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Chapitre LVIII
Reprise et dénouement de l'histoire de l'Anglais qui avait pris un mot pour un autre

Après le déjeuner, je trouvai Francesco, que j'avais dépêché en courrier, et qui m'attendait avec une voiture ; nous partîmes aussitôt, et, sur les huit heures du soir, nous arrivâmes à l'hôtel de la Couronne, à Schaffausen.
Le lendemain, dès que je fus levé, je me mis en quête par la ville. La première chose qui s'offrit à mes regards, sur la place même de l'hôtel, fut une statue représentant un homme de la fin du XVe siècle ayant le poignet droit coupé ; cette circonstance, comme on le devine, éveilla aussitôt ma curiosité. Il était évident que quelque légende devait se rattacher à cette mutilation. Je cherchais des yeux quelqu'un qui pût me mettre au courant de l'histoire particulière de l'individu représenté, lorsque j'avisai le garçon de l'hôtel, debout sur la porte et fumant flegmatiquement dans une pipe d'écume de mer des feuilles d'une herbe quelconque qu'on lui avait vendues pour du tabac. J'allai à lui, pensant que je ne pouvais mieux m'adresser qu'à un voisin, et je lui demandai s'il savait quelle circonstance avait opéré la solution de continuité que j'avais remarquée entre l'avant-bras et la main du personnage dont je désirais connaître la biographie. Mon maître d'hôtel tira gravement sa pipe de sa bouche, étendit la main dans la direction de la statue, et me répondit :
- L'histoire est écrite.
Confiant dans cette indication, je retournai vers le manchot, je le regardai de la tête aux pieds ; mais je n'aperçus pas la moindre ligne calligraphique ; je crus que mon homme avait voulu se moquer de moi, et je revins dans l'intention de lui faire mes remercîments de sa politesse.
- Eh bien, me dit mon homme avec le même calme, avez-vous lu ?
- Comment voulez-vous que je m'y prenne pour cela ? lui répondis-je ; il n'y a rien d'écrit.
- Avez-vous regardé derrière ?
- Non.
- Eh bien, regardez.
Je retournai à la recherche de l'inscription, et, en effet, en tournant autour du piédestal, j'aperçus des lettres à moitié effacées ; heureusement que, lorsque j'eus déchiffré le premier mot, je devinai le reste ; c'était ce vers de Virgile :
Auri sacra fames, quid non mortalia pectora cogis !
C'était une charmante sentence, dont je reconnaissais la vérité, mais qui pouvait s'appliquer à tant de circonstances, qu'elle ne m'apprenait rien de ce que je désirais savoir ; j'eus de nouveau recours à mon homme.
- Eh bien, me dit-il ?
- Eh bien, j'ai lu.
- Alors, vous êtes content ?
- Pas du tout.
- N'avez-vous pas trouvé une inscription ?
- Sans doute ; mais elle ne me dit pas pourquoi votre bonhomme a le poignet coupé.
- Alors, me répondit dédaigneusement le cuisinier, c'est que vous ne savez pas le latin.
Je n'en pus pas tirer autre chose ; de sorte que, bon gré mal gré, il fallut bien me contenter de cette réponse tant soit peu humiliante pour un homme qui sait son Virgile par cœur.
Du reste, comme c'était, au dire du même cicerone, la seule chose qu'il y eût à voir à Schaffausen, je rentrai dans l'hôtel, d'où je comptais repartir aussitôt après mon déjeuner ; le garçon profita de ce moment pour m'apporter le registre de l'auberge afin que je m'y inscrivisse. En jetant machinalement les yeux sur l'avant-dernière page, je reconnus le nom de sir Williams Blundel ; il avait passé à Schaffausen il y avait douze jours. Comme je ne faisais pas grand fonds sur l'intelligence de mon servant, je le priai de dire au maître de l'hôtel de monter à la chambre du Français dont il lui reportait la signature, et qui avait à lui parler. La manière dont sir Williams m'avait quitté à Zurich m'avait laissé quelques inquiétudes : ces caractères timides et concentrés qui renferment tout en eux-mêmes ont des tristesses d'autant plus profondes, qu'elles ressemblent à du calme, et des désespoirs d'autant plus mortels, qu'ils n'ont ni cris ni larmes ; il en résulte que leurs blessures saignent au dedans, et qu'ils étouffent presque toujours d'un épanchement de douleurs. Je désirais donc savoir quel aspect avait mon compagnon de route, ce qu'il avait fait pendant le temps qu'il était resté à Schaffausen, et quelle route il avait suivie en partant.
L'hôte entra ; c'était un gros homme qui devait porter habituellement une face des plus réjouies ; cependant, pour le quart d'heure, il lui avait imposé une expression de douleur officielle qui jurait si énergiquement avec la physionomie que la nature lui avait donnée dans un moment d'hilarité, que j'augurai qu'il allait m'annoncer quelque malheur.
En effet, avant que j'eusse ouvert la bouche :
- Ah ! monsieur, me dit-il, si j'avais su hier votre nom, je me serais empressé de monter près de vous. J'ai à vous rendre une lettre de votre ami.
à ces paroles, mon hôte poussa un gémissement qui tenait le milieu entre un hoquet et un sanglot.
- De quel ami ? dis-je.
- Ah ! monsieur, continua-t-il en décomposant de plus en plus son visage, c'était un bien digne jeune homme, à sa folie près.
- Mais qui donc est fou ? interrompis-je.
- Hélas ! hélas ! continua l'hôte, il est guéri maintenant. La mort est un grand médecin.
- Mais enfin, qui donc est mort ? Parlez.
- Comment ! vous ne savez pas ? me dit l'aubergiste.
- Je ne sais rien, mon cher. Allez donc !
- Vous ne savez pas qu'on n'a pas même retrouvé son corps ?
- Mais le corps de qui, enfin ?
- L'autre, ça m'est bien égal, vous m'entendez : il ne logeait pas ici, il était descendu au Faucon d'or, son corps pouvait s'en aller au diable ; mais celui de ce pauvre monsieur Williams, qui avait l'air d'un jeune...
- Comment ! m'écriai-je, sir Williams est mort ?
- Mort, mon cher monsieur.
- Et comment est-il mort, mon Dieu ?...
- Mort noyé, malgré tout ce que j'ai pu lui dire.
- Mort noyé !
- Hélas ! oui, et voilà la lettre qu'il vous a écrite.
Je tendis machinalement la main et je pris la lettre, mais sans la lire, tant j'étais écrasé sous l'inattendu de cette nouvelle.
- On a eu beau lui répéter que c'était une folie, continua l'aubergiste, bah ! plus on lui a parlé du danger, plus il s'est entêté à la chose.
- Mais enfin, repris-je en revenant à moi, comment ce malheur lui est-il arrivé ? Car il est mort par accident ; il ne s'est pas suicidé, n'est-ce pas ?
- Hum ! hum !... Dieu sait le fond, voyez-vous ; mais, quant à moi, j'ai bien peur qu'il n'ait eu de mauvaises intentions contre lui-même. Voulez-vous que je vous dise, je crois qu'il avait un grand chagrin dans le cœur.
- Vous ne vous trompez pas, mon ami ; mais, enfin, donnez-moi quelques détails. Comment est-il mort ? noyé, dites-vous ? Son bateau a donc chaviré, ou bien est-ce en se baignant ?
- Non, monsieur, rien de tout cela ; imaginez... C'est toute une histoire, voyez-vous.
- Eh bien, racontez-la-moi.
- Vous saurez donc... Pardon, si je m'assieds.
- Faites, faites ; je suis si impatient, que j'oubliais de vous inviter à le faire.
- Eh bien, vous saurez donc, comme j'avais l'honneur de vous le dire, qu'il y a trois semaines à peu près, deux jeunes fashionables anglais vinrent à Schaffausen, et descendirent... je ne sais pourquoi, car, sans amour-propre, la Couronne vaut bien le Faucon ; mais le confrère, c'est un intrigant : croiriez-vous qu'il va attendre les voyageurs à la porte de Constance, et que là...
- Revenons à notre affaire, mon ami ; vous disiez que deux jeunes Anglais étaient descendus au Faucon d'or ; après...?
- Oui, monsieur. à Schaffausen, il n'y a pas grand'chose à voir ; mais, à une lieue, une lieue et demie d'ici, nous avons la fameuse chute du Rhin, dont il n'est pas que vous ayez entendu parler : le fleuve se précipite de soixante et dix pieds de hauteur dans un abîme...
- Bien, mon ami, je sais cela ; retournons à nos Anglais.
- Ils étaient donc venus pour voir la chute ; en conséquence, le matin, ils prirent un guide, quoique ce soit tout à fait inutile de prendre un guide, il y a une grande route de vingt-quatre pieds de large ; mais le propriétaire du Faucon d'or leur avait dit :
« - Milords, il faut prendre un guide !
» Vous comprenez, parce que le guide fait une remise à celui qui lui procure des pratiques. »
- C'est bon, mon ami, je sais à quoi m'en tenir sur l'aubergiste du Faucon d'or, et la preuve, c'est que je suis venu chez vous ; cependant, je dois vous prévenir que, si vous ne me racontez pas l'événement d'une manière plus concise, je serai obligé d'aller demander ce récit à votre confrère.
- Voilà, monsieur, voilà ; cependant, sauf votre respect, permettez-moi de vous dire qu'il ne vous raconterait pas la chose aussi bien que moi, attendu que c'est un bavard qui...
Je me levai avec impatience. L'aubergiste apprécia cette démonstration hostile, me fit signe de la main qu'il arrivait au récit, et continua.
- Nos deux Anglais étaient donc devant la chute du Rhin, au bas du château de Lauffen ; ils regardèrent quelque temps le fleuve, qui se change tout à coup en cascade et se précipite de quatre-vingts pieds. Ils n'avaient pas ouvert la bouche, pas sourcillé de contentement ou de mécontentement, lorsque, tout à coup, le plus jeune dit au plus vieux :
« - Je parie vingt-cinq mille livres sterling que je descends la chute du Rhin dans une barque.
» Le plus vieux laissa tomber la provocation comme s'il n'avait rien entendu, prit son lorgnon, regarda l'eau bouillonnante, descendit quelques pas afin de découvrir l'abîme où elle se précipitait, puis revint près de son camarade, et, avec le même flegme, lui dit tranquillement :
» - Je parie que non.
» Deux heures après, les deux amis revinrent à Schaffausen et se firent servir à dîner comme si de rien n'était.
» Après le dîner, le plus jeune fit monter le maître de l'auberge et lui demanda où il pourrait acheter un bateau.
» Le lendemain, l'aubergiste du Faucon le conduisit dans tous les chantiers ; mais il ne trouva rien qui lui convînt et commanda un bateau neuf. Aux instructions qu'il donna pour sa confection, et à quelques mots qui lui échappèrent, le constructeur devina dans quel but ils demandait ce bateau ; il interrogea à son tour la singulière pratique qui lui arrivait. Sir Arthur Mortimer, c'était le nom du plus jeune Anglais, n'ayant aucun motif pour cacher son projet, lui raconta le pari. Il faut lui rendre justice, Peter fit tout ce qu'il put pour le dissuader ; mais sir Arthur, impatienté, se leva pour aller faire la commande dans un autre chantier ; alors Peter vit que c'était une résolution prise, et que, rien ne pouvant la faire changer, autant valait qu'il en profitât qu'un autre ; il prit le dessin que lui avait fait sir Arthur, et promit le bateau pour le dimanche suivant.
» Le même jour, le bruit se répandit dans les environs qu'un Anglais avait parié de descendre la chute du Rhin ; personne n'y pouvait croire, tant la résolution paraissait folle. Tout le monde allait demander la vérité à Peter, qui répondait en montrant son bateau, qui commençait à prendre tournure. L'Anglais venait voir tous les jours s'il avançait, faisait tranquillement ses observations ; les choses allaient le mieux du monde.
» Sur ces entrefaites, sir Williams Blundel arriva à Schaffausen et descendit chez moi. Il paraissait triste et abattu ; je demandai ses ordres, il balbutia quelques mots que je n'entendis pas ; n'importe, je le fis conduire à la plus belle chambre, celle-ci, au reste, et je lui fis servir un dîner comme il n'aurait pas pu, je vous en réponds, en obtenir un au Faucon d'or. Quand son valet de chambre descendit, je l'interrogeai pour savoir si milord faisait un long séjour à Schaffausen. J'appris alors qu'il partait le lendemain. Aussitôt il me vint une idée, c'était de retenir sir Williams jusqu'au dimanche, et c'était chose facile, il me semblait ; je n'avais qu'à lui dire ce qui devait se passer ce jour-là.
» En conséquence, quand je crus qu'il était au dessert, je montai dans sa chambre ; j'entrai discrètement et sans bruit. Il tenait à la main, contre laquelle il appuyait son front, un lambeau de voile vert, et paraissait absorbé dans une si profonde tristesse, qu'il ne fit pas attention à moi ; je lui fis trois révérences sans pouvoir le tirer de sa rêverie ; enfin, voyant qu'il me fallait joindre la parole à la pantomime, je lui demandai s'il était content de son dîner.
» Ma voix le fit tressaillir ; il leva la tête, m'aperçut devant lui, et aussitôt, cachant le voile dans son habit :
» - Oui, très content, très content, me dit-il.
» Dans ce moment, je m'aperçus qu'il n'avait touché à rien de ce qu'on lui avait servi ; je compris qu'il avait le spleen ; mon désir de le distraire n'en était que plus fort.
» - Le valet de chambre de milord m'a dit que Sa Grâce partait demain ?
» - Oui, c'est mon intention.
» - Milord ne sait peut-être pas ce qui se passe ici ?
» - Non, je ne le sais pas.
» - C'est que, si milord le savait, il resterait sans doute.
» - Que se passe-t-il ?
» - Un pari, milord : un compatriote de Votre Grâce a parié qu'il descendrait la chute du Rhin en bateau.
» - Eh bien, qu'y a-t-il là d'étonnant ?
» - Ce qu'il y a d'étonnant, milord, c'est qu'il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour qu'il périsse.
» - Vous en êtes sûr ? me dit sir Williams en me regardant fixement.
» - J'en suis sûr, milord.
» - Comment nomme-t-on monsieur mon compatriote ?
» - Sir Arthur Mortimer.
» - Où loge-t-il ?
» - à l'auberge du Faucon d'or.
» - Faites-moi conduire chez lui ; je veux lui parler.
» J'eus un instant de frayeur ; je pensai que sir Williams, mécontent du dîner, auquel il n'avait pas touché, voulait changer d'hôtel, et vous concevez que ce n'était pas pour la perte, mais pour l'humiliation ; en conséquence, j'ordonnai au plus intelligent de mes garçons, à celui qui vous a donné tous les renseignements sur la statue à laquelle il manque une main, vous vous rappelez ? »
- Oui, oui.
- Je lui ordonnai donc, comme il parle anglais, de conduire sir Williams à l'hôtel du Faucon d'or, et d'être tout yeux, tout oreilles. Je n'eus pas besoin de lui recommander deux fois la chose ; non seulement il conduisit sir Williams jusqu'à la chambre de sir Arthur, mais encore il écouta à la porte.
« Sir Arthur était en train de dîner ; mais il paraît qu'il avait meilleur appétit que sir Williams, du moins à ce que put juger mon envoyé, d'après le cliquetis des fourchettes. Il reçut son compatriote avec une grande politesse, se leva, lui offrit un siège, et lui proposa de partager son repas. Sir Williams accepta le fauteuil et refusa le dîner. J'appris cette dernière circonstance avec plaisir, attendu qu'elle me prouva que ce n'était point par mépris qu'il n'avait pas touché au mien.
» - Milord, dit sir Williams après un instant de silence, je vous demande pardon de mon indiscrétion, mais je viens d'apprendre d'un honnête aubergiste qui tient l'hôtel de la Couronne que vous avez fait un pari.
» - Cela est vrai, monsieur, répondit sir Arthur.
» Les deux Anglais s'inclinèrent ; car il faut vous dire que mon garçon, qui est très intelligent, quoique vous ayez l'air d'en douter, non seulement écoutait à la porte, mais encore regardait par le trou de la serrure, de sorte qu'aucun détail de la scène ne lui échappa. Je disais donc que les deux Anglais se saluèrent. »
- Très bien, répondis-je ; mais la conversation n'en resta point là, je présume ?
- Ah bien, oui ! Vous allez voir.
« - Ce pari, continua sir Williams, consiste, m'a-t-on dit, à descendre la chute du Rhin dans un bateau.
» - Vous êtes parfaitement informé, monsieur.
» Les deux Anglais se saluèrent de nouveau.
» - Eh bien, milord, dit sir Williams, je viens vous demander à être votre compagnon de voyage.
» - Comme intéressé dans le pari ?
» - Non, milord, comme amateur.
» - Alors, c'est simplement pour le plaisir ?
» - Pour le plaisir, répondit sir Williams.
» Les deux Anglais se saluèrent une troisième fois.
» - Je vous ferai observer, reprit sir Arthur, que le bateau a été commandé par moi seul.
» - Et moi, je vous demanderai la permission, milord de passer chez Peter et de lui transmettre de nouveaux ordres, bien entendu que la construction se fera à frais communs.
» - Parfaitement, monsieur, et si vous voulez attendre que j'aie fini de dîner, nous irons ensemble.
» Sir Williams fit signe qu'il était à la disposition de son compatriote, et Frantz, rassuré sur les craintes que je lui avais fait partager, revint me faire part de la conversation.
» - Vous avez raison, me dit-il, je resterai chez vous jusqu'à dimanche.
» De ce moment, continua mon hôte, sir Williams parut beaucoup plus calme ; il but et mangea comme vous et moi aurions pu faire ; tous les jours, il allait faire sa visite au bateau, qui avançait à vue d'œil. Enfin, le samedi matin, il fut fini et exposé à la porte de Peter, de sorte que personne ne put douter que l'expérience n'eût lieu le lendemain.
» Le soir, sir Williams, après son dîner, demanda du papier, de l'encre et des plumes, et passa la nuit à écrire. Le lendemain matin, qui était le jour du pari, il me fit appeler, me remit deux lettres, l'une pour vous, et c'est celle que je vous ai remise, et l'autre pour miss Jenny Burdett, et celle-là, selon ses instructions, je l'ai fait passer en Angleterre. Puis il régla son compte, me paya le double de la somme portée sur la carte, laissa cent francs pour les domestiques, et se leva pour aller trouver sir Arthur. En ce moment, son valet de chambre et son cocher entrèrent les larmes aux yeux ; ils venaient faire une dernière tentative près de leur maître, car, d'après tout ce qu'on leur avait dit, ils regardaient sa mort comme certaine ; mais sir Williams fut inébranlable. Vainement ils le supplièrent, se jetèrent à ses pieds, embrassèrent ses genoux ; sir Williams les releva, leur mit à chacun dans la main un contrat de rente de cent louis, puis, les embrassant comme s'ils étaient ses frères, il sortit sans vouloir écouter davantage leurs observations.
» Les deux autres Anglais l'attendaient au Faucon d'or, où un déjeuner avait été préparé. Les trois gentlemen se mirent à table ; sir Williams but et mangea de bon appétit et sans affectation : le déjeuner dura deux heures ; au dessert, le compagnon de sir Arthur remplit un verre de vin de Champagne, et, élevant la main :
» - à la perte de mon pari, dit-il ; et puissé-je vous compter ce soir, à cette même table, les vingt-cinq mille livres sterling que j'espère avoir le bonheur de perdre.
» Les deux convives firent raison à ce toast ; puis, s'étant levés de table, ils vinrent sur le balcon.
» La place était encombrée de curieux ; on était venu de Constance, d'Appenzell, de Saint-Gall, d'Aarau, de Zurich et du grand-duché de Bade. à peine parurent-ils sur le balcon, qu'on les accueillit avec de grands cris ; ils saluèrent, puis sir Williams, jetant les yeux sur l'horloge :
» - Milord, dit-il, l'heure va sonner, ne faisons pas attendre les spectateurs.
» Sir Arthur demanda le temps d'allumer son cigare, et, la chose faite, les trois Anglais descendirent.
» Le bateau était amarré à cent pas de Schaffausen, sur la rive gauche du Rhin ; près du bateau, le groom du second Anglais tenait deux chevaux en main, l'un pour son maître, qui devait suivre le bateau, l'autre pour lui, qui devait suivre son maître. Sir Williams et sir Arthur descendirent dans le bateau ; lord Murdey, c'était le nom du troisième Anglais, monta à cheval ; à un signal donné, Peter coupa la corde qui amarrait la barque. Un grand cri s'éleva des deux rives ; elles étaient couvertes de spectateurs ; mais, à peine ceux-ci se furent-ils assurés que le pari tenait, qu'au lieu de suivre la marche du bateau, ils coururent d'avance à la chute du Rhin afin de ne rien perdre du dénoûment de ce drame dont ils venaient de voir l'exposition.
» Quant à sir Williams et à sir Arthur, ils avaient pris le cours du fleuve, et ils descendaient du même train que l'eau, ne s'aidant des rames ni pour avancer ni pour se retenir. Pendant dix minutes, à peu près, leur marche fut si lente, que sir Murdey les suivait au pas de son cheval ; alors on commença d'entendre dans le lointain les rugissements de la cataracte ; sir Arthur appuya une main sur l'épaule de sir Williams, et, étendant l'autre du côté d'où venait le bruit, il lui fit en souriant signe d'écouter. Alors un batelier qui était sur le bord du fleuve leur cria que, s'ils voulaient revenir, il était encore temps, et qu'il se jetterait à la nage pour gagner leur barque et les ramener au rivage. Sir Arthur fouilla dans sa poche, tira sa bourse et la lança de toute sa force au batelier, aux pieds duquel elle tomba ; le batelier la ramassa en secouant la tête. Quant à la barque, elle commençait à éprouver un mouvement plus rapide et qui eût été insensible peut-être si, pour la suivre, lord Murdey n'eût été obligé de mettre son cheval au petit trot.
» Cependant, plus on approchait, plus le bruit de la chute devenait formidable ; à une demi-lieue de l'endroit où elle se précipite, on distingue, au-dessous de l'abîme, un nuage de poussière d'eau qui, repoussé par les rochers, remonte au ciel comme une fumée. à cette vue, sir Williams tira de sa poitrine le voile vert que je lui avais déjà vu entre les mains, et le baisa ; probablement c'était quelque souvenir de sa patrie, de sa mère ou de sa maîtresse. »
- Oui, oui, interrompis-je, je sais ce que c'est ; allez.
- La barque commençait à se ressentir aussi de l'approche de la cataracte. Lord Murdey fut obligé de mettre son cheval au grand trot pour la suivre. Sir Arthur s'était assis et commençait à s'assurer aux banquettes du bateau ; quant à sir Williams, il était resté debout, les bras croisés et les yeux au ciel ; un coup de vent enleva son chapeau, qui tomba dans le fleuve.
« Cependant, la barque avançait avec une rapidité toujours croissante ; lord Murdey, pour la suivre, avait été obligé de mettre son cheval au galop ; quant aux piétons, ceux qui s'étaient laissé rejoindre par elle ne pouvaient plus la suivre. Quelques rochers commençaient déjà à sortir leur tête noire et luisante hors de l'eau, et les aventureux navigateurs passaient, emportés au milieu d'eux comme par le vol d'une flèche ; sir Arthur penchait de temps en temps la tête hors de la barque et regardait la profondeur de l'eau, car il y avait des espaces sans rochers où, par sa rapidité même, l'eau, claire comme une nappe, laissait voir le fond de son lit. Quant à sir Williams, ses yeux ne quittaient pas le ciel.
» à trois cents pas du précipice, la marche de la barque acquit une telle rapidité, que l'on eût cru qu'elle avait des ailes. Si vite que fût le cheval de lord Murdey, et quoiqu'il l'eût lancé dans sa plus forte allure, elle le laissa en arrière comme aurait fait un oiseau. Le bruit de la cataracte était tel qu'il couvrait les cris des spectateurs, et, je vous le dis, ces cris devaient cependant être terribles, car c'était une chose épouvantable à voir que ces deux hommes entraînés vers le gouffre, n'essayant pas de se retenir, et, quand ils l'eussent essayé, ne pouvant pas le faire. Enfin, pendant les trente derniers pas, hommes et bateau ne furent plus qu'une vision ; tout à coup, le Rhin manqua sous eux, la barque, précipitée au milieu de l'écume, rebondit sur un rocher ; l'un des deux passagers fut lancé dans le gouffre, l'autre resta cramponné au bateau et fut emporté avec lui comme une feuille ; avant d'atteindre le bas de la cataracte, on les vit reparaître, tournoyer un instant, et s'engloutir. Presque au même instant, des planches brisées parurent à la surface de l'eau, et, reprenant le courant, furent entraînées par lui vers Kaisersthul. Quant aux corps de sir Williams et de sir Arthur, on n'en entendit jamais reparler, et lord Murdey payera les vingt-cinq mille livres sterling aux héritiers de son partenaire.
» Voilà, mot à mot, comment la chose s'est passée, et il n'y a pas longtemps de cela ; c'était dimanche dernier. »
J'avais écouté ce récit tout haletant d'intérêt, et son dénoûment m'avait anéanti. Je pensais bien, lorsque sir Williams me quitta si brusquement à Zurich, qu'il nourrissait quelque mauvais dessein ; mais je n'aurais pas cru que l'exécution en dût être si tragique et si prompte. Je me reprochais mon voyage dans les Grisons et cette chasse au chamois qui m'avait détourné de ma route. Si j'avais suivi mon premier itinéraire, je serais arrivé à Schaffhausen deux ou trois jours à peine après sir Williams, et je ne doute pas que je l'eusse empêché de tenter la folle entrprise dans laquelle il avait trouvé la mort. Au reste, il était évident que, dans cette circonstance, il n'avait pas eu d'autre but que d'échapper au suicide par un accident, et j'aurais méconnu son intention que sa lettre ne m'eût laissé aucun doute ; elle était simple et triste comme l'homme étrange qui l'avait écrite. La voici :
Mon cher compagnon de voyage,
Si j'ai jamais regretté de vous avoir quitté sans prendre de vous un congé plus amical, c'est à cette heure surtout où ce congé se change en adieu. Je vous ai ouvert mon âme, vous y avez lu comme dans un livre ; j'ai fait passer sous vos yeux toutes mes faiblesses, toutes mes espérances, toutes mes tortures ; Dieu et vous savez seuls qu'il n'y avait de bonheur pour moi sur la terre que dans l'amour et la possession de Jenny ; aussi, lorsque vous avez lu qu'elle appartenait à un autre, et que tout espoir était perdu désormais pour moi, ou vous me connaissez mal, ou vous avez dû deviner à l'instant que je ne survivrais pas à cette nouvelle. En effet, tout fugitif et errant que j'étais, il me restait toujours au fond du cœur cet espoir vague et sourd qui soutient le condamné jusqu'au pied de l'échafaud. Cet espoir illuminait des horizons fantastiques et inconnus comme ceux qu'on découvre dans un rêve, mais il me semblait toujours qu'en marchant dans la vie, je finirais par les atteindre : voilà que tout à coup le mariage de Jenny tire un crêpe entre moi et l'avenir ; voilà que mon soleil s'éteint, que je ne sais plus où je vais, et qu'autour de moi tout est ténèbres et désespoir. Vous voyez bien, mon cher poète, qu'il faut que je meure ; car, que ferais-je d'une vie aussi solitaire et aussi décolorée ?
Mais, croyez-moi bien, cette résolution de mourir n'est point chez moi le résultat d'un paroxysme douloureux et aigu ; je ne me sens de haine ni pour les hommes ni pour les choses, et, loin de maudire le Seigneur de m'avoir fait ainsi incomplet pour la vie, je lui rends grâce d'avoir ouvert au milieu de ma route une porte qui conduise au ciel. Heureux, je ne l'eusse point vue, et j'eusse continué mon chemin ; malheureux, elle m'ouvre la seule voie qui me permette le repos : il faut bien que je cherche l'ombre, puisque mes regards n'ont point la force de se fixer sur le soleil.
Adieu ! Cette lettre fermée, j'écris à Jenny : à elle ma dernière pensée ; elle saura qu'il y avait sous cette enveloppe ridicule dont elle a tant ri, sans doute, un cœur bon et dévoué, capable de mourir pour elle. Peut-être eût-il été plus généreux et plus chrétien de ne point attrister son bonheur de cette nouvelle, toute indifférente qu'elle lui sera sans doute ; mais je n'ai pas eu le courage de la quitter pour toujours en lui laissant son ignorance et en emportant mon secret.
Adieu donc encore une fois. Si jamais vous allez en Angleterre, faites-vous présenter chez elle ; dites-lui que vous m'avez connu ; dites-lui que, sans qu'elle le sût, je lui avais juré de mourir le jour où je perdrais l'espoir de la posséder, et que, le jour où j'ai perdu cet espoir, je lui ai tenu parole.
Adieu, pensez quelquefois à moi, et ne riez pas trop à ce souvenir.
La recommandation était inutile ; deux grosses larmes coulaient de mes yeux et tombèrent sur la terre.
En effet, qui eût osé rire en face d'une pauvre organisation humaine si faible pour la vie et si forte pour la mort. Il y avait pour moi, dans cette existence solitaire et incomprise, quelque chose de tendre et de touchant, un long martyre moral qui avait une auréole plus religieuse et plus sainte que toutes les douleurs physiques, et une humilité qui, en se courbant, devenait plus grande que l'orgueil.
Je résolus de consacrer le reste de la journée à la mémoire de sir Williams. Je réglai mes comptes avec l'hôte, je chargeai Francesco du soin de faire transporter mon porte-manteau jusqu'au château de Lauffen ; je pris mon bâton ferré, et je sortis de Schaffausen seul avec mes pensées, suivant lentement le bord du Rhin, aujourd'hui si solitaire et si silencieux, et, il y avait quelques jours, si peuplé et si bruyant pour regarder deux hommes qui allaient mourir.
J'arrivai bientôt à l'endroit où le bateau avait été amarré ; je reconnus le pieu fiché en terre et le bout de corde flottant dans l'eau ; j'arrachai un échalas d'une vigne et je le jetai dans le fleuve pour voir quel était son cours. Ainsi que me l'avait dit l'aubergiste, il était peu rapide en cet endroit, où rien ne fait présager encore le voisinage de la cataracte. Je continuai mon chemin.
Au bout d'un autre quart d'heure de marche, je commençai à entendre un bruissement sourd et continu. Si je n'avais pas su l'existence d'une grande chute d'eau à trois quarts de lieue de l'endroit où je me trouvais, j'aurais cru à un orage lointain. Je continuai d'avancer, et, à mesure que j'avançais, le bruit devenait plus fort ; ce bruit, qui dans toute autre circonstance ne m'eût inspiré que de la curiosité, éveillait en moi une véritable terreur. En ce moment, un coup de vent emporta, d'un arbre qui s'élevait au bord de la route, quelques feuilles jaunies par l'automne ; elles allèrent tomber sur le fleuve, dont le courant les emporta, aussi rapide et aussi insoucieux qu'il avait emporté ces deux hommes.
Bientôt j'aperçus le nuage de poussière humide produit par le rejaillissement de la cascade ; le cours du Rhin devenait de plus en plus rapide ; quelques rochers aux formes bizarres sortaient leurs têtes du fleuve comme des caïmans endormis ; l'eau préludait, en se brisant contre eux, à la chute immense qu'elle allait faire. De place en place, de belles nappes unies comme une glace et d'un vert d'émeraude laissaient voir jusqu'au sable du fleuve d'une manière si transparente, qu'on aurait pu compter les cailloux dont il était semé ; enfin, j'arrivai à l'endroit où tout à coup, le lit manquant au fleuve, il se précipite, en une seule masse de vingt pieds d'épaisseur et dans une largeur de trois cents, au fond d'un abîme de soixante-et-dix.
Ou j'ai bien mal exprimé l'intérêt que m'avait inspiré sir Williams, ou l'on doit se faire une idée de ce que j'éprouvai à cet aspect. La chute de cette cataracte immense, qui, en toute autre occasion, n'eût produit sur moi qu'un effet de curiosité, me causait alors une profonde terreur ; il me semblait que le terrain sur lequel j'étais devenait tout à coup mobile, je me sentais entraîné par ce courant furieux, j'approchais de la chute, j'entendais les rugissements du gouffre, je voyais son haleine, j'étais aspiré par la cataracte, le fleuve manquait sous mes pieds, je roulais d'abîme en abîme, sans haleine, sans voix, étouffé, rompu, brisé. On fait des rêves pareils quelquefois, puis on se réveille au moment où l'on croit mourir : on reprend ses esprits, on se tâte, et l'on rit, convaincu qu'il est impossible que l'on coure jamais un pareil danger. Eh bien, ce danger fantastique, deux hommes l'avaient couru ; ces angoisses horribles, deux hommes les avaient souffertes ; ils s'étaient sentis entraînés, précipités, dévorés ; ils avaient roulé de rocher en rocher, étouffés, rompus, brisés, et ne s'étaient pas réveillés au moment de mourir.
Je restai comme enchaîné à la partie supérieure de la cascade, quoique ce fût la moins belle ; mais ce n'était pas sa beauté que je cherchais : de quelque point que je l'examinasse, à travers la magie de l'aspect m'apparaissait la terreur du souvenir. Je descendis enfin, importuné par un homme qui, ne comprenant rien à mon immobilité, s'efforçait de m'expliquer en mauvais français que j'avais mal choisi mon point de vue, et que c'était en bas que la chute était belle. Je le suivis machinalement, étourdi par les rugissements de la cataracte et glissant sur les escaliers humides où son eau retombe en poussière. Enfin, après avoir descendu dix minutes, à peu près, nous trouvâmes une construction en planches qu'on appelle le Fischetz ; elle conduit si près de la cataracte, qu'en levant la tête on la voit se précipiter sur soi, et qu'en étendant le bras on la touche avec la main.
C'est de cette galerie tremblante, que le Rhin est véritablement terrible de puissance et de beauté : là, les comparaisons manquent ; ce n'est plus le retentissement du canon, ce n'est plus la fureur du lion, ce ne sont plus les gémissements du tonnerre ; c'est quelque chose comme le chaos, ce sont les cataractes du ciel s'ouvrant à l'ordre de Dieu pour le déluge universel ; une masse incommensurable, indescriptible, enfin, qui vous oppresse, vous épouvante, vous anéantit, quoique vous sachiez qu'il n'y a pas de danger qu'elle vous atteigne.
Ce fut cependant sur cette galerie, que l'idée vint à sir Arthur de descendre la chute du Rhin en bateau, et ce fut en la quittant, qu'il proposa le pari mortel qu'accepta lord Murdey : c'est, je l'avoue, à n'y rien comprendre.
Après avoir vu la chute du Rhin du château de Lauffen, c'est-à-dire de la partie supérieure, et ensuite du Fischetz, c'est-à-dire de la partie inférieure, je voulus la voir encore du milieu de son cours ; à cet effet, je descendis le long de sa rive pendant une centaine de pas environ, puis, dans une espèce de petite anse, je trouvai une douzaine de bateaux qui attendent les voyageurs pour les passer à l'autre bord. Je sautai dans l'un d'eux, Francesco me suivit avec mon portemanteau, et j'ordonnai alors au patron de me conduire au milieu du fleuve. Quoique déjà à cent pas de sa chute, il est encore aussi ému et aussi agité que l'est la mer dans un gros temps ; cependant, arrivés au centre de l'immense nappe d'eau, nous trouvâmes le milieu moins agité : c'est que la cataracte est partagée par un rocher, aux flancs duquel poussent des mousses, des lierres et des arbres, et que surmonte une espèce de girouette représentant Guillaume Tell, et que ce rocher brise l'eau qui s'écarte en bouillonnant à la base, mais laisse derrière lui toute une ligne calme et nue, si on la compare surtout au bouillonnement des deux bras qui l'enveloppent. Je demandai alors à mon batelier si, profitant de cette espèce de remous, nous pourrions remonter jusqu'au rocher ; il nous répondit que, sans être dangereuse, la chose était cependant assez difficile, à cause du clapotement des vagues, qui rejetait toujours la barque dans l'un ou l'autre courant ; mais que si, cependant, je voulais lui donner cinq francs, il le tenterait. Je répondis en lui mettant dans la main ce qu'il demandait, et il se mit à ramer vers la cataracte.
Ainsi qu'il m'en avait prévenu, nous eûmes quelques difficultés à surmonter les vagues ; mais, grâce à son habileté, le batelier se maintint dans la bonne voie. Plus nous approchions du rocher, plus le fleuve, bouillonnant à notre droite et à notre gauche, se calmait sous notre bateau. Enfin nous arrivâmes à un endroit assez calme et où il fut plus facile à notre pilote de se maintenir. Placés où nous étions, au milieu même de son cours, tout couverts de son écume et de sa poussière, la cataracte était admirable ; le soleil, prêt à se coucher, teignait la partie supérieure de la chute d'une riche couleur rose, tandis qu'un arc-en-ciel enflammait la vapeur qui s'élevait de l'abîme et qui, comme je l'ai dit, rejaillissait à plus de deux cents pieds de haut. Je restai ainsi près d'une demi-heure en extase ; puis enfin le batelier me demanda où je comptais aller coucher ; je lui répondis que je comptais coucher sur la grande route, et qu'à cet effet j'allais m'enquérir d'une voiture à Neuhausen ou à Altembourg, attendu que, n'ayant pas grand'chose à voir, je comptais mettre à profit la nuit et me retrouver en me réveillant à une dizaine de lieues de Schaffausen.
- S'il ne faut qu'un moyen de transport à monsieur, me dit le batelier, et si une barque lui semblait un aussi bon lit qu'une voiture, il n'aura pas besoin d'aller à Neuhausen ni à Altembourg pour trouver ce qu'il lui faut ; je n'ai qu'à lever mes deux avirons, et nous partirons aussi vite que si nous étions emportés par les deux meilleurs chevaux du duché de Bade.
La proposition était si tentante, que je trouvai la chose on ne peut mieux pensée. Nous fîmes prix à dix francs, payables à Kaisersthul. à peine le marché fut-il arrêté, que le batelier cessa de s'opposer à la rapidité du courant, et que, ainsi qu'il me l'avait promis, la petite barque, légère comme une hirondelle, s'éloigna de la chute avec une rapidité qui, pendant quelques secondes, nous ôta la respiration.
Pendant dix minutes à peu près, nous pûmes encore embrasser tout l'ensemble de la cascade, moins grande, au reste, de loin que de près, attendu que de près la chute même borne l'horizon, tandis que de loin elle n'est plus que l'ornement principal du tableau, et que ses accompagnements sont pauvres et mesquins : le château de Lauffen est peu pittoresque, son architecture lourde pèse sur la cascade, le village de Neuhausen est insignifiant, pour ne rien dire de plus ; enfin, les vignes qui entourent ses deux fabriques ne contribuent pas peu à leur donner un aspect bourgeois des plus anti-poétiques. Il faudrait, pour faire un digne cadre à cette magnifique cataracte, les pins de l'Italie, les peupliers de la Hollande, ou les beaux chênes de notre Bretagne.
Au premier coude que fit le fleuve, je perdis tout cela de vue ; mais longtemps encore j'entendis le mugissement de la cascade, et j'aperçus, par delà des bouquets d'arbres qui bordent les sinuosités du Rhin, la poussière blanche qui forme au-dessus de la cataracte un nuage éternel. Enfin, la distance amortit ce bruit, les ténèbres me dérobèrent la vapeur, et je commençai à songer aux moyens de passer dans mon bateau la moins mauvaise nuit possible. Il s'élevait du fleuve une humidité pénétrante, un vent frais courait à sa surface, et, pour me garantir de ce double inconvénient, je n'avais qu'une blouse de toile écrue et un pantalon de coutil blanc. Je tâchai d'y remédier en me couchant au fond du bateau ; je me fis un traversin de ma valise, je fourrai mes mains dans mes poches, et, grâce à ces précautions, je parvins à réagir assez victorieusement contre la fraîche haleine de la nuit. Du reste, nous allions toujours un train fort convenable ; sur les deux rives, je voyais fuir les arbres, les vignes et les maisons ; cette fuite finit par produire sur mon esprit l'effet d'une valse trop prolongée. La tête me tourna, je fermai les yeux, et, bercé par le courant de l'eau, je finis par tomber dans une espèce de somnolence qui n'était plus la veille et n'était pas encore le sommeil. Tout endormi que j'étais, je me sentais vivre, un refroidissement général me gagnait, je comprenais que j'aurais eu besoin de secouer cet engourdissement et de me réchauffer par la pensée ; mais je n'en avais pas le courage, et je me laissais aller à cette douloureuse léthargie. De temps en temps, je me sentais emporté plus rapidement, j'entendais un bruit plus fort et plus effrayant, je soulevais ma tête appesantie, et je me voyais emporté comme une flèche sous une arche de pont contre laquelle le fleuve écumant venait se briser. Alors j'éprouvais un vague instinct du danger, un frisson courait par tout mon corps, mais cependant la terreur n'était point assez forte pour me réveiller ; je continuais mon cauchemar, et je sentais que, de minute en minute, mes membres s'engourdissaient davantage, et que l'espèce de rêve même qui agitait mon cerveau était près de s'effacer et de s'éteindre.
Enfin, j'arrivai à un assoupissement complet, grâce auquel, si j'étais tombé à l'eau, je me serais certainement noyé sans m'en apercevoir et en croyant continuer mon rêve. Je ne sais combien de temps dura cette léthargie ; je sentis que l'on faisait ce qu'on pouvait pour m'en tirer ; j'aidai de mon mieux les efforts de Francesco et du batelier. Grâce à ce concours de bonne volonté de ma part et d'efforts de la leur, je passai heureusement de la barque à bord, je me vis entrer dans un château fort, puis je me trouvai dans un lit bien chaud où je me dégourdis peu à peu. Alors je pus demander dans quelle partie du monde j'avais abordé, et j'appris indifféremment que j'habitais le château Rouge, et que, moyennant rétribution, j'y recevais l'hospitalité du grand-duc de Bade.

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