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Chapitre LII
Un coup de tonnerre

- Si nous étions au sommet du moindre monticule, au lieu d'être enterrés dans cette fosse, me dit le capitaine, je vous montrerais le Sentis : vous le reconnaîtrez facilement, au reste, car c'est le plus haut des trois pics qui s'élèvent au nord-ouest, à quelques lieues, derrière le lac de Wallenstadt ; sa plus grande hauteur est de sept mille sept cent vingt pieds au-dessus du niveau de la mer ; il sépare le canton de Saint-Gall de celui d'Appenzell, et, au nord et à l'est, demeure éternellement couvert de neiges et de glaciers.
» Chargé par la république de faire des observations météorologiques sur les différentes montagnes de la Suisse, le 29 juin dernier, à trois heures du matin, je partis d'Alt-Saint-Johann avec dix hommes et mon domestique pour aller planter mon signal sur le pic le plus élevé du Sentis. Ces dix hommes portaient mes vivres, ma tente, ma pelisse, mes couvertures et mes instruments, parmi lesquels mon domestique et moi nous nous étions réservé les plus précieux. Mes guides, habitués à franchir tous les jours la montagne pour se rendre de Saint-Gall dans l'Appenzell, m'avaient assuré, en nous mettant en chemin, que l'ascension ne nous offrirait aucune difficulté ; nous marchions donc en toute confiance, lorsque nous nous aperçûmes, au tiers de notre route à peu près, que de nouvelles neiges tombées depuis quelques jours couvraient entièrement les sentiers frayés, de sorte qu'il fallait avancer au hasard. Nous nous aventurâmes sur ces pentes solitaires et glissantes, et, dès les premiers pas que nous y fîmes, nous devinâmes les dangers et les fatigues réservés à notre voyage. En effet, après une demi-heure de marche, à peu près, nous trouvâmes que la neige se glaçait de plus en plus, et il nous fallut l'enfoncer pour continuer notre route ; ce travail indispensable, non seulement dévorait tout notre temps, mais encore nous exposait sans cesse et de plus en plus ; car, sous ce tapis inconnu, sans vestiges, étendu sur la montagne ainsi qu'un linceul, comment deviner les torrents et les précipices ? Cependant, Dieu nous protégea ; après sept heures d'une marche cruelle, nous atteignîmes le plateau de la montagne. J'ordonnai aussitôt à mes hommes d'allumer un grand feu, de tirer les vivres des paniers, et de ranimer leurs forces. Vous comprenez qu'ils ne se firent pas prier pour m'obéir ; quant à moi, je pris un verre de vin à peine, et, inquiet de la place où je pourrais établir mon camp, je cherchai un endroit propice à mes observations. Je ne tardai pas à la trouver ; j'en marquai le centre avec mon bâton ferré, et je revins près de mes hommes : ils avaient fini leur repas. Nous retournâmes ensemble à la place marquée ; je leur fis enlever la neige sur une circonférence de trente-cinq à quarante pieds ; je déployai ma machine, j'accomplis mon installation, et, tranquille désormais sur mon logement, je congédiai mes dix hommes, qui retournèrent à Alt-Saint-Johann, et je restai seul avec Pierre Gobat, mon domestique : c'était un brave homme qui me servait depuis trois ans et m'était si dévoué, que je pouvais compter sur lui en toute circonstance.
» Vers le soir, nous vîmes s'amonceler autour de nous un brouillard épais et froid, si compact qu'il bornait notre vue à un rayon de vingt-cinq ou trente pieds. Il dura deux jours et deux nuits, nous occasionnant un état de malaise dont vous ne pouvez vous faire aucune idée, les brumes des montagnes et de l'Océan étant pires que la pluie ; car la pluie ne peut traverser la toile d'une tente, tandis que ces brumes pénètrent partout, vous glacent jusqu'au cœur, et jettent sur les objets un voile triste et sombre qui s'étend bientôt jusqu'à l'âme.
» Pendant la troisième nuit, inquiet de l'obstination de ce brouillard, je me levai plusieurs fois pour examiner le ciel ; enfin, vers les trois heures du matin, il me sembla voir scintiller quelques étoiles. Je restai debout pour m'en assurer : bientôt une lueur blanche apparut à l'orient, une main invisible tira le rideau de vapeurs qui m'enveloppait, mon horizon s'étendit, et le soleil se leva sur une chaîne de glaciers qui semblaient perdus dans ses rayons. Le ciel resta ainsi pur et dégagé jusqu'à dix heures du matin ; mais alors les nuages commencèrent à m'entourer de nouveau ; toute la journée, je me retrouvai plongé dans ce chaos de brouillards. Aussitôt le coucher du soleil, les vapeurs se dissipèrent de nouveau, j'eus un instant de crépuscule magnifique ; mais, presque aussitôt, la nuit s'empara de l'espace, et je me couchai, espérant pour le lendemain une plus belle et plus complète journée.
» Je me trompais : ce singulier phénomène se renouvela tous les matins pendant un mois ; pendant un mois, j'eus le courage de rester ainsi, n'ayant que le sommeil pour refuge contre l'ennui et pour consolation contre l'isolement. Enfin, le 4 juillet au soir, il tomba une pluie diluvienne, et le froid et le vent s'augmentèrent à un tel point, que nous ne pûmes dormir, et que Gobat et moi passâmes la nuit à assurer notre tente par de nouvelles cordes enroulées aux pieux qui la maintenaient. à quatre heures du matin, la montagne s'entoura de brouillards qui, malgré le vent, restèrent condensés autour de nous ; de temps en temps, à l'ombre qu'ils jetaient en passant, nous devinions que des nuages sombres passaient au-dessus de nos têtes ; mais nous jugions par cette ombre même que la bise les emportait si rapidement, qu'ils n'auraient sans doute pas le temps de se former en orage.
» Cependant, de plus épaisses masses, s'avançant vers l'est, vinrent à leur tour, mais lentement et marchant contre le vent, poussées par un courant supérieur. Arrivées au-dessus du Sentis, elles parurent s'arrêter ; la pluie perça notre brume et le tonnerre commença de gronder dans le lointain ; bientôt, les sifflements du vent se mêlèrent aux éclats de la foudre, et tout annonça qu'une fête terrible allait être donnée par le ciel à la terre. Tout à coup, la pluie se changea en grêle, et cette grêle tomba en telle abondance, qu'elle couvrit en dix minutes tout le sommet de la montagne d'une couche de grêlons gros comme des pois et ayant près de deux pouces d'épaisseur. Je reconnus tous les symptômes d'un orage furieux ; je me réfugiai avec mon domestique dans ma tente, et j'en fermai toutes les issues pour que l'ouragan n'eût aucune prise sur elle. Un instant, il se fit un profond silence, et Gobat, croyant que l'orage était passé, voulut se lever pour aller rouvrir la porte ; je le retins : je sentais que ce calme n'était qu'un temps de repos ; la nature haletante respirait un instant, mais pour recommencer la lutte. En effet, à huit heures du matin, le tonnerre gronda de nouveau, plus rapproché et plus violent, et se fit entendre ainsi sans interruption jusqu'à six heures du soir.
En ce moment, lassé de la réclusion à laquelle la tempête m'avait condamné pendant dix heures, je sortis pour examiner le ciel ; il me parut un peu plus tranquille ; alors je pris une sonde de fer, et j'allai à quelques pas de notre tente mesurer la profondeur de la neige ; elle avait diminué de trois pieds dix pouces depuis le 1er juillet. à peine avais-je pris cette mesure, que la foudre éclata au-dessus de ma tête ; je jetai loin de moi l'instrument de fer qui me valait cette reprise d'hostilités, je me réfugiai dans la tente, où je trouvai Gobat à genoux près de notre dîner, qu'il avait préparé, mais auquel le dernier coup de tonnerre avait ôté l'appétit. Il me demanda, moitié par signes, moitié verbalement, si je voulais manger ; mais, comme je n'étais pas moi-même sans inquiétude, je lui répondis que je n'avais pas faim, et me couchai sur une planche qui interceptait toujours tant soit peu l'humidité et le froid de la terre. Alors Gobat se rapprocha de moi et s'étendit à mes côtés. En ce moment, nous fûmes plongés tout à coup dans une obscurité pareille à la nuit ; un nuage épais et noir comme une fumée enveloppait le Sentis ; la pluie et la grêle tombèrent par torrents, le vent gémit et siffla, mille éclairs se croisèrent comme les fusées d'un feu d'artifice ; il faisait clair comme au milieu d'un incendie. Nous voulions nous parler, mais nous pouvions à peine nous entendre, car la foudre, heurtant ses éclats contre eux-mêmes, allait répercuter tous les coups dans les flancs de la montagne, qui, au milieu de ce fracas horrible et de ce chaos infernal, semblait parfois tressaillir sur sa base. Je compris alors que nous étions dans le cercle de l'orage même ; nous l'entendions rugir, et nous le voyions flamboyer tout autour de nous ; enfin, sa violence devint telle, que Gobat, effrayé, me demanda si nous ne courions pas danger de mort. J'essayai de le rassurer en lui racontant que la même chose qui nous arrivait était arrivée à MM. Biot et Arago pendant leurs observations sur les Pyrénées ; la foudre était même tombée sur leur tente, mais avait glissé sur la toile, et s'était éloignée d'eux sans les toucher. J'achevais à peine ce récit, qu'un coup terrible éclata ; il me sembla que notre tente se brisait ; Gobat jeta un cri de douleur ; au même instant, un globe de feu m'apparut, courant de sa tête à ses pieds, et moi-même je me sentis frappé à la jambe gauche d'une commotion électrique. Je me tournai vers mon compagnon, et, éclairé par la déchirure de la toile, je le vis tout sillonné du passage de la foudre ; le côté gauche de sa figure était marqué de taches brunes et rougeâtres ; ses cheveux, ses cils et ses sourcils étaient crispés et brûlés ; ses lèvres étaient d'un bleu violet ; sa poitrine se soulevait encore par instants, haletant comme un soufflet de forge, mais bientôt elle s'affaissa, la respiration s'éteignit, et je sentis toute l'horreur de ma position. Je souffrais horriblement moi-même ; je connaissais trop les effets de la foudre pour ne pas sentir que j'étais cruellement blessé ; mais cependant j'oubliai tout pour essayer de porter quelque secours à l'homme que je voyais mourir, et qui était plutôt mon ami que mon domestique. Je l'appelais, je le secouais, il ne répondait pas, et cependant son œil droit ouvert, brillant, plein d'intelligence encore, était tourné de mon côté et semblait implorer mon aide ; quant à l'œil gauche, il était fermé ; je soulevai sa paupière, il était pâle et terne ; je supposai alors que la vie s'était réfugiée dans le côté droit, et un instant je conservai cet espoir ; car j'essayai de fermer cet œil ouvert et qui me regardait toujours, mais il se rouvrit ardent et animé ; trois fois je renouvelai cette expérience, trois fois le même regard vivant repoussa la paupière. J'étais frappé d'une terreur incroyable, car il me semblait qu'il y avait quelque chose d'infernal dans ce qui m'arrivait ; alors je portai la main sur son cœur, il ne battait plus ; je piquai le corps, les membres, les lèvres de Gobat avec la pointe d'un compas, mais le sang ne vint pas, il resta immobile ; c'était la mort, la mort que je voyais et à laquelle je ne pouvais croire, car cet œil toujours ouvert protestait contre elle et lui donnait un démenti. Je ne pus supporter cette vue plus longtemps ; je jetai mon mouchoir sur sa figure, et je revins à mes propres douleurs : ma jambe gauche était paralysée, et j'y sentais un frémissement de muscles, un bouillonnement de sang extraordinaire ; la circulation s'arrêtait et montait refoulée vers mon cœur, qui battait d'une manière insensée. Un tremblement général et désordonné s'empara de moi ; je me couchai, croyant que j'allais mourir.
» Au bout de quelques instants, l'orage redoubla de violence, et le vent devint si impétueux, qu'il emporta comme des feuilles sèches les pierres qui assujettissaient ma tente ; aussitôt la toile se souleva. Je songeai rapidement à la situation où je me trouverais si ce seul et dernier abri allait être emporté dans le précipice. Cette idée me rendit des forces surhumaines ; je saisis une des cordes qui la retenaient aux pierres que le vent avait emportées, je me jetai à terre, la maintenant de mes deux mains ; mais, sentant les forces me manquer, je la tournai autour de ma jambe droite, et, me roidissant de tout mon corps, j'attendis ainsi trois quarts d'heure, à peu près, que l'ouragan se calmât ; pendant tout ce temps, et malgré moi, j'eus les yeux fixés sur Gobat, que je m'attendais à tout moment à voir remuer ; mais mon attente fut trompée, il était bien mort.
» Ce qui se passa en moi pendant ces trois quarts d'heure, voyez-vous, je ne puis vous le dire ; le naufragé qui se noie, le voyageur assassiné au coin d'un bois, l'homme qui sent la lave miner le rocher sur lequel il a cherché un refuge, en ont seuls une idée. Je sentais ma jambe tellement paralysée, que je pouvais à peine la mouvoir ; j'étais enchaîné à ma place, condamné à mourir lentement près de mon domestique mort ; et la seule chance de secours et de salut que j'eusse était qu'un pâtre égaré dans la montagne s'approchât de ma tente, ou qu'un voyageur curieux gravît le sommet du Sentis et me trouvât à moitié mort ; mais cette chance était bien désespérée, car, depuis trente-deux jours que j'avais établi ma demeure sur ce pic, je n'avais aperçu que des chamois et des vautours.
» Pendant que ma pensée errante courait après chaque espoir de salut, une douleur aiguĂ« fit tressaillir ma jambe paralysée ; il me semblait qu'on m'enfonçait dans les veines des aiguilles d'acier ; c'était le sang qui faisait des efforts naturels pour reprendre sa circulation interrompue, et qui, pénétrant dans les vaisseaux, allait ranimer la sensibilité engourdie des muscles et des nerfs. à mesure que le sang regagnait le terrain perdu, l'oppression diminuait, les battements de mon cœur reprenaient quelque forme et quelque raison, et, à chaque élancement, une nouvelle force m'était rendue. Au bout d'un quart d'heure, à peu près, je parvins à plier le genou et à mouvoir le pied, mais chaque essai de ce genre m'arrachait un cri ; néanmoins, dès ce moment ma résolution fut prise, j'attendis vingt minutes encore peut-être, pour reprendre de nouvelles forces, je dénouai la corde qui attachait ma jambe droite à la tente, et, lorsque je crus pouvoir me tenir debout, je me levai.
» Le premier moment fut plein d'éblouissements et de faiblesse ; mais enfin je me remis ; je dépouillai ma pelisse et mes bas de peau, je chaussai des bottes à crampons, et, à l'aide de mon bâton de montagne, je me traînai hors de la tente. Je la chargeai de nouvelles pierres pour assurer le mieux possible l'abri où j'allais laisser mon pauvre compagnon ; enfin, espérant toujours qu'il n'était pas mort mais seulement en léthargie, je le couvris de toutes mes fourrures pour le garantir de la pluie et du froid ; puis, bouclant sur mes épaules la sacoche qui contenait mes papiers, passant mon thermomètre en bandoulière, je me mis en route, essayant de m'orienter au milieu de ce chaos ; mais c'était chose impossible. Je me remis à la miséricorde du Seigneur, et, au milieu d'une pluie effroyable, entouré d'un brouillard qui ne me permettait pas de distinguer les objets les plus proches, ne faisant pas un mouvement qui ne fût une douleur, un pas qui ne fût une incertitude, je me hasardai à descendre, à l'aide de mon bâton ferré, le pic escarpé et nu, sans savoir même de quel côté je me dirigeais, et si j'étais bien dans la ligne des chalets de Gemplut.
En effet, au bout de dix minutes de marche à peine, je me trouvai au milieu de rochers et de précipices ; partout des abîmes que je devine plutôt que je ne les vois ; cependant je vais toujours, je me traîne d'un rocher à l'autre, je me laisse glisser quand la pente est trop rapide pour m'offrir un point d'appui ; chaque pas m'enfonce dans un labyrinthe dont je ne connais ni la profondeur ni l'issue ; enfin, ruisselant de pluie, me soutenant à peine, je me trouve sur une esplanade formée par deux rochers, l'un au-dessus de ma tête, l'autre sous mes pieds, tout autour le vide.
» Alors le courage est prêt à m'abandonner comme l'a fait la force. Un frisson court par tout mon corps, mon sang se glace. Cependant, j'explore avec attention l'espèce d'impasse dans lequel je suis enfermé ; je m'avance sur ses bords, je me cramponne aux fissures d'une roche, je me suspends au-dessus de l'abîme, je cherche avidement des yeux un passage. à quelque distance seulement, est une ouverture verticale et sombre, une gueule de caverne de trois pied de largeur, à peu près, qui descend je ne sais où, dans un précipice peut-être. Mais n'importe ; je suis si accablé, si endolori, si insouciant et même si désireux peut-être d'une mort prompte, que je sens que, si j'étais près de cette ouverture, je fermerais les yeux et me laisserais glisser. Mais cette ouverture est à vingt-cinq ou trente pieds de moi ; pour l'atteindre, il faut que je retourne en arrière, que je gravisse ces rochers que j'ai descendus avec tant de peine. Je fais un dernier effort, je rappelle tout mon courage, je rampe, je me traîne, et, haletant, couvert de sueur, j'arrive enfin à cette crevasse ; et, sans regarder où elle conduit, je m'assieds sur la pente, et, sans autre prière que ces mots : « Mon Dieu ! ayez pitié de moi, » je ferme les yeux et je me laisse glisser. Je descends ainsi quelques secondes ; tout à coup, une impression glacée se fait sentir, en même temps que mes pieds sont arrêtés par un corps solide. Je rouvre les yeux, je suis au fond d'un ravin rempli d'eau et formé par le rapprochement de deux parois. Je ne distingue rien ; au reste, je suis dans une caverne où viennent se répercuter le mugissement du vent et le fracas du tonnerre. Au milieu de tous ces bruits confus, je distingue cependant celui d'une cascade qui tombe et rejaillit ; puisqu'elle descend, il y a un passage ; s'il y a un passage, je le trouverai, et alors je descendrai comme elle, dussé-je bondir et me briser comme elle de rocher en rocher ; ma dernière ressource, c'est le lit du torrent. Sur les mains, sur les pieds, assis, à genoux, rampant, m'attachant aux pierres, aux racines, aux mousses, je me traîne, je descends deux ou trois cents pas ; puis la force me manque, mes bras se roidissent, ma jambe paralysée me pèse, je sens que je vais m'évanouir, et, convaincu que j'ai fait tout ce que peut faire un homme pour disputer son existence à la mort, je jette un dernier cri d'adieu au monde, et je me laisse tomber.
» Je ne sais combien de minutes je roulai comme un rocher détaché de sa base, car presque aussitôt je perdis la connaissance et, avec elle, le sentiment du temps et de la douleur.
» Quand je revins à moi, j'étais étendu au bord du torrent. J'éprouvais une sensation indéfinissable de malaise ; cependant, je me relevai. Pendant mon évanouissement, un coup de vent avait chassé le brouillard qui enveloppait la montagne, et, en regardant au-dessous de moi, je vis, à vingt pas à peu près, l'extrémité des rochers et, au delà, une pente douce et couverte de neige ; à cet aspect, auquel je ne pouvais croire, mon cœur reprend la vie, mes membres leur chaleur, mon sang circule. J'avance jusqu'au bord du rocher ; il domine à pic cette pente bienheureuse de la hauteur de douze ou quinze pieds, à peu près. Dans toute autre circonstance, et avant que le tonnerre m'eût ôté la faculté d'un membre, je n'eusse fait qu'un bond : la neige était un lit étendu pour me recevoir ; mais, en ce moment, je ne pouvais risquer ce saut sans risquer en même temps de me briser. Je regardai donc de tous côtés, et, à quelque distance, je vis un endroit moins escarpé ; je me cramponnai aux inégalités de la pierre, je fis un dernier effort, et je touchai enfin cette neige qui était pour moi ce que la terre ferme est pour le naufragé.
» Mes premiers instants furent tout au repos, tout au bonheur de vivre encore, quelque estropié et souffrant que je fusse ; puis, ce moment de repos pris, mes actions de grâce rendues à Dieu, je me mis en quête d'une pierre carrée qui pût me servir de traîneau. Je ne tardai pas à la trouver ; je m'assis dessus, et, lui donnant moi-même l'impulsion, je me laissai couler sur la pente, me servant de mon bâton ferré pour diriger ma course, qui ne se termina qu'à l'endroit où finissait la neige ; je fis ainsi trois quarts de lieue en moins de dix minutes. Arrivé aux bruyères, je me relevai, je cheminai quelque temps à travers des ravins, des rochers, des pentes arides ou gazonnées ; puis, enfin, je reconnus le sentier que nous avions suivi un mois auparavant ; je le pris, et, vers deux heures de l'après-midi, j'arrivai aux chalets de Gemplut.
» J'entrai dans la première chaumière, et j'y trouvai deux hommes. Ils me reconnurent pour le jeune major qui avait passé par chez eux pour aller faire des expériences sur la montagne. Je leur racontai l'accident qui nous était arrivé, et, malgré la tempête qui continuait de gronder, j'obtins d'eux qu'ils partiraient à l'instant même pour porter des secours à Gobat. Ils se mirent en route devant moi, et, lorsque je les eus perdus de vue, je descendis de mon côté jusqu'à Alt-Saint-Johann, où j'arrivai à trois heures, presque mourant. En me regardant devant une glace, je fus effrayé de moi-même : mes yeux étaient hagards, la sclérotique en était devenue jaune ; mes cheveux, mes cils et mes sourcils étaient brûlés, j'avais les lèvres noires comme des charbons ; outre cela, j'éprouvais une douleur affreuse à la hanche gauche ; j'y portai la main, j'ôtai mon pantalon ; c'était là que le feu électrique avait frappé, laissant comme marque de son passage une large et profonde brûlure.
» Je me couchai, croyant que je pourrais dormir ; mais, à peine avais-je fermé les yeux, que des rêves plus effroyables encore que la réalité venaient s'emparer de mon esprit ; je les rouvrais alors, mais la réalité succédait aux rêves ; je crus que je devenais fou ; j'avais la fièvre et le délire.
» à dix heures, le messager que j'avais dépêché en arrivant aux chalets de Gemplut revint. Nos deux hommes étaient de retour ; ils avaient trouvé Gobat, il était mort ; en conséquence, ils étaient revenus tous les deux pour chercher du renfort afin de rapporter ma tente, mes instruments et mes effets. Le lendemain, 6 juillet, à deux heures du matin, ils partirent au nombre de douze d'Alt-Saint-Johann, où ils étaient de retour à trois heures, rapportant le corps de mon pauvre domestique. Le médecin qu'on avait appelé pour moi fit l'inspection et l'autopsie du corps : il constata que le cadavre avait les sourcils, les cheveux et la barbe brûlés ; que les narines et les lèvres étaient d'un rouge noirâtre ; que le côté gauche, et surtout la partie supérieure de la cuisse, était sillonné d'ecchymoses profondes ; que la peau de l'extrémité supérieure en était brûlée, dure et racornie comme du cuir dans une circonférence de quatre pouces ; que les traits de la face n'étaient point altérés et conservaient plutôt l'apparence du sommeil que l'aspect de la mort. Quant à l'autopsie, elle montra le cœur gorgé de sang noir, ainsi que les poumons, qui cependant étaient mous et sains.
» Quant à moi, pour le moment, mon état n'était guère meilleur. Huit jours entiers, je restai entre la vie et la mort ; enfin, un peu de mieux se déclara ; mais j'étais complètement paralysé de la cuisse gauche. Aussitôt que je fus transportable, je me fis reconduire ici, où vous voyez que l'influence des eaux a déjà produit son effet, puisque, en dédommagement sans doute de l'usage de ma jambe, elle m'a rendu celui de l'estomac. »

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