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Chapitre LXIV
Pourquoi l'Espagne n'aura jamais un bon gouvernement

Lorsque j'eus bien fait le tour de Grandson ; que, Philippe de Commynes et Müller à la main, j'eus reconnu le champ de bataille ; lorsqu'à l'extrémité septentrionale de la ville j'eus retrouvé les ruines du vieux château, je pris un bateau, je touchai par conscience archéologique à un rocher qui surgit au milieu du port et sur lequel s'élevait autrefois, dit-on, un autel à Neptune, et, après trois quarts d'heure de traversée, j'arriva à Yverdon, où les Suisses avaient fait une si belle résistance quelques jours avant la bataille de Grandson.
Yverdon fut l'une des douze villes que les Helvétiens brûlèrent lorsqu'ils abandonnèrent leur pays pour passer dans les Gaules et qu'ils rencontrèrent César près d'Autun. Battus par le proconsul romain, une des conditions que leur imposa le vainqueur fut, comme on sait, de rebâtir les cités qu'il avait détruites. Ils obéirent et les Romains, trouvant la ville nouvelle à leur convenance et parfaitement située à l'extrémité du lac, entre les rivières d'Orbe et de la Thièle, en firent une colonie romaine et l'environnèrent de fortifications. La ville s'étendait alors sur un terrain dont celui qu'elle occupe aujourd'hui ne forme guère que la cinquième partie.
En 1769, en creusant une cave près des moulins de la ville, on découvrit plusieurs squelettes bien conservés dont la tête, selon la coutume antique, était tournée vers l'orient. Ils étaient étendus dans une couche de sable, sans cercueil ni tombeau ; entre leurs jambes, étaient placés des urnes de terre, les lampes sépulcrales et de petits plats d'argile, dans lesquels on trouva encore des os de volaille. Quelques médailles enterrées avec les cadavres portaient la date, les unes du règne de Constantin, les autres celui de Julien l'Apostat.
Ebrodunum avait une compagnie de bateliers présidée par un préfet ; cette compagnie existe encore aujourd'hui, seulement le préfet est devenu abbé.
à l'une des extrémités de la ville, un vieux château bâti en 1135 par Conrad de Bœringhen élève ses quatre tours aux quatre coins cardinaux. On m'assura que c'était le même où Hans Müller avait fait, en 1476, une si vaillante défense.
Comme tout ce qu'il y a de curieux à Yverdon peut se voir en deux heures, je fis ma tournée le matin pendant que Francesco me cherchait un cocher qui s'engageât à me conduire le même jour à Lausanne. Lorsque je revins à l'hôtel, je trouvai le déjeuner prêt et le cheval attelé, et le soir, à six heures, nous étions dans la capitale du canton de Vaud, où je serrais de nouveau la main à mon bon et vieil ami Pellis qui, le même soir, me fit faire connaissance avec Monnard, le traducteur de l'Histoire de la Suisse par Zchokke et l'un des patriotes les plus fermes et les plus éloquents de la Diète.
Quelque envie que j'eusse de rester en si bonne société, le temps commençait à me presser. Je voulais visiter le lac Majeur et les îles Borromées, et compléter mon voyage de Suisse en allant toucher à Locarno, qui est dans le Tessin, seul canton que je n'eusse pas visité ; et, comme nous avancions dans la saison, de jour en jour le Simplon pouvait devenir impraticable. En conséquence, le lendemain à midi, je m'embarquai sur le bateau à vapeur qui va de Genève à Villeneuve.
Je faisais ma rentrée dans le monde : il y avait véritablement six semaines que je l'avais quitté. La Suisse allemande est au bout de la terre ; on n'y sait rien, aucun bruit n'y pénètre, aucun écho de politique, d'art ou de littérature n'y retentit. Tout au contraire, et d'un seul bond, je me trouvai sur un bateau à vapeur, où, du contact des voyageurs de tous les pays, s'échappe un cliquetis de nouvelles. Je me jetai en affamé sur les journaux français : ils étaient pleins de la révolution d'Espagne. Quelques-uns, qui jugent tout du point de vue de la France, qui croient tous les peuples arrivés à notre degré de civilisation, croyaient pour ce pays à un Eldorado politique. Moi seul, je niais la possibilité d'appliquer à un peuple les institutions d'un autre, et voyais dans la contrefaçon de notre charte au delà des Pyrénées une source de révolution à venir. La discussion s'échauffa enfin, comme cela arrive toujours, chacun des utopistes voulant avoir raison de son côté. Nous en appelâmes à un Espagnol qui fumait tranquillement son cigarito sans prendre part à notre discussion ; et, le reconnaissant juge compétent en pareille matière, nous lui demandâmes quel serait, selon lui, le meilleur gouvernement pour la Péninsule.
L'Espagnol tira son cigarito de sa bouche, rejeta une colonne de fumée que, depuis dix minutes, il amassait dans sa poitrine, puis répondit avec gravité :
- L'Espagne n'aura jamais un bon gouvernement.
Comme cette réponse ne donnait raison ou tort à aucun, elle ne satisfit personne.
- Permettez-moi de vous dire, seigneur Espagnol, repris-je en riant, que vous me paraissez un peu trop pessimiste. L'Espagne n'aura jamais un bon gouvernement, dites-vous ?
- Jamais.
- Et à qui faut-il qu'elle s'en prenne de ce défaut de perfection ? Est-ce à son peuple ou à sa royauté, à son clergé ou à sa noblesse ?
- Ni à l'un ni à l'autre.
- à qui donc est-ce la faute, alors ?
- C'est la faute de saint Iago.
- Mais comment, repris-je avec le même sérieux, quoique la conversation parût dégénérer en plaisanterie, saint Iago, qui est le patron de l'Espagne, et qui jouit d'un certain crédit dans le ciel, peut-il s'opposer au premier bonheur d'un peuple, celui de l'amélioration politique, de laquelle découlent toutes les autres améliorations ?
- Voilà comment la chose est arrivée, répondit l'Espagnol. Il advint qu'un jour, le bon Dieu, lassé d'entendre les peuples se plaindre éternellement, ceux-ci d'une chose, ceux-là d'une autre, et ne sachant, au milieu des lamentations générales, à laquelle entendre, envoya un ange annoncer à son de trompe que chaque nation eût à bien réfléchir à ce qu'elle désirait, et à lui envoyer dans un an, au même jour, chacune un député chargé de sa requête, s'engageant d'avance à y faire droit. La nouvelle fit grand bruit ; chacun nomma son député : la France saint Denis, l'Angleterre saint Georges, l'Italie saint Janvier, l'Espagne saint Iago, la Russie saint Nievsky, l'écosse saint Dunstan, la Suisse saint Nicolas de Floue, que sais-je, moi ? Il n'y eut pas jusqu'à la république de Saint-Marin qui ne voulût être représentée et avoir sa part de la munificence céleste : c'était une élection générale par toute la terre. Enfin, le jour arriva et chaque saint se mit en route, chargé de ses instructions. Le premier qui arriva fut saint Denis ; il salua le Père éternel, non pas en ôtant son chapeau de dessus sa tête, mais en ôtant sa tête de dessus ses épaules : cela était une manière honnête de rappeler à Dieu le martyre qu'il avait subi pour son saint nom ; aussi cette salutation le disposa à merveille en sa faveur.
« - Eh bien, lui dit-il, tu viens de France ?
» - Oui, monseigneur, répondit saint Denis.
» - Que demandes-tu pour les Français ?
» - Je demande qu'ils aient la plus belle armée du monde.
» - J'y consens, dit le bon Dieu.
» Saint Denis, enchanté, remit sa tête sur ses épaules et s'en alla.
» à peine était-il parti, que l'ange qui était de service annonça saint Georges.
» - Faites entrer, dit le bon Dieu.
» Saint Georges entra et leva la visière de son casque.
» - Eh bien, mon brave capitaine, tu viens au nom de l'Angleterre, ne'est-ce pas ? Que demande-t-elle ?
» - Monseigneur, répondit saint Georges, elle demande à avoir la plus belle marine du monde.
» - Très bien, dit le bon Dieu, elle l'aura.
» Saint Georges, qui avait tout ce qu'il voulait avoir, baissa la visière de son casque et s'en alla. à la porte, il rencontra saint Janvier.
» - Bonjour, mon saint évêque, dit le bon Dieu, enchanté de vous voir ; au reste, je me doutais bien que c'était vous que les Italiens m'enverraient ; que vous ont-ils chargé de me demander ?
» - D'avoir les premiers artistes du monde, monseigneur.
» - Soit, dit le bon Dieu, je le leur promets.
» Saint Janvier n'en demanda pas davantage ; il remit sa mitre sur sa tête et sortit.
» - Faites entrer, dit le bon Dieu.
» - Seigneur, répondit l'ange, il n'y a personne.
» - Comment ! il n'y a personne ? et que fait donc ce grand flâneur de saint Iago, qui galope toujours et qui n'arrive jamais ?
» - Seigneur, reprit l'ange, je l'aperçois là-bas, là-bas, là-bas.
» - Paresseux comme un Espagnol, murmura le bon Dieu... Enfin, le voilà.
» Saint Iago arriva tout essoufflé, sauta à bas de son cheval, et se présenta devant le Seigneur.
» - Eh bien, monsieur l'hidalgo, dit le bon Dieu, voyons, que voulez-vous ?
» - Je veux, répondit saint Iago respirant entre chacune de ses paroles, je veux que l'Espagne ait le plus beau climat du monde.
» - Accordé, fit le bon Dieu.
» - Je veux...
» - Eh mais, ce n'est pas tout ? interrompit le bon Dieu.
» - Je veux, continua saint Iago, que l'Espagne ait les plus belles femmes du monde.
» - Eh bien, soit, reprit le bon Dieu, je consens encore à cela. Accordé.
» - Je veux...
» - Comment ! comment ! s'écria le bon Dieu, tu veux encore, encore quelque chose ?
» - Je veux, continua saint Iago, que l'Espagne ait les plus beaux fruits du monde.
» - Allons, dit le bon Dieu, il faut bien faire quelque chose pour ses amis. Accordé.
» - Je veux, continua saint Iago, que l'Espagne ait le meilleur gouvernement du monde.
» - Oh ! s'écria le bon Dieu l'arrêtant tout court, assez comme cela... il faut bien qu'il reste quelque chose aux autres. Refusé !
» Saint Iago voulut insister ; mais le bon Dieu lui fit signe de retourner à Compostelle. Saint Iago remonta sur son cheval et repartit au galop.
» Voilà pourquoi l'Espagne n'aura jamais un bon gouvernement. »
L'Espagnol battit le briquet, ralluma son cigarito, qui s'était éteint, et se remit à fumer.
Comme je trouvais la raison qu'il m'avait donnée aussi spécieuse que pas une de celles que trouvent parfois, en circonstance pareille, nos hommes d'état, je m'en contentai pour le moment, et la suite des événements me prouva que saint Iago n'était point encore parvenu à obtenir du bon Dieu le don qu'il avait eu l'imprudence de garder pour sa quatrième demande.
Nous touchâmes à Villeneuve vers les trois heures. Comme on séjourne rarement dans cette petite ville pour y coucher, je ne me fiai pas à son auberge, et, aussitôt le dîner fini, je me mis en route pour Saint-Maurice, où j'arrivai à neuf heures du soir. Rien ne m'arrêtait plus dans le Valais, que je visitais pour la seconde fois ; je repartis en conséquence le lendemain dès le matin, et, comme huit heures sonnaient, j'entrais dans l'hôtel de la poste, à Martigny ; c'était, si mes lecteurs ont bonne mémoire, l'auberge où je m'étais arrêté dans mon voyage à Chamouny, et où j'avais mangé le fameux bifteck d'ours qui depuis a fait tant de bruit dans le monde littéraire et gastronomique.
Je trouvai mon digne hôte toujours aussi accommodant que de coutume ; en conséquence, nous eûmes bientôt fait prix pour une carriole jusqu'à Domo-d'Ossola, c'est-à-dire pour cinq jours. Je devais la laisser chez le maître de poste de cette petite ville ; puis le premier voyageur qui viendrait d'Italie en Suisse, comme j'allais de Suisse en Italie, devait la ramener ; de cette manière, l'allée et le retour étaient payés. Mon hôte m'indiqua de plus une facilité économique que j'ignorais : j'étais libre, quoique voyageant en poste, de ne prendre qu'un cheval en payant un cheval et demi ; comme je tirais vers la fin de mon voyage, et par conséquent vers la fin de mon argent, j'acceptai avec reconnaissance ce moyen de transport, que j'indique avec empressement.
Et je le propose avec d'autant plus de confiance aux voyageurs qui feront cette route, qu'ils n'en seront pas retardés d'une heure ni gênés d'une place ; le postillon s'assied sur le brancard, et, pour peu qu'on ajoute quelques batz à son pourboire, il s'arrange avec son cheval pour qu'il fasse à lui seul sa besogne et celle de son camarade. Le double marché se conclut ordinairement au moyen d'une bouteille de vin que le voyageur donne au postillon, et d'un picotin d'avoine que le postillon promet à la bête. Grâce à cette convention, qui fut tenue scrupuleusement, de ma part du moins, nous arrivâmes le même soir à Brigg.
Là, une grande douleur nous attendait : mon arrangement avec mon pauvre Francesco était terminé ; je l'avais ramené à une douzaine de lieues de l'endroit où je l'avais pris, il me devenait inutile ; nous n'avions donc plus qu'à compter ensemble et à nous séparer. Je le fis venir.
Le brave garçon, qui se doutait de la chose, montait le cœur gros ; la vie qu'il avait menée avec moi, quoique un peu fatigante, était, sous tous les autres rapports, bien autrement confortable que celle qu'il allait retrouver à Münster ; de sorte qu'il était fort disposé, comme le jardinier du comte Almaviva, à ne pas renvoyer un si bon maître.
Aussi, à peine me vit-il tirer ma bourse de ma poche et calculer les jours pendant lesquels nous étions restés ensemble, qu'il se détourna pour me cacher ses larmes, qui bientôt dégénérèrent en sanglots. Je l'appelai alors ; il vint, me prit la main, et me supplia de le garder comme domestique, disposé qu'il était à me suivre partout, en Italie, en France, au bout du monde. Malheureusement, Francesco, qui faisait un excellent guide à Münster, aurait fait un fort mauvais groom à Paris ; d'ailleurs, c'était une trop grande responsabilité que celle d'enlever cet enfant à sa famille et à ses montagnes : aussi, quoique mon cœur fût assez d'accord avec sa prière, je tins ferme et je refusai.
Il était resté trente-trois jours avec moi : au prix que nous avions arrêté, cela faisait soixante-six francs ; j'y ajoutai quatorze francs de pourboire afin de compléter la somme de quatre-vingts, et je lui mis quatre louis sur la table. C'était plus d'or que le pauvre enfant n'en avait vu de toute sa vie ; cependant, il s'avança vers la porte sans les prendre. Je le rappelai en lui demandant pourquoi il me laissait cette somme, qui était à lui. Alors il se retourna, et, tout en sanglotant, il me dit :
- Si monsieur le permet, j'irai demain lui faire la conduite dans le Simplon, je reviendrai en croupe derrière le postillon, et, au moment de me quitter, il sera bien temps qu'il me donne l'argent...
Je lui fis signe que j'y consentais, et il sortit un peu consolé.
Effectivement, le lendemain, Francesco m'accompagna jusqu'à la première poste. Arrivés là, nous nous embrassâmes ; lui s'en retourna tout pleurant vers Brigg, et moi je continuai mon chemin tout pensif et tout attristé.
Je recommande cet enfant aux voyageurs qui prendront la route de Furca : c'est une excellente créature, d'une probité sévère et d'une activité infatigable ; ils le trouveront à Münster, d'où il m'a écrit ou plutôt fait écrire, il y a six mois ; il y est connu sous le nom allemand de Franz et sous le nom italien de Francesco.

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