèle et le cidre a pénétré dans d'autres contrées de la France où il est presque aussi estimé que le vin.
Un jour, je reçus de M. Jules Oudin, propriétaire d'un château et d'une terre appelée la Pommeraye, à cause de la quantité de pommiers qui y poussent, la lettre suivante :

Société d'horticulture du centre de la Normandie.
A Monsieur Dumas.
« Maître,
« Vous m'avez fait l'honneur de me donner l'accolade en me disant : « Nous nous reverrons. »
« Ce sera l'ère du bonheur de mon existence.
« J'en prends texte pour vous demander un renseignement, qu'il vous sera probablement très facile de me donner et qu'il me faudrait peut-être une année pour trouver, sans votre aide.
« - Quels sont les faits historiques les plus saillants de l'Antiquité et du Moyen Age au sujet des pommes, des pommiers, des poiriers et du cidre ?
« Je serais au désespoir de vous demander ce renseignement s'il n'avait pour moi un but très utile.
« Mon remercîment sera d'aller vous montrer l'usage que j'en aurai fait.
« Pendant la saison d'été, vous viendrez, n'est-ce pas, respirer les parfums des végétations exotiques et indigènes sous un pommier. Ne me faites pas languir, je vous prie.
« Bien à vous.
                              « Jules Oudin »

Je pris la plume, et poste pour poste je fis la réponse suivante :

« Cher Monsieur Jules,
« Je vais vous répondre d'abord sur ce que je sais certainement moins bien que vous sur la pomme, le pommier, le poirier, l'origine du cidre et son invasion en Europe.
« Devons-nous mettre la pomme avant le pommier, ou le pommier avant la pomme ? Le pommier est-il poussé d'un pépin jeté dans l'espace et venant d'une pomme par conséquent, ou la pomme a-t-elle poussé sur un pommier créé en même temps que la création ?
« C'est la question de la poule et de l'oeuf : la poule vient-elle de l'oeuf, ou l'oeuf vient-il de la poule ?
« Si nous nous en rapportons à Moïse, le premier auteur qui parle de pommes et de pommiers, le pommier et la pomme préexistaient à l'homme dans le Paradis terrestre, puisque les arbres fruitiers furent créés le troisième jour et l'homme le sixième.
« Nous savons le commandement qui fut fait à Adam et Eve à l'endroit de ce pommier, et comment ils désobéirent pour notre malheur à ce commandement de Dieu.
« Le serpent présenta la pomme à Eve, Eve y mordit, Adam l'acheva et nous fûmes tous condamnés à l'exil, au travail et à la mort.
« Un autre poète, né cinq cents ans après Moïse, nous a appris comment, dans une autre circonstance, la pomme ne fut pas moins fatale au genre humain.
« Aux noces de Thétis et de Pélée, la Discorde, qu'on avait oublié d'inviter, jeta pour se venger, au milieu de l'assemblée des dieux et des déesses, une pomme portant cette inscription : « A la plus belle ! »
« Trois déesses crurent avoir droit à la pomme, Minerve, Junon et Vénus ; elles allèrent devant Pâris qui l'adjugea à Vénus.
« Il y avait encore une autre déesse qui avait des prétentions à la beauté et qui n'avait point oublié que le jour où Vénus avait été proclamée la plus belle, un affront lui avait été fait. C'était la mariée elle-même, la femme de Pélée, la mère d'Achille, la belle Thétis ; aussi, sachant que Vénus devait, sur le rivage des Gaules, venir chercher des perles pour se faire un collier, ordonna-t-elle à tous les monstres de la mer de tâcher de s'emparer de cette pomme pour laquelle Vénus n'avait pas craint de se montrer nue au beau berger du mont Ida.
« Et en effet, tandis que Vénus cherchait des perles au même endroit, sans doute, où son fils César vint pêcher celle dont il devait payer l'amour de Servilie, un triton lui déroba sa pomme, et alla la porter à Thétis. Thétis, aussitôt pour vulgariser le fatal présent de la Discorde, et afin que toutes les déesses pussent avoir la leur, prit les pépins de la pomme et les planta sur les rivages de la Normandie.
« De là viennent, disent nos aïeux, les vieux Celtes, la multitude de pommiers qui poussent du Maine à la Bretagne, et la beauté des femmes de toute cette côte septentrionale.
« Malgré le mauvais tour joué par Thétis à Vénus, les pommes, et surtout celles des Hespérides, étaient restées précieuses dans l'île de Scyros, puisque Atalante, la fille du roi, perdit à la fois le prix de la course et sa liberté pour ramasser les pommes qu'Hippomène laissait tomber sur sa route.
« La pomme avait cessé d'être un fruit rare et son prix était rentré dans celui des autres comestibles du même genre, puisque Solon, effrayé des sommes que coûtaient les repas de noces chez les Athéniens, ordonna que les mariés ne mangeassent qu'une pomme à eux deux, avant de se mettre au lit.
« Pline et Diodore de Sicile parlent des pommes comme d'un fruit très estimé des Romains et surtout lorsqu'elles venaient des Gaules ; mais ni l'un ni l'autre ne dit qu'on en tirât une boisson quelconque. Saint Jérôme est le premier qui parle du cidre et qui constate que les Hébreux en faisaient une de leurs boissons habituelles. Tertullien, qui vivait vers la fin du deuxième siècle à Carthage, et saint Augustin, qui vivait vers la fin du quatrième siècle à Hippone, parlent tous deux du cidre des Africains..
« Mais la première trace que l'on trouve de l'existence de cette boisson en France est dans les Capitulaires de Charlemagne où il est question des fabricants de cidre et de poiré. Mais à cette époque, le cidre avait déjà avec les Maures traversé le détroit de Gibraltar.
« Voici comment :
« Mahomet, l'an 609 de l'ère chrétienne, publie son Coran, sans défendre positivement le vin aux Arabes, il le leur présente comme une liqueur pernicieuse qu'il ne leur conseille de boire qu'à titre de médicament. Aussi, dans toutes les villes tatares que j'ai visitées, ai-je vu les marchands de vin intituler leur boutique : « Balzam », c'est-à-dire pharmacie. Du moment où le vin se vend dans une pharmacie, ce n'est plus du vin, en effet, c'est un médicament.
« Pour obéir à Mahomet, les Arabes alors imitèrent les Hébreux et du fruit des pommiers et des poiriers firent du cidre.
« Appelés en Espagne par la trahison du comte Julien, ils y transportèrent leur science agriculturale sur laquelle les Espagnols vivent encore aujourd'hui. Ce fut en Biscaye que se firent les premiers essais de ce genre.
« De Biscaye, l'usage passa en France. Les Normands l'accueillirent tout particulièrement, leur pays étant fécond en pommiers et stérile en vignes. Guillaume le Conquérant l'implanta en Angleterre, en même temps que son drapeau, après la bataille d'Hastings en 1066.
« D'Angleterre, l'usage du cidre s'est répandu en Allemagne et même en Russie.
« Il existe, au reste, une brochure qui a recueilli sous le titre : De Origine Cidri, tout ce que la science humaine a colligé sur cet intéressant sujet.
« Maintenant, je présume que vous êtes au courant des derniers travaux de Pasteur sur la fermentation du cidre, et que vous savez que le ferment n'est autre chose que l'agglomération par milliards de petits animalcules ou plutôt de cryptogames, moitié animaux, moitié végétaux, qui, sous le nom de microzoaires et de microphites opèrent ce singulier travail, de changer le sucre en alcool, travail qui se fait chez eux simplement par la digestion.
« Voilà tout ce que je sais sur le cidre, et je m'empresse de vous vider mon sac, pour vous prouver combien j'ai bon souvenir de votre réception et comment je serai heureux d'aller un jour, avec ma fille, vous demander l'hospitalité d'une demi-semaine.
Mille compliments empressés.
                              « Alexandre Dumas. »

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