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Chapitre V
Le tour du lac

Genève est, après Naples, une des villes les plus heureusement situées du monde : paresseusement couchée comme elle l'est, appuyant sa tête à la base du mont Salève, étendant jusqu'au lac ses pieds que chaque flot vient baiser, elle semble n'avoir autre chose à faire que de regarder avec amour les mille villas semées aux flancs des montagnes neigeuses qui s'étendent à sa droite, ou couronnent le sommet des collines vertes qui se prolongent à sa gauche. Sur un signe de sa main, elle voit accourir, du fond vaporeux du lac, ses légères barques aux voiles triangulaires qui glissent à la surface de l'eau, blanches et rapides comme des goélands, et ses pesants bateaux à vapeur qui chassent l'écume avec leur poitrail. Sous ce beau ciel, devant ces belles eaux, il semble que ses bras lui soient inutiles, et qu'elle n'a qu'à respirer pour vivre ; et cependant cette odalisque nonchalante, cette sultane paresseuse en apparence, c'est la reine de l'industrie, c'est la commerçante Genève qui compte quatre-vingt-cinq millionnaires parmi ses vingt mille enfants.
Genève, comme l'indique son étymologie celtique , fut fondée il y a deux mille cinq cents ans, à peu près. César, dans ses Commentaires, latinisa la barbare et fit de Gen-ev, Geneva. Antonin, à son tour, changea, dans son Itinéraire, ce nom en celui de Genabum. Grégoire de Tours, dans ses Chroniques, l'appela Janoba ; les écrivains du huitième au quinzième siècle la désignèrent sous celui de Gebenna ; enfin, en 1536, elle prit la dénomination de Genève, qu'elle ne quitta plus depuis.
Les premiers renseignements que l'histoire offre sur cette ville nous sont transmis par César. Il nous apprend qu'il s'établit à Genève pour s'opposer à l'invasion des Helvétiens dans les Gaules et que, trouvant la position favorable pour un poste militaire, il s'y retrancha. C'est alors qu'il bâtit, dans l'île qui divise le Rhône lorsqu'il sort du lac, une tour qui porte encore son nom. Genève passa donc sous la domination romaine et adopta les dieux du Capitole : un temple à Apollon fut élevé sur l'emplacement occupé aujourd'hui par l'église Saint-Pierre, et un rocher qui sortait du lac, à cent pas à peu près du bord, dut à sa forme et à sa situation au milieu de l'eau l'honneur d'être consacré par les pêcheurs au dieu de la Mer. Vers le commencement du dix-septième siècle, on a retrouvé, en fouillant à sa base, deux petites haches et un couteau de cuivre qui servaient à égorger les animaux destinés au sacrifice. De nos jours, cet autel à Neptune s'appelle tout bonnement la Pierre à Niton.
Genève demeura soumise aux Romains pendant l'espace de cinq siècles. En 426, cette mer barbare qui débordait sur l'Europe l'inonda de l'un de ses flots : les Burg-Hunds en firent l'une des capitales les plus importantes de leur royaume. Ce fut pendant ce temps que le roi des Francs, Chlod-Wig , envoya au roi des Burg-Hunds, Gunde-Bald , demander à sa nièce Chlod-Hilde pour épouse. Un esclave romain, dont les ancêtres peut-être avaient commandé sous Jules César à l'Helvétie et à la Gaule, vint humblement présenter à la jeune fille le sou d'or que lui envoyait le chef franc ; elle habitait le palais de son oncle, situé à l'endroit où est aujourd'hui l'arcade du bourg du Four.
La domination des Ost-Goths succéda à celle des Burg-Hunds, mais ils ne possédèrent Genève que quinze ans. Le roi des Francs la reprit sur eux et la rattacha de nouveau au royaume de Burgondie, dont elle resta la capitale jusqu'en 858. à la mort de Louis le Débonnaire, elle échut en partage à Lothaire, passa de ses mains entre celles de l'empereur de Germanie et, conquise sur lui par Charles le Chauve, qui la légua à son fils Louis, elle fut annexée, à la mort de celui-ci, au royaume d'Arles. Depuis lors, reconquise en 888 par Charles le Gros, elle redevint la capitale du second royaume de Bourgogne jusqu'en 1032, époque à laquelle elle fut enfin réunie à l'Empire par Conrad le Salique qui s'y fit couronner la même année par Héribert, archevêque de Milan.
Il serait trop long de la suivre dans ses démêlés avec les comtes du Genevois et les comtes de Savoie : il suffira de dire qu'en 1401, elle passa définitivement au pouvoir de ces derniers.
C'était l'époque où s'opérait, par toute l'Europe, une grande transformation sociale. Les communes de France s'étaient affranchies dès le onzième siècle ; au douzième, les villes de la Lombardie s'étaient érigées en républiques ; au commencement du quatorzième, les cantons de Schwyz, d'Uri et d'Untervald avaient échappé au pouvoir de l'Empire et avaient posé la base de cette confédération qui devait un jour réunir toute l'Helvétie. Genève, placée au milieu de ce triangle populaire, sentit à son tour le feu que la liberté lui soufflait au visage. En 1519, elle contracta une alliance avec Fribourg et, bientôt après, elle se lia de combourgoisie avec Berne. Des enfants lui naquirent, qui devinrent de grands hommes ; des apôtres apparurent, qui prêchèrent la liberté au milieu des supplices. Bonnivard, jeté pour six ans dans les cachots du château de Chillon, y resta attaché par une chaîne à un pilier ; Pécolat se coupa la langue avec ses dents au milieu des tortures et la cracha au bourreau qui lui disait de dénoncer ses complices. Enfin Berthelier, conduit à l'échafaud, sur la place de l'île, et pressé de demander pardon au duc, répondit :

- C'est aux criminels à demander pardon, et non pas aux gens de bien. Que le duc demande pardon à Dieu, car il m'assasine.
Et il posa la tête sur le billot.
La religion réformée, qui fit faire un si grand pas aux peuples que, fatigués de ce pas, ils se sont reposés depuis lors, entra à Genève après avoir parcouru déjà une grande partie de l'Allemagne et de la Suisse. Ce fut une puissante auxiliaire à la liberté car elle ajouta les haines religieuses aux haines politiques. L'évêque Pierre de La Beaume quitta Genève en 1535 pour n'y rentrer jamais, et la république fut proclamée.
En 1536, Calvin s'établit à Genève ; le Conseil lui offrit une place de professeur de théologie. L'austérité de ses mœurs, l'âpreté de son éloquence, la rigidité de ses principes lui donnèrent sur ses concitoyens une influence que ne put lui faire perdre le supplice de Servet et, lorsqu'il mourut, en 1554, il laissa la petite ville de Genève capitale d'un nouveau monde religieux : c'était la Rome protestante.
Le duc Charles-Emmanuel de Savoie fit en 1602, pour reprendre cette ville, une dernière tentative qui échoua. Elle est connue dans les annales genevoises sous le nom de l'Escalade, parce qu'il fit escalader les murailles par un corps d'élite et surprit la ville sans défense au milieu de la nuit. Il n'en fut pas moins chassé par les habitants demi-nus et à moitié armés, qui consacrèrent l'anniversaire de cette victoire par une fête nationale qu'on célèbre encore aujourd'hui.
Les dix-septième et dix-huitième siècles furent des siècles de repos pour Genève. Pendant ce temps, son commerce, qui date de cette époque, prit un tel accroissement, qu'aujourd'hui l'industrie est tout et la propriété territoriale rien. Si tous les citoyens du canton réclamaient leur part du sol, à peine si chacun d'eux en obtiendrait dix pieds carrés.
Napoléon trouva Genève réunie à la France et l'attacha pendant douze ans, comme une broderie d'or, au coin de son manteau impérial. Mais lorsqu'en 1814 les rois taillèrent entre eux ce manteau, tous les morceaux cousus par l'Empire leur restèrent aux mains. Le roi de Hollande prit la Belgique ; le roi de Sardaigne, la Savoie et le Piémont ; l'empereur d'Autriche, l'Italie. Restait encore Genève, que personne ne pouvait prendre et qu'on ne voulait pas laisser à la France. Un congrès en fit cadeau à la Confédération suisse, à laquelle elle fut agrégée sous le titre de vingt-deuxième canton.
Parmi toutes les capitales de la Suisse, Genève représente l'aristocratie d'argent : c'est la ville du luxe, des chaînes d'or, des montres, des voitures et des chevaux. Ses trois mille ouvriers alimentent l'Europe entière de bijoux ; soixante-quinze mille onces d'or et cinquante mille marcs d'argent changent chaque année de forme entre leurs mains, et leur seul salaire s'élève à deux millions cinq cent mille francs.
Le plus fashionable des magasins de bijouterie de Genève est sans contredit celui de Beautte ; il est difficile de rêver en imagination une collection plus riche de ces mille merveilles qui perdent une âme féminine ; c'est à rendre folle une Parisienne, c'est à faire tressaillir d'envie Cléopâtre dans son tombeau.
Ces bijoux payent un droit pour entrer en France ; mais, moyennant un droit de courtage de cinq pour cent, M. Beautte se charge de les faire parvenir par contrebande ; le marché entre l'acquéreur et le vendeur se fait à cette condition, tout haut et publiquement, comme s'il n'y avait point de douaniers au monde. Il est vrai que M. Beautte possède une merveilleuse adresse pour les mettre en défaut ; une anecdote sur mille viendra à l'appui du compliment que nous lui faisons.
Lorsque M. le comte de Saint-Cricq était directeur général des douanes, il entendit si souvent parler de cette habileté grâce à laquelle on trompait la vigilance de ses agents, qu'il résolut de s'assurer par lui-même si tout ce qu'on disait était vrai. Il alla, en conséquence, à Genève, se présenta au magasin de M. Beautte, acheta pour trente mille francs de bijoux, à la condition qu'ils lui seraient remis sans droit d'entrée à son hôtel à Paris. M. Beautte accepta la condition en homme habitué à ces sortes de marchés ; seulement, il présenta à l'acheteur une espèce de sous-seing privé par lequel il s'obligeait à payer, outre les trente mille francs d'acquisition, les cinq pour cent d'usage ; celui-ci sourit, prit une plume, signa : de Saint-Cricq, directeur général des douanes françaises, et remit le papier à Beautte, qui regarda la signature, et se contenta de répondre en inclinant la tête :
- Monsieur le directeur des douanes, les objets que vous m'avez fait l'honneur de m'acheter seront arrivés aussitôt que vous à Paris.
M. de Saint-Cricq, piqué au jeu, se donna à peine le temps de dîner, envoya chercher des chevaux à la poste, et partit une heure après le marché conclu.
En passant à la frontière, M. de Saint-Cricq se fit reconnaître des employés qui s'approchaient pour visiter sa voiture, raconta au chef des douaniers ce qui venait de lui arriver, recommanda la surveillance la plus active sur toute la ligne, et promit une gratification de cinquante louis à celui des employés qui parviendrait à saisir les bijoux prohibés ; pas un douanier ne dormit de trois jours.
Pendant ce temps, M. de Saint-Cricq arrive à Paris, descend à son hôtel, embrasse sa femme et ses enfants, et monte à sa chambre pour se débarrasser de son costume de voyage.
La première chose qu'il aperçoit sur la cheminée est une boîte élégante dont la forme lui est inconnue. Il s'en approche, et lit sur l'écusson d'argent qui l'orne : Monsieur le comte de Saint-Cricq, directeur général des douanes ; il l'ouvre, et trouve les bijoux qu'il a achetés à Genève.
Beautte s'était entendu avec un des garçons de l'auberge, qui, en aidant les gens de M. de Saint-Cricq à faire les paquets de leur maître, avait glissé parmi eux la boîte défendue. Arrivé à Paris, le valet de chambre, voyant l'élégance de l'étui et l'inscription particulière qui y était gravée, s'était empressé de le déposer sur la cheminée de son maître.
M. le directeur des douanes était le premier contrebandier du royaume.
Les autres objets de contrebande que l'on trouve à Genève, à moitié prix de celui de Paris, sont les étoffes de piqué, les linges de table et les assiettes de terre anglaise. Ces objets y sont même moins chers qu'à Londres car, pour entrer dans cette ville aux environs de laquelle ils se fabriquent, ils payent un droit plus considérable que ne l'est le prix de leur transport à Genève. Partout, moyennant la même somme de cinq pour cent, on vous garantit le passage en fraude de ces objets : ce qui prouve, comme on le voit, l'utilité de la triple ligne de douaniers que nous payons pour garder la frontière.
Quoique Genève ait donné naissance à des hommes d'art et de science, le commerce y et l'unique occupation de ses habitants. à peine si quelques-uns d'entre eux sont au courant de notre littérature moderne, et le premier commis d'une maison de banque se croirait fort humilié, j'imagine, si son importance était mise en parallèle avec celle de Lamartine ou de Victor Hugo, dont les noms ne sont probablement pas même parvenus jusqu'à lui : la seule littérature qu'ils apprécient est celle du Gymnase. Aussi, au moment où j'arrivai à Genève, Jenny Vertpré, cette gracieuse miniature de Mlle Mars, mettait-elle la ville en ébullition. La salle de spectacle débordait chaque soir dans les corridors, et une émeute fut tout près d'éclater parce que les entrées des abonnés dans les coulisses avaient été suspendues. Les déclarations d'amour étaient, de cette manière, obligées de passer publiquement par-dessus la rampe, ce qui, du reste, n'en diminuait pas le nombre. Quelques-uns tombèrent par ricochet entre mes mains, et je remarquai qu'il fallait plus de désintéressement que de vertu pour y résister : c'étaient, en général, des espèces de factures dans lesquelles une jolie femme était évaluée au prix courant d'une perle fine.
La société de salon à Genève est en petit celle de notre Chaussée-d'Antin. Seulement, malgré la fortune acquise, l'économie primitive s'y fait sentir ; partout et à chaque instant, on sent que l'on heurte les coudes de cette ménagère de la maison. à Paris, nos dames ont à elles des albums d'une grande valeur ; celles de Genève louent un album pour la soirée : cela coûte dix francs.
Les seules choses d'art à voir pour un étranger sont :
à la bibliothèque, un manuscrit de saint Augustin sur papyrus ; une histoire d'Alexandre, par Quinte-Curce, trouvée dans les bagages du duc de Bourgogne après la bataille de Granson, et les comptes de la maison de Philippe le Bel, écrits sur des tablettes de cire ;
Dans l'église de Saint-Pierre, le tombeau du maréchal de Rohan, ami de Henri IV, soutien ardent des calvinistes, mort en 1638 à Kœnigfelden ; il est enterré avec sa femme, fille de Sully ;
Enfin la maison de Jean-Jacques Rousseau, qu'indique, dans la rue de ce nom, une plaque de marbre noir sur laquelle est gravée cette inscription :
ICI EST NE J.-J. ROUSSEAU, LE 28 JUIN 1712.
Les courses dans les environs de Genève sont délicieuses ; à chaque moment de la journée, on trouve d'élégantes voitures disposées à conduire le voyageur partout où le mène sa curiosité ou son caprice. Lorsque nous eûmes visité la ville, nous montâmes dans une calèche et nous partîmes pour Ferney ; deux heures après, nous étions arrivés.
La première chose que l'on aperçoit, avant d'entrer au château, c'est une petite chapelle dont l'inscription est un chef-d'œuvre ; elle ne se compose cependant que de trois mots :
DEO EREXIT VOLTAIRE.
Elle avait pour but de prouver au monde entier, fort inquiet des démêlés de la créature et du Créateur, que Voltaire et Dieu s'étaient enfin réconciliés ; le monde apprit cette nouvelle avec satisfaction, mais il soupçonna toujours Voltaire d'avoir fait les premières avances.
Nous traversâmes un jardin, nous montâmes un perron élevé de deux ou trois marches, et nous nous trouvâmes dans l'antichambre ; c'est là que se recueillent, avant d'entrer dans le sanctuaire, les pèlerins qui viennent adorer le dieu de l'irréligion. Le concierge les prévient solennellement d'avance que rien n'a été changé à l'ameublement, et qu'ils vont voir l'appartement tel que l'habitait M. de Voltaire ; cette allocution manque rarement de produire son effet. On a vu, à ces simples paroles, pleurer des abonnés du Constitutionnel.
Aussi rien n'est plus prodigieux à étudier que l'aplomb du concierge chargé de conduire les étrangers. Il entra tout enfant au service du grand homme ; ce qui fait qu'il possède un répertoire d'anecdotes, à lui relatives, qui ravissent en béatitude les braves bourgeois qui l'écoutent. Lorsque nous mîmes le pied dans la chambre à coucher, une famille entière aspirait, rangée en cercle autour de lui, chaque parole qui tombait de sa bouche, et l'admiration qu'elle avait pour le philosophe s'étendait presque jusqu'à l'homme qui avait ciré ses souliers et poudré sa perruque ; c'était une scène dont il serait impossible de donner une idée, à moins que d'amener les mêmes acteurs sous les yeux du public. On saura seulement que, chaque fois que le concierge prononçait, avec un accent qui n'appartenait qu'à lui, ces mots sacramentels : M. Arouet de Voltaire, il portait la main à son chapeau, et que tous ces hommes, qui ne se seraient peut-être pas découverts devant le Christ au Calvaire, imitaient religieusement ce mouvement de respect.
Dix minutes après, ce fut à notre tour de nous instruire ; la société paya et partit ; alors le cicerone nous appartint exclusivement. Il nous promena dans un assez beau jardin, d'où le philosophe avait une merveilleuse vue, nous montra l'allée couverte dans laquelle il avait fait sa belle tragédie d'Irène ; et, nous quittant tout à coup pour s'approcher d'un arbre, il coupa, avec sa serpette, un copeau de son écorce qu'il me donna. Je le portait successivement à mon nez, à ma langue, croyant que c'était un bois étranger qui avait une odeur ou un goût quelconque. Point : c'était un arbre planté par M. Arouet de Voltaire lui-même, et dont il est d'usage que chaque étranger emporte une parcelle. Ce digne arbre avait failli mourir d'un accident, il y avait trois mois, et paraissait encore bien malade ; un sacrilège s'était introduit nuitamment dans le parc et avait enlevé trois ou quatre pieds carrés de l'écorce sainte.
- C'est quelque fanatique de la Henriade qui aura fait cette infamie, dis-je à notre concierge.
- Non, monsieur, me répondit-il, je crois plutôt que c'est tout bonnement un spéculateur qui aura reçu une commande de l'étranger.
Stupendo !...
En sortant du jardin, notre concierge nous conduisit chez lui ; il voulait nous montrer la canne de Voltaire, qu'il conservait religieusement depuis la mort du grand homme, et qu'il finit par nous offrir pour un louis, les besoins du temps le forçant à se séparer de cette relique précieuse ; je lui répondis que c'était trop cher et que j'avais connu un souscripteur de l'édition Touquet auquel, il y avait huit ans, il avait cédé la pareille pour vingt francs. Nous remontâmes en voiture, nous repartîmes pour Coppet, et nous arrivâmes au château de madame de Staël.
Là, point de concierge bavard, point d'église à Dieu, point d'arbre dont on emporte l'écorce ; mais un beau parc où tout le village peut se promener en liberté, et une pauvre femme qui pleure de vraies larmes en parlant de sa maîtresse et en montrant les chambres qu'elle habitait, et où rien ne reste d'elle. Nous demandâmes à voir le bureau qui était encore taché de l'encre de sa plume, le lit qui devait être encore tiède de son dernier soupir ; rien de tout cela n'a été sacré pour la famille : la chambre a été convertie en je ne sais quel salon ; les meubles ont été emportés je ne sais où. Il n'y avait peut-être pas même, dans tout le château, un exemplaire de Delphine.
De cet appartement, nous passâmes dans celui de M. de Staël fils ; là aussi, la mort était entrée et avait trouvé à frapper de ses deux mains ; deux lits étaient vides : un lit d'homme et un berceau d'enfant. C'est là que M. de Staël et son fils étaient morts à trois semaines d'intervalle l'un de l'autre.
Nous demandâmes à voir le tombeau de la famille ; mais une disposition testamentaire de M. de Necker en a interdit l'entrée à la curiosité des voyageurs.
Nous étions sortis de Ferney avec une provision de gaieté qui nous paraissait devoir durer huit jours ; nous sortîmes de Coppet les larmes aux yeux et le cœur serré.
Nous n'avions pas de temps à perdre pour prendre le bateau à vapeur qui devait nous conduire à Lausanne ; nous le voyions arriver sur nous, rapide, fumant et couvert d'écume comme un cheval marin ; au moment où nous croyions qu'il allait passer sans nous voir, il s'arrêta tout à coup, tremblant de la secousse ; puis, se mettant en travers, il nous attendit ; à peine eûmes-nous mis le pied sur le pont, qu'il reprit sa course.
Le lac Léman, c'est la mer de Naples ; c'est son ciel bleu, ce sont ses eaux bleues, et puis encore ses montagnes sombres qui semblent superposées les unes aux autres comme les marches d'un escalier du ciel ; seulement, chaque marche a trois mille pieds de haut ; puis, derrière tout cela, apparaît le front neigeux du mont Blanc, géant curieux qui regarde le lac par-dessus la tête des autres montagnes, lesquelles, près de lui, ne sont que des collines, et dont, à chaque échappée de vue, on aperçoit les robustes flancs.
Aussi a-t-on peine à détacher le regard de la rive méridionale du lac pour le porter sur la rive septentrionale ; c'est cependant de ce côté que la nature a secoué le plus prodigalement ces fleurs et ces fruits de la terre qu'elle porte dans un coin de sa robe : ce sont des parcs, des vignes, des moissons, un village de dix-huit lieues de long étendu d'un bout à l'autre de la rive ; des châteaux bâtis dans tous les sites, variés comme la fantaisie, et portant sur leurs fronts sculptés la date précise de leur naissance : à Nyon, des constructions romaines bâties par César ; à Vuflans, un manoir gothique élevé par Berthe, la reine fileuse ; à Morgues, des villas en terrasses qu'on croirait transportées, toutes construites, de Sorrente ou de Baïa ; puis, au fond, Lausanne, avec ses clochers élancés ; Lausanne, dont les maisons blanches semblent, de loin, une troupe de cygnes qui se sèchent au soleil, et qui a placé au bord du lac la petite ville d'Oulchy, sentinelle chargée de faire signe aux voyageurs de ne point passer sans venir rendre hommage à la reine vaudoise ; notre bateau s'approcha d'elle comme un tributaire, et déposa une partie de ses passagers sur le rivage. à peine avais-je mis le pied sur le port, que j'aperçus un jeune républicain nommé Allier, que j'avais connu à l'époque de la révolution de juillet, et qui, condamné pour une brochure à cinq ans de prison, je crois, s'était réfugié à Lausanne ; depuis un mois, il habitait la ville ; c'était une bonne fortune pour moi : mon cicerone était tout trouvé.
Il vint se jeter dans mes bras aussitôt qu'il me reconnut, quoique nous n'eussions jamais été liés ensemble ; je devinai à cet embrassement tout ce qu'il y avait de douleur dans cette pauvre âme errante : en effet, il était atteint du mal du pays. Ce beau lac aux rives merveilleuses, cette ville située dans une des positions les plus ravissantes du monde, ces montagnes pittoresques, tout cela était sans mérite et sans charme à ses yeux : l'air étranger l'étouffait.
Comme ce pauvre garçon n'était guère en état de satisfaire ma curiosité, et que, lorsque je parlais Suisse, il répondait France, il offrit de me présenter à un excellent patriote, député de la ville de Lausanne, qui l'avait reçu comme un frère en religion, et qui ne l'avait pas consolé, par la seule raison qu'on ne console pas de l'exil.
M. Pellis est un des hommes les plus distingués que j'aie rencontrés dans tout mon voyage, par son instruction, son obligeance et son patriotisme ; du moment où nous nous fûmes serré la main, nous devînmes frères ; et, pendant les deux jours que je passai à Lausanne, il eut la bonté de me donner, sur l'histoire, la législation et l'archéologie du canton, les renseignements les plus précieux. Il s'était lui-même beaucoup occupé de ces trois choses.
Le canton de Vaud, qui touche à celui de Genève, doit sa prospérité à une cause tout opposée à celle de son voisin. Ses richesses, à lui, ne sont point industrielles, mais territoriales ; le sol est divisé de manière à ce que chacun possède ; de sorte que, sur ses cent quatre-vingt mille habitants, il compte trente-quatre mille propriétaires. On a calculé que c'était quatre mille de plus que dans toute la Grande-Bretagne.
Le canton est, militairement parlant, l'un des mieux organisés de la Confédération et, comme tout Vaudois est soldat, il a toujours, tant en troupes disponibles qu'en troupes de réserve, trente mille hommes, à peu près, sous les armes : c'est le cinquième de la population. L'armée française, établie sur cette proportion, serait composée de six millions de soldats.
Nul ne peut être officier s'il n'a servi deux ans. Les candidats sont proposés par le corps d'officiers et nommés par le Conseil d'état ; celui qui atteint l'âge de vingt-cinq ans sans avoir servi dans l'élite sert dans un corps de dépôt jusqu'à l'âge de cinquante, et est frappé d'incapacité pour devenir officier. Un citoyen ne peut se marier s'il ne possède son uniforme, ses armes et sa Bible.
Quant au pouvoir législatif, il est établi sur des bases solides et aussi claires : tous les cinq ans, la Chambre des Députés est soumise à un renouvellement intégral et le Conseil exécutif à un renouvellement partiel. Tout citoyen est lecteur ; les élections se font dans l'église et les députés prêtent aussitôt serment devant l'écusson fédéral, où sont inscrits ces deux mots : Liberté, Patrie.
La cathédrale de Lausanne paraît avoir été commencée vers la fin du XVe siècle ; elle allait être terminée, et la partie supérieure de l'un de ses clochers restait seule à achever, lorsque la réformation interrompit ses travaux en 1536. L'intérieur, comme celui des temples protestants, est nu et dépouillé de tout ornement ; un grand prie-Dieu s'élève au milieu du chœur : c'est là que, à l'époque où le calvinisme fit de si rapides progrès, les catholiques venaient prier Dieu de rendre la lumière à leurs frères égarés. Ils y vinrent si longtemps et en si grand nombre, que le marbre, creusé par le frottement, a conservé l'empreinte de leurs genoux.
Le chœur est entouré de tombeaux presque tous remarquables, soit sous le rapport de l'art, soit à cause des restes illustres qui leur ont été confiés, soit enfin à cause des particularités qui se rattachent à la mort de ceux qu'ils renferment. Les tombeaux gothiques dignes de quelque attention sont ceux du pape Félix V et d'Othon de Granson, à la statue duquel les mains manquent.
Voici la cause de cette mutilation :
En 1393, Gérard d'Estavayer, jaloux des soins que rendait à sa femme, la belle Catherine de Belp, le sire Othon de Granson, prit le parti, pour se venger de lui et pour dissimuler la véritable cause de cette vengeance, de l'accuser d'être l'auteur d'un empoisonnement dont le comte Amédée VIII, de Savoie, avait manqué d'être victime.
En conséquence, il fit solennellement sa plainte par devant Louis de Joinville, bailli de Vaux, et, la renouvelant avec de grandes formalités devant le comte Amédée VIII, il offrit à son ennemi le combat à outrance comme témoignage de la vérité de son accusation. Othon de Granson, quoique affaibli par une blessure encore mal fermée, crut de son honneur de ne point demander un délai et accepta le défi : il fut donc convenu que le combat aurait lieu le 9 août 1393 à Bourg en Bresse, et que chacun des combattants serait armé d'une lance, de deux épées et d'un poignard ; il fut convenu en outre que le vaincu perdrait les deux mains, à moins qu'il n'avouât, si c'était Othon, le crime dont il était accusé, et, si c'était Gérard d'Estavayer, la fausseté de l'accusation.
Othon fut vaincu : Gérard d'Estavayer lui cria d'avouer qu'il était coupable ; Othon répondit en lui tendant les deux mains, que Gérard abattit d'un seul coup. Voilà pourquoi les mains manquent à la statue comme elles manquent au cadavre, car elles furent brûlées par le bourreau comme étant les mains d'un traître .
Lorsqu'on ouvrit le tombeau d'Othon afin de transporter ses restes dans la cathédrale de Lausanne, on trouva le squelette revêtu de son armure de combat, casque en tête et éperons aux pieds ; la cuirasse, brisée à la poitrine, indiquait l'endroit où avait frappé la lance de Gérard.
Les tombeaux modernes sont ceux de la princesse Catherine Orlov et de lady Strafford Canning : lord Strafford obtint, à cause de sa profonde douleur, que sa femme fût enterrée dans le temple. Il écrivit à Canova pour lui commander un tombeau, recommandant au sculpteur de faire le plus de diligence possible. Le tombeau arriva au bout de cinq mois, le lendemain du jour où lord Strafford venait de convoler en secondes noces.
De là, M. Pellis, notre savant et aimable cicerone, nous offrit de nous faire voir la prison pénitentiaire. En sortant, nous admirâmes la merveilleuse vue que l'on découvre du plateau de la cathédrale, au-dessous de laquelle Lausanne, couchée, éparpille ses maisons, toujours plus distantes les unes des autres au fur et à mesure qu'elles s'éloignent du centre. Au-delà de ces maisons, le lac bleu, uni comme un miroir ; à l'un des bouts de ce lac, Genève, dont les toits et les dômes de zinc brillent au soleil, comme les coupoles d'une ville mahométane ; enfin, à l'autre extrémité, la gorge sombre du Valais, que dominent de leurs arêtes neigeuses la Dent de Morcle et la Dent du Midi.
Ce plateau est le rendez-vous de la ville ; mais, comme il est exposé à l'occident, il y vient toujours, de la cime des monts couverts de glace qui bornent l'horizon, un vent aigu, dangereux pour les enfants et les vieillards. Le Conseil d'état vient de décider, en conséquence, qu'il serait fait, sur le versant méridional de la ville, une promenade destinée à la vieillesse et à l'enfance qui, faibles toutes deux, ont toutes deux besoin de soleil et de chaleur. Cette promenade coûtera cent cinquante mille francs : ne dirait-on pas une décision des éphores de Sparte ?
La Suisse n'a ni galères ni bagnes, mais seulement des maisons pénitentiaires. C'était l'une d'elle que nous allions visiter ; ainsi, les hommes que nous allions voir, c'étaient des forçats. Nous y entrâmes avec cette pensée, mais cela ressemblait si peu à nos prisons de France, que nous nous crûmes tout simplement dans un hospice.
Les détenus étaient en récréation, c'est-à-dire qu'ils pouvaient se promener une heure dans une belle cour qui leurs est consacrée ; nous les vîmes par une fenêtre, causant par groupes. On nous fit remarquer que quelques-uns avaient des habits rayés vert et blanc, et portaient une espèce de ferrement au cou ; ceux-là étaient les galériens.
Nous allâmes à une fenêtre en face, et nous vîmes dans un jardin des femmes qui se promenaient : c'était le jardin des Madelonnettes et du Saint-Lazare vaudois.
Nous visitâmes ensuite les petites chambres isolées dans lesquelles couchent les détenus. C'étaient de jolies cellules dont les grilles faisaient seules des prisons ; chaque cellule était garnie des meubles nécessaires à l'usage d'une personne. Quelques-unes même avaient une petite bibliothèque, car il est loisible aux détenus de consacrer à la lecture les heures de la récréation.
Le but de ces maisons pénitentiaires n'est pas seulement de séparer de la société les individus qui pourraient lui porter préjudice ; elles ont encore pour résultat d'améliorer le moral de ceux qu'elles séquestrent. En général, nos jeunes condamnés français sortent des prisons ou des bagnes plus corrompus qu'ils n'y sont entrés ; les condamnés vaudois, au contraire, en sortent meilleurs. Voici sur quelle base logique le gouvernement a fait reposer cette amélioration.
La plus grande partie des crimes a pour cause la misère ; cette misère dans laquelle est tombé l'individu vient de ce que, ne connaissant aucun état, il n'a pu, à l'aide de son travail, se créer une existence au milieu de la société. Le séquestrer de cette société, le retenir emprisonné un temps plus ou moins long et le relâcher au milieu d'elle, ce n'est pas le moyen de le rendre meilleur : c'est le priver de la liberté, et voilà tout. Rejeté au milieu du monde dans la même position qui a causé sa première chute, cette même position en causera naturellement une seconde. Le seul moyen de le lui épargner est donc de le rendre aux hommes qui vivent de leur industrie sur un pied égal au leur, c'est-à-dire avec une industrie et de l'argent.
En conséquence, les maisons pénitentiaires ont pour premier règlement que tout condamné qui ne saurait pas un état en apprendra un à son choix ; et, pour second, que les deux tiers de l'argent que rapportera cet état, pendant la détention du coupable, seront pour lui. Un article, ajouté depuis, complète cette mesure philanthropique. Il autorise les prisonniers à faire passer un tiers de cet argent à leur père ou à leur mère, à leur femme ou à leurs enfants. Ainsi, la chaîne de la nature, violemment brisée pour le condamné par un arrêt juridique, se renoue à des relations nouvelles. L'argent qu'il envoie à sa famille lui prépare au milieu d'elle un retour joyeux. L'intérieur, dont son cœur a tant besoin après en avoir été si longtemps privé, lui est ouvert, puisqu'au lieu d'y revenir flétri, pauvre et nu, le membre absent de cette famille y rentre lavé du crime passé, par la punition même, et assuré de sa vertu à venir par l'argent qu'il possède et l'état qu'il a appris. Plusieurs exemples sont venus à l'appui de cette merveilleuse institution et ont récompensé ses auteurs. Voici des notes copiées sur le registre de la maison, qui attestent ce résultat.
« B..., né en 1807 à Bellerive. - Garçon meunier. - Pauvre. - Il a volé trois mesures de méteil et a été condamné à deux ans de fers. - Son bénéfice, à la fin de son temps, outre les secours envoyés à sa famille, étaient de soixante-dix francs de Suisse (cent francs de France à peu près). Il est sorti, de plus, tisserand très habile. »
Au-dessous de ces lignes, le pasteur du village où retournait B... a écrit de sa main :
« Lors de son retour à Bellerive, ce jeune homme, extrêmement humilié de sa détention, se cachait chez son père et n'osait sortir de la maison. Les jeunes gens du village allèrent le prendre un dimanche chez lui et le conduisirent au milieu d'eux à l'église.
« L..., prévenue de divers vols. - Trois ans de réclusion. - Elle est sortie dans de bonnes dispositions et est allée dans sa commune où, sur les renseignements favorables qui étaient parvenus dans son village, relativement à son excellente conduite pendant sa détention, les jeunes filles sont allées à sa rencontre, et, après l'avoir embrassée, l'ont ramenée au milieu d'elles dans le village. - Son bénéfice, cent treize francs de Suisse (cent quatre-vingt francs de France enrivon). - Fileuse, et sachant lire et écrire.
» D..., condamnée à dix ans de réclusion pour infanticide sans préméditation. - Entrée ne sachant rien. Sortie instruite. - Excellente ouvrière en linge, avec un bénéfice de neuf cents francs de Suisse (mille deux cent cinquante francs de France à peu près). Aujourd'hui gouvernante dans une des meilleures maisons du canton. »
N'y a-t-il pas quelque chose de patriarcal dans ce gouvernement qui instruit le coupable, et dans cette jeunesse qui lui pardonne ? N'est-ce pas la sublime devise fédérale mise en pratique : un pour tous, tous pour un ?
Je pourrais citer cent exemples pareils inscrits sur le registre d'une seule maison pénitentiaire. Que l'on consulte les registres de tous nos bagnes et de toutes nos prisons, et je porte le défi, même à M. Appert, de me citer quatre faits qui balancent moralement ce que je viens de rapporter.
En sortant de la maison pénitentiaire, nous allâmes prendre des glaces. Elles coûtaient trois batz (neuf sous de France) et sont les meilleures que j'ai mangées de ma vie. Je les recommande à tout voyageur qui passera à Lausanne.
Une seconde recommandation gastronomique, que les amateurs ne me pardonneraient pas d'avoir oubliée, est celle de la ferra du lac Léman. Cet excellent poisson ne se trouve que là, et, quoiqu'il ait une grande ressemblance avec le lavaret du lac de Neufchâtel et l'omble chevalier du lac du Bourget, il les surpasse tous deux en finesse. Je ne connais que l'alose de Seine qui lui soit comparable.
Lorsqu'on aura visité la promenade, la cathédrale et la maison d'arrêt de Lausanne ; lorsqu'on aura mangé, au Lion d'or, de la ferra du lac, bu du vin blanc de Vevay, et pris, au café qui se trouve dans la même rue que cette auberge, des glaces à la neige, on n'aura rien de mieux à faire que de louer une voiture et de partir pour Villeneuve. Chemin faisant, on traversera Vevay, où demeurait Claire ; le château de Blonay, qu'habitait le père de Julie ; Clarens, où l'on montre la maison de Jean-Jacques ; et enfin, en arrivant à Chillon, on apercevra à une lieue et demie, sur l'autre rive, les rochers escarpés de la Meilleraie, du sommet desquels Saint-Preux contemplait le lac profond et limpide dans les eaux duquel étaient la mort et le repos.
Chilon, ancienne prison d'état des ducs de Savoie, aujourd'hui l'arsenal du canton de Vaud, fut bâti en 1250. La captivité de Bonnivard l'a tellement rempli de son souvenir, qu'on a oublié jusqu'au nom d'un prisonnier qui s'en échappa en 1798 d'une manière presque miraculeuse. Ce malheureux parvint à faire un trou dans le mur à l'aide d'un clou arraché à la semelle de ses souliers ; mais, sorti de son cachot, il se trouva dans un plus grand, et voilà tout. Il lui fallut alors, à la force du poignet, briser une barre de fer qui fermait une meurtrière de trois ou quatre pouces de large ; la trace de ses souliers, restée sur le talus de cette meurtrière, atteste que les efforts qu'il fut obligé de faire dépassaient presque la puissance humaine. Ses pieds, à l'aide desquels il se roidissait, ont creusé la pierre à la profondeur d'un pouce. Cette meurtrière est la troisième à gauche, en entrant dans le grand cachot.
à l'article de Genève, nous avons parlé de Bonnivard et de Berthelier Le premier avait dit un jour que, pour l'affranchissement de son pays, il donnerait sa liberté, le second répondit qu'il donnerait sa vie. Ce double engagement fut entendu et, lorsque les bourreaux vinrent en réclamer l'accomplissement, ils les trouvèrent prêts tous deux à l'accomplir. Berthelier marcha à l'échafaud. Bonnivard, transporté à Chillon, y trouva une captivité affreuse. Lié par le milieu du corps à une chaîne dont l'autre bout allait rejoindre un anneau de fer scellé dans un pilier, il resta ainsi six ans, n'ayant de liberté que la longueur de cette chaîne, ne pouvant se coucher que là où elle lui permettait de s'étendre, tournant toujours comme une bête fauve autour de son pilier, creusant le pavé avec sa marche forcément régulière, rongé par cette pensée que sa captivité ne servait peut-être en rien à l'affranchissement de son pays, et que Genève et lui étaient voués à des fers éternels. Comment, dans cette longue nuit, que nul jour ne venait interrompre, dont le silence n'était troublé que par le bruit des flots du lac battant les murs du cachot, comment, ô mon Dieu ! la pensée n'a-t-elle pas tué la matière, ou la matière la pensée ? Comment, un matin, le geôlier ne trouva-t-il pas son prisonnier mort ou fou, quand une seule idée, une idée éternelle devait lui briser le cœur et lui dessécher le cerveau ? Et pendant ce temps, pendant six ans, pendant cette éternité, pas un cri, pas une plainte, dirent ses geôliers, excepté sans doute quand le ciel déchaînait l'orage, quand la tempête soulevait les flots, quand la pluie et le vent fouettaient les murs. Car alors, vous seul, ô mon Dieu ! vous pouviez distinguer ses cris et ses sanglots ; et ses geôliers, qui n'avaient pas joui de son désespoir, le retrouvaient le lendemain calme et résigné, car la tempête alors s'était calmée dans son cœur comme dans la nature. Oh ! sans cela, ne se serait-il pas brisé la tête à son pilier ? ne se serait-il pas étranglé avec sa chaîne ? Aurait-il attendu le jour où l'on entra en tumulte dans sa prison, et où cent voix lui dirent à la fois :
- Bonnivard, tu es libre !
- Et Genève ?
- Libre !
Depuis lors, la prison du martyr est devenue un temple, et son pilier un autel. Tout ce qui a un cœur noble et amoureux de la liberté se détourne de sa route et vient prier là où il a souffert. On se fait conduire droit à la colonne où il a été si longtemps enchaîné ; on cherche sur sa surface granitique, où chacun veut inscrire un nom, les caractères qu'il y a gravés. On se courbe vers la dalle creusée pour y trouver la trace de ses pas ; on se cramponne à l'anneau auquel il était attaché, pour éprouver s'il est solidement scellé encore avec son ciment de huit siècles. Toute autre idée se perd dans cette idée : c'est ici qu'il est resté enchaîné six ans... six ans, c'est-à-dire la neuvième partie de la vie d'un homme.
Un soir, c'était en 1816, par une de ces belles nuits qu'on croirait que Dieu a faites pour la Suisse seule, une barque s'avança silencieusement, laissant derrière elle un sillage brillanté par les rayons brisés de la lune. Elle cinglait vers les murs blanchâtres du château de Chillon et toucha au rivage sans secousse, sans bruit, comme un cygne qui aborde. Il en descendit un homme au teint pâle, aux yeux perçants, au front découvert et hautain ; il était enveloppé d'un grand manteau noir qui cachait ses pieds, et cependant on apercevait qu'il boitait légèrement. Il demanda à voir le cachot de Bonnivard. Il y resta seul et longtemps, et, lorsqu'on rentra après lui dans le souterrain, on trouva, sur le pilier même auquel avait été enchaîné le martyr, un nouveau nom : BYRON.

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