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Chapitre LIV
Constance

Depuis longtemps, ce nom résonnait mélodieusement à mon oreille. Depuis longtemps, lorsque je pensais à cette ville, je fermais les yeux et je la voyais à ma fantaisie : il y a de ces choses et de ces lieux dont on se fait d'avance, sur leur nom plus ou moins sonore, une idée arrêtée. Alors, vous voyez, si c'est une femme, passer dans vos rêves une péri svelte, gracieuse, aérienne, aux cheveux flottants, aux vêtements diaphanes ; vous lui parlez, et sa voix est consolante. Si c'est une ville, vous voyez à l'horizon s'amasser des maisons aux pignons dentelés, s'élever des palais aux frêles colonnades, s'élancer des cathédrales aux hardis clochers ; vous marchez vers l'œuvre fantastique, vous atteignez ses murailles, vous entrez dans ses rues, vous visitez ses monuments, vous vous asseyez sur ses tombes. Vous sentez circuler cette population qui est le sang de vos veines ; vous entendez ce grand murmure qui est le battement de son cœur. à force de les voir ainsi dans vos songes, vierge et cité finissent par devenir pour votre esprit des réalités. Un beau jour, vous quittez votre ville natale, les hommes qui vous serrent la main, la femme qui vous presse sur son cœur, pour aller voir Constance ou la Guaccioli. Tout le long de la route, votre front est radieux, votre cœur est en fête, votre âme chante ; puis, enfin, vous arrivez devant votre déesse, vous entrez dans votre ville, une voix vous dit : « La voilà ! » Et vous, tout étonné, vous répondez : « Mais où donc est-elle ? » C'est que chaque homme a sa double vue, ses yeux du corps et ses yeux de l'âme ; c'est que l'imagination, cette fille de Dieu, voit toujours au-delà de la réalité, cette fille de la terre.
Enfin, force me fut de croire que j'étais à Constance. C'était bien, du reste, le beau lac calme et transparent où la ville se mire ; c'étaient bien, à sa gauche, ses riches plaines bordées de villages. L'œuvre de la nature s'offrait à ma vue aussi large et aussi belle que je l'avais vue dans mes songes d'or. Il n'y avait que l'œuvre des hommes qu'un méchant enchanteur avait touchée de sa baguette, et qui s'était écroulée.
Alors, en voyant cette ville moderne si pauvre, si solitaire et si triste, je voulus du moins fouiller sa tombe et retrouver quelques-uns des ossements de la vieille ville. Je demandai qu'on me fît visiter cette basilique où le pape Martin V a été élu, qu'on me montrât ce palais où l'empereur Sigismond avait tenu sa cour romaine. On me conduisit à une petite église sous l'invocation de saint Conrad, on me fit voir un grand bâtiment appelé la douane : c'était là la basilique, c'était là le palais.
Il y avait dans l'église un beau Calvaire peint par Holbein, deux petites statues d'argent représentant saint Conrad et saint Pylade, chacun de ces saints ayant une armoire pratiquée au milieu de la poitrine et dans laquelle le sacristain enferme leurs propres reliques ; enfin, dans une petite châsse en argent, on me fit voir les ossements de sainte Candide et de sainte Floride, toutes deux martyres.
Il y avait dans la douane, sous un dais qui n'a point été renouvelé depuis 1413, deux fauteuils que reléguerait dans son garde-meuble un rentier du Marais. Et cependant, s'il faut en croire maître Joe Kastell, le cicerone de céans, c'est sur ces deux sièges, décorés du nom de trônes, que s'assirent
... ces deux moitiés de Dieu, le pape et l'empereur.
En face, et sur une estrade, des espèces de figures de cire, remuant les yeux, les bras et les jambes, sont censées représenter Jean Hus, Jérôme de Prague, son ami, et le dominicain Jean-Célestin, leur accusateur.
Du reste, et comme on le sait, l'œuvre la plus importante de ce concile, qui dura quatre ans et qui réunit à Constance une si grande quantité de princes et de cardinaux, de chevaliers et de prêtres, que, dit naïvement une chronique manuscrite, on fut obligé de porter le nombre des courtisanes à deux mille sept cent quatre-vingt-huit, fut le jugement et le supplice de Jean Hus, recteur de l'Université et prédicateur de la cour de Prague.
Le grand nombre de disciples qui s'étaient ralliés à cette nouvelle doctrine inquiéta le chef de la religion chrétienne : un aussi hardi docteur faisait pressentir la séparation qui allait briser l'unité de l'église. Jean Hus annonçait Luther.
Il reçut donc l'invitation de se rendre à Constance pour se justifier de son hérésie devant le concile. Il ne refusa point d'obéir, mais il demanda un sauf-conduit, et cette lettre de l'empereur Sigismond, conservée dans les pièces de la procédure, lui fut octroyée comme gage de sûreté. C'était, du reste, ce même empereur Sigismond qui avait fui à Nicopolis, entraînant avec lui ses soixante mille Hongrois, et laissant Jean de Nevers et ses huit cents chevaliers français attaquer Bajazet et ses cent quatre-vingt-dix mille hommes. Voici la lettre :
Nous, Sigismond, par la grâce de Dieu empereur romain, toujours auguste, roi de Hongrie, de Dalmatie, de Croatie, savoir faisons à tous princes ecclésiastiques, séculiers, ducs, margraves, comtes, barons, nobles, chevaliers, chefs, gouverneurs, magistrats, préfets, baillis, douaniers, receveurs et tous fonctionnaires des villes, bourgs, villages et frontières, à toutes communautés et à leurs préposés, ainsi qu'à tous nos fidèles sujets qui verront le présent :
Vénérables sérénissimes, nobles et chers fidèles,
L'honorable maître Jean Hus, de Bouhême, bachelier de la Sainte écriture et maître ès arts, porteur du présent, partant ces jours prochains pour le concile général qui aura lieu dans la ville de Constance, nous l'avons reçu et admis en notre protection et celle du Saint-Empire. Nous le recommandons à vous tous ensemble, et à chacun à part avec plaisir, et vous enjoignons d'accueillir volontiers et de traiter favorablement ledit maître Hus s'il se présente auprès de vous, et de lui donner aide et protection de bonne volonté en tout ce qui peut lui être utile pour favoriser son voyage, tant par terre que par eau.
En outre, c'est notre volonté que vous laissiez passer, demeurer et repasser librement et sans obstacle, lui, ses domestiques, chevaux, chars, bagages et tous autres effets quelconques à lui appartenant, en tous passages, portes, ponts, territoires, seigneuries, bailliages, juridictions, villes, bourgs, châteaux, villages et tous vos autres lieux, sans faire payer d'impôts, droit de chaussée, péages, tributs ou quelque autre charge que ce soit. Enfin de donner escorte de sûreté à lui et aux siens, s'il en est besoin.
Le tout en l'honneur de notre Majesté impériale.
Donné à Spire, le 9 octobre 1414, l'an 33 de notre règne hongrois et l'an 5 de notre règne romain.
Jean Hus, muni de ce sauf-conduit, arriva à Constance le 3 novembre, comparut devant le concile le 28 du même mois, fut mis en prison au couvent des dominicains le samedi 26 juillet 1415, et n'en sortit que pour marcher à la mort. Le bûcher s'élevait à un quart de lieue de Constance, dans un endroit nommé le Brull. Jean Hus y monta tranquillement, et se mit à genoux dessus. Sommé une dernière fois d'abjurer sa doctrine, il répondit qu'il aimait mieux mourir que d'être perfide envers son Dieu, comme l'empereur Sigismond l'était avec lui. Puis, voyant que le bourreau s'approchait pour mettre le feu, il s'écria trois fois : « Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, qui avez souffert pour nous, ayez pitié de moi ! » Enfin, lorsqu'il fut entièrement caché par les flammes, on entendit ces dernières paroles du martyr : « Je remets mon âme entre les mains de mon Dieu et de mon Sauveur. »
Cette exécution fut suivie de celle de Jérôme de Prague, son disciple et son défenseur. Conduit au bûcher le 3 mai 1417, il marcha au supplice comme il serait allé à une fête. Le bourreau, selon la coutume, voulut allumer le bûcher par derrière, mais Jérôme lui dit :
- Viens çà, maître, et allume le feu en face de moi. Car si j'avais craint le feu, je ne serais pas ici.
Deux mois après leur mort, Jean XXIII trépassa à son tour, et, d'accusateur qu'il avait été devant les hommes, devint accusé devant Dieu.
Maintenant, voulez-vous savoir ce qu'il advint lorsque le concile fut terminée et que cette cour romaine, cette suite pontificale, ces comtes de l'Empire, ces barons et ces chevaliers que vous avez vus l'autre jour à l'Opéra couverts d'or et de diamants, voulurent quitter Constance ? Pas autre chose que ce qui arrive parfois à un pauvre étudiant chez un restaurateur de la rue de la Harpe. Ni le pape ni l'empereur, ni Martin ni Sigismond ne purent payer la carte que leur apportèrent respectueusement les bourgeois de la ville. Ce que voyant les susdits bourgeois, ils s'emparèrent, respectueusement toujours, de la vaisselle d'argent de l'empereur, des vases sacrés du pape, des armures des comtes, des hardes des barons, des harnais des chevaliers.
Vous devinez que la désolation fut grande parmi la noble assemblée ; Sigismond se chargea de tout arranger. à cet effet, il rassembla les magistrats et les bourgeois de la ville de Constance dans le bâtiment de la douane, où s'était tenu le concile, monta à la tribune, et dit qu'il répondait des dettes de tout le monde. Les bourgeois de la ville répliquèrent que c'était très bien, qu'il ne restait plus qu'à trouver quelqu'un qui répondit du répondant. L'empereur fit alors apporter des ballots de draps, de soie, de damas et de velours, des housses, des rideaux et des coussins brodés d'or, les fit estimer par des experts, les déposa à la douane, s'engageant à les dégager dans l'année ; et, pour plus grande sûreté de la dette comme preuve qu'il la reconnaissait, il fit apposer ses armes sur les caisses qui les renfermaient. Les bourgeois laissèrent sortir leurs royaux débiteurs.
Un an s'écoula sans qu'on entendît parler de l'empereur Sigismond ; au bout de cette année, on voulut vendre les objets restés en gage. Mais alors deéfense fut faite, de par Sa Majesté, de procéder à cette vente, attendu que les armes apposées sur les ballots en faisaient la propriété de l'Empire, non celle de l'empereur. Il y a aujourd'hui quatre cent dix-sept ans que cette signification fut faite.
Le bourgeois de Constance espèrent que M. Duponchel, à la centième représentation de La Juive, dégagera les effets de l'empereur Sigismond.

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