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Chapitre IV
Lyon

Le lendemain au soir, nous nous arrêtâmes à Châlon. Nous n'avions retenu nos places que jusqu'à cette ville, comptant, une fois arrivé là, gagner Lyon par eau. Nous nous trompions : la Saône était si basse, que, le jour même, les bateaux à vapeur n'avaient pu revenir ; nous les aperçûmes piteusement traînés à la remorque par quarante chevaux qui les forçaient d'avancer sur un lit de sable dont leur quille labourait le fond : il ne fallait pas songer à partir le lendemain par cette voie.
Comme il n'y avait de place à la voiture que pour le surlendemain, je me remémorai les ruines de certain château que j'avais vu en passant sur les bords de la route, quatre ou cinq lieues avant d'arriver à Châlon ; et, n'ayant rien de mieux à faire, je pris le parti de le visiter. En effet, le lendemain, de bon matin, nous étions en route, emportant précautionnellement un déjeuner qu'il aurait été fort difficile, je crois, de trouver au lieu de notre destination.
Il ne reste du château de la Roche-Pot qu'une enceinte circulaire ; les bâtiments d'habitation et de service s'élevaient autour d'une cour ronde ; une partie du château devait être déjà bâtie au retour des croisades ; deux tours seulement m'ont paru postérieures à cette époque. Un rocher à pic forme la base de l'édifice, et se trouve enclavé dans les fondations de cette bâtisse avec tant d'art, qu'aujourd'hui encore, et malgré les huit siècles qui ont passé sur elle, il est difficile de distinguer la place précise où l'œuvre de l'homme fut superposée à l'œuvre de Dieu.
Au pied du rocher crénelé, comme des nids d'hirondelles et de passereaux, quelques cabanes peureuses s'étaient groupées, demandant à la maison féodale de l'ombre et un abri.
Le château n'est plus que ruines, tristesse et solitude ; les maisons des paysans sont restées debout, joyeuses et habitées !
Et cependant ceux qui peuplaient le château étaient de nobles seigneurs dont le nom a laissé trace dans l'histoire.
En 1422, le duc Philippe de Bourgogne, fils de Jean Sans-Peur, sollicite et obtient du roi Charles VI et de la reine Isabeau que le chancelier de Bourgogne, René Pot, seigneur de la Roche, l'accompagne pour recevoir le serment de la Bourgogne.
Or, quel était ce serment exigé par le roi et la reine de France, et qui devait être prêté entre les mains du premier feudataire de la couronne ? C'était celui de reconnaître le roi Henri d'Angleterre comme gouverneur et régent du royaume des lis.
En 1434, Jacques Pot, seigneur de la Roche-Nolay, fils de celui que nous venons de nommer, assiste avec honneur à la revue des chevaliers et des troupes passée par la duchesse de Bourgogne et au tournoi qui en est la suite.
En 1451, Philippe Pot est nommé par le duc de Bourgogne chef de l'ambassade qu'il envoie au roi Charles VII.
En 1477, Philippe Pot, Guy Pot, son fils, et Antoine de Crèvecœur signent, comme plénipotentiaires, le traité de Sens entre le roi Louis XI et Maximilien, époux de Marie de Bourgogne.
En 1480, le duc Maximilien de Bourgogne raye de la liste des chevaliers de la Toison d'or Philippe Pot de la Roche-Nolay, qu'il soupçonne d'être dans les intérêts de Louis XI.
Ici, je perds les traces de cette noble famille, et je reviens aux ruines de son château, dont un habitant de Lyon, victime d'une escroquerie assez curieuse pour être racontée, se trouve maintenant propriétaire. Voici le fait :
Vers la fin de 1828, un individu se présente chez le paysan en la possession duquel se trouvaient alors le château de la Roche et les deux ou trois arpents de terrain caillouteux qui en forment aujourd'hui toutes les dépendances, et lui demande pour quel prix il consentirait à vendre sa propriété.
Le paysan, qui n'avait jamais pu, même au milieu des moellons dont elle était encombrée, y faire pousser des orties pour sa vache, fut très accommodant sur le prix, qui, après une légère discussion, fut fixé à mille francs.
L'accord fait pour cette somme, on se rendit chez le notaire, où les mille francs furent comptés ; seulement, l'acquéreur demandait, pour des raisons personnelles, que le prix fût porté sur le contrat à la somme de cinquante mille francs.
Le vendeur, à qui la chose était assez indifférente, puisque ce n'était pas lui qui payait les frais de mutation, y consentit bien volontiers, trop content de tirer mille francs d'une ruine qui ne lui rapportait par an que deux ou trois douzaines d'œufs de corbeau. Le tabellion, de son côté, parut parfaitement comprendre l'originalité de cette fantaisie, du moment que l'acquéreur l'eut prié de régler ses honoraires sur le prix simulé, et non sur le prix réel.
L'acte fait, le nouveau propriétaire s'en fit délivrer une expédition, puis, avec cette expédition, il se rendit à Lyon, se présenta chez un notaire, demandant à emprunter à réméré, sur sa propriété de la Roche, une somme de vingt-cinq mille francs garantie par première hypothèque.
Le notaire lyonnais écrivit au bureau des inscriptions pour savoir si la propriété n'était grevée d'aucune obligation : le conservateur lui répondit qu'il n'y avait pas une pierre du château qui dût un sou à qui que ce fût.
Le même jour, le notaire avait trouvé la somme, et, dix minutes après l'acte passé, l'emprunteur était parti avec elle.
Le jour du remboursement arriva sans que le prêteur vit venir ni son homme, ni son argent, ni la moindre chose qui leur ressemblât. Il demanda la mise en possession, et, après un millier d'écus de frais, il l'obtint.
Aussitôt il prit la poste pour aller visiter sa nouvelle propriété que, d'après l'expédition de vente, il avait eue à moitié prix.
Il trouva une masure qui valait cinquante écus pour un amateur.
Lorsque nous redescendîmes au village, on nous demanda si nous avions vu le Vieux-Chignon ; nous répondîmes négativement, le nom même de cette curiosité nous étant inconnu. Comme il n'était encore qu'une heure de l'après-midi, nous ordonnâmes au postillon de nous y conduire.
Le postillon prit la grande route, comme s'il voulait nous ramener à Paris puis, enfin, quittant le chemin, se jeta dans les terres. Cinq minutes après, il tournait court devant une espèce de précipice. Nous étions arrivés à la merveille.
En effet, c'est une chose bizarre : au milieu d'une de ces grandes plaines de Bourgogne où nul accident de terrain n'empêche la vue de s'étendre, le sol se fend tout à coup sur une longueur d'une lieue et demie et sur une largeur de cinq cents pas, laissant apercevoir, à la profondeur de deux cents pieds à peu près, une vallée délicieuse, vertes comme l'émeraude et sillonnée par une petite rivière blanche et bruissante, qui s'harmonise admirablement avec elle comme grandeur et comme contour. Nous descendîmes une rampe assez douce, et, au bout de dix minutes à peu près, nous nous trouvâmes au milieu de ce petit eldorado bourguignon que les roches qui l'entourent, coupées à pic et surplombant sur lui, isolent du reste du monde. Là, en remontant le cours de la petite rivière, dont nous ne sûmes pas le nom et qui, probablement, n'en a point encore, sans apercevoir ni un homme ni une maison, nous vîmes des moissons qui semblaient pousser pour les oiseaux du ciel, des raisins que rien ne défendait contre la soif des curieux, des arbres fruitiers pliant sous leur propre poids. Au milieu de tant de solitude, de silence et de richesses, on serait vainement tenté de croire que ce coin de terre est resté inconnu aux hommes.
Nous continuâmes de monter les rives de ce petit ruisseau. à cent pas de l'extrémité du vallon, il se bifurque comme un Y et il a deux sources : l'une d'elles sort d'une roche vive par une ouverture assez large pour qu'on pour qu'on la poursuive dans ce corridor sombre l'espace de cent toises environ, au bout desquelles on la surprend jaillissant de terre ; l'autre, qui descend d'une fontaine supérieure, tombe d'une hauteur de cent pieds, transparente comme une écharpe de gaze et glissant sur la mousse verte dont sa fraîcheur a tapissé le rocher.
J'ai visité depuis les belles vallées de la Suisse et les somptueuses plaines de l'Italie ; j'ai descendu le cours du Rhin et remonté celui du Rhône ; je me suis assis sur les bords du Pô, entre Turin et la Superga, ayant devant moi les Alpes et derrière moi les Apennins. Eh bien ! aucune vue, aucun site, si varié, si pittoresque, si grandiose qu'il fût, n'a pu me faire oublier mon petit vallon de Bourgogne, si tranquille, si solitaire, si inconnu, avec son ruisseau si frêle qu'on a oublié de lui donner un nom, et sa cascade si légère, que le moindre coup de vent la soulève et va l'éparpiller au loin comme de la rosée.
Nous étions de retour à cinq heures à Chalon, car ces deux courses peuvent se faire en moins d'une journée. Nous y apprîmes qu'un bateau à vapeur, plus léger que les autres, tenterait, le lendemain, d'arriver jusqu'à Mâcon. La voiture m'avait tellement fatigué que, quoique j'ignorasse si, de cette dernière ville, je trouverais moyen de gagner Lyon, j'aimai mieux profiter de ce mode de transport que de tout autre.
Le lendemain, vers midi, nous arrivâmes à Mâcon ; mais, à Mâcon, pas de voiture ou des voitures pleines. C'est alors – Dieu garde mon plus grand ennemi de surprise pareille ! – que des bateliers vinrent nous offrir de nous conduire par eau jusqu'à Lyon, affirmant qu'avec le vent qu'il faisait nous devions arriver en six heures. Nous nous laissâmes prendre à cette promesse, et nous embarquâmes, dans notre innocence : nous mîmes vingt-quatre heures à accomplir ce voyage pittoresque ! On vante beaucoup les bords de la Saône ; je ne sais si c'est prévention, à cause de la nuit abominable que j'avais passée sur ses eaux, mais, le lendemain, je me trouvai peu disposé à l'admiration. Je leur préfère de beaucoup les rives de la Loire, et j'aime au moins autant celles de la Seine.
Enfin, à onze heures du matin, nous aperçûmes tout à coup, en franchissant un coude de la rivière, la rivale de Paris assise sur sa colline comme sur un trône, le front paré de sa double couronne antique et moderne, richement vêtue de cachemire, de velours et de soie ; Lyon, la vice-reine de France, qui noue autour de ses reins une rivière et un fleuve, et laisse pendre, à travers le Dauphiné et la Provence, un des bouts de sa ceinture jusqu'à la mer.
L'entrée de la ville, par le chemin que nous suivions, est à la fois grandiose et pittoresque : l'île Barbe, jetée en avant de la ville, comme une fille d'honneur qui annonce une reine, est une jolie fabrique située au milieu de la rivière pour servir de promenade dominicale aux élégants du faubourg. Derrière elle s'élève, adossé à la ville comme un rempart, le rocher de Pierre-Scise , surmonté autrefois d'un château qui servit de prison d'état. Pendant les troubles de la Ligue, le duc de Nemours y fut emprisonné après avoir échoué dans sa tentative de prendre la ville ; il céda la place à Louis Sforza, surnommé il Moro, du mûrier qu'il portait dans ses armes, et à son frère le cardinal Ascagne. Le baron des Adrets, partisan gigantesque, héros de guerre civile, y vint après eux ; puis, enfin, de Thou et Cinq-Mars, doubles victimes dévouées à la mort, l'un par la haine et l'autre par la politique de Richelieu, et qui n'en sortirent que pour aller sur la place des Terreaux porter leurs têtes à l'exécuteur inhabile qui s'y reprit à cinq fois pour la leur couper.
Un jeune sculpteur de Lyon, M. Legendre-Herald, avait eu l'idée de tailler ce rocher immense et de lui donner la forme d'un lion colossal, armes de la ville ; il voulait consacrer cinq ou six ans de sa vie à ce travail. Sa demande ne fut pas comprise, à ce qu'il paraît, de l'autorité administrative à laquelle elle était adressée. Aujourd'hui, ce travail deviendrait difficile, et plus tard impossible ; car, Pierre-Scise servant de carrière à la ville tout entière, qui vient y puiser ses ponts, ses théâtres et ses palais, au lieu du lion, ne présentera bientôt plus que sa caverne.
à peine a-t-on dépassé Pierre-Scise qu'on aperçoit un autre rocher dont les souvenirs sont plus doux. Celui-là est surmonté, non pas d'une prison d'état, mais de la statue d'un homme tenant une bourse à la main : c'est un monument que la reconnaissance lyonnaise éleva en 1716 à la mémoire de Jean Cléberg, surnommé le Bon Allemand, qui, chaque année, consacrait une partie de son revenu à doter les pauvres filles de son quartier. La statue qui y est en ce moment a été placée le 24 juin 1820, après avoir été promenée dans toute la ville, au son des tambours et des trompettes, par les habitants de Bourg-Neuf. Un accident rend l'installation d'une nouvelle statue nécessaire. Lorsque je passai à Lyon, l'Homme de la roche n'avait déjà plus de tête, ce qui faisait beaucoup crier les filles à marier, qui prétendaient s'apercevoir de cette mutilation.
Trois cents pas plus loin, on se trouve au pied de la colline qui servit de berceau à Lyon encore enfant. La ville était si peu de chose, du temps de la conquête des Gaules, que César passa sur elle sans la voir et sans la nommer. Seulement, il fit une halte sur cette colline où est maintenant Fourvière, y assit ses légions, et ceignit son camp momentané d'une ligne si profonde, que dix-neuf siècles écoulés n'ont pu combler entièrement de leur poussière les fossés qu'il creusa avec la pointe de son épée.
Quelque temps après la mort de ce conquérant, qui subjugua trois cents peuples et défit trois millions d'hommes, un de ses clients proscrits, escorté de quelques soldats restés fidèles à la mémoire de leur général et cherchant un lieu où fonder une colonie, trouva arrêtés, au confluent du Rhône et de la Saône, un assez grand nombre de Viennois qui, refoulés par les populations allobroges descendues de leur montagnes, avaient dressé leurs tentes sur cette langue de terre que fortifiaient naturellement ces fossés immenses creusés par la main de Dieu et dans lesquels coulaient à pleins bords un fleuve et une rivière. Les proscrits firent un traité d'alliance avec les vaincus, et, sous le nom de Lucii Dunum , on commença bientôt à voir sortir de terre les fondations de la ville qui devait, en peu de temps, devenir la citadelle des Gaules et le centre de communication de ces quatre grandes voies tracées par Agrippa et qui sillonnent encore la France moderne des Alpes au Rhin, et de la Méditerranée à l'océan.
Alors soixante cités des Gaules reconnurent Lucii Dunum pour leur reine et vinrent, à frais communs, élever un temps à Auguste, qu'ils reconnurent pour leur dieu. Ce temple, sous Caligula, changea de destination, ou plutôt de culte. Il devint le lieu de réunion des séances d'une académie dont un des règlements peint tout entier le caractère du fou impérial qui l'avait fondée : ce règlement porte que celui des concurrents académiques qui produira un mauvais ouvrage l'effacera tout entier avec sa langue, ou, s'il l'aime mieux, sera précipité dans le Rhône.
Lucii Dunum n'avait encore qu'un siècle, et la cité, née d'hier, le disputait déjà en magnificence à Massilia la Grecque et à Narbo la Romaine, lorsqu'un incendie, qu'on attribua au feu du ciel, la réduisit en cendres, et cela si rapidement, dit Sénèque, historien concis de ce vaste embrasement, que, entre une ville immense et une ville anéantie, il n'y eut que l'espace d'une nuit.
Trajan prit pitié d'elle. Sous sa protection puissante, Lucii Dunum commença de sortir de ses cendres ; bientôt, sur la colline qui la dominait, s'éleva un magnifique édifice destiné aux marchés. à peine fut-il ouvert, que les Bretons s'empressèrent d'y apporter leurs boucliers peints de différentes couleurs, et les Ibères ces armes d'acier qu'eux seuls savaient tremper. En même temps, Corinthe et Athènes y envoyèrent, par Marseille, leurs tableaux peints sur bois, leurs pierres gravées et leurs statues de bronze ; l'Afrique, ses lions, ses tigres et ses panthères altérés du sang des amphithéâtres ; et la Perse, ses chevaux, si légers qu'ils balançaient la réputation des coursiers numides dont les mères, dit Hérodote, étaient fécondées par le souffle du vent.
Ce monument, qui s'écroula l'an 840 de notre ère, est appelé, par les auteurs du neuvième siècle, Forum vetus, et, par ceux du quinzième, Fort viel ; c'est de ce mot que les modernes ont fait Fourvière, nom que porte encore de nos jours la colline sur laquelle il est bâti.
Ici nous abandonnons l'histoire particulière de Lyon qui, à compter de l'an 532, époque à laquelle cette ville se réunit au royaume des Francs, vint se confondre avec notre histoire. Colonie romaine sous les Césars, seconde ville de France sous nos rois, le tribut de noms illustres qu'elle livra à Rome, à titre d'alliée, furent ceux de Marc Aurèle, de Caracalla, de Claude, de Germanicus, de Sidoine Apollinaire et d'Ambroise ; ceux qu'elle donna à la France, à titre de fille, furent ceux de Philibert Delorme, de Coustou, de Coysevox, de Suchet, de Duphot, de Camille Jordan, de Lémontey et de Lemot.
Trois monuments restent encore debout à Lyon, qui semblent des jalons plantés par les siècles à des distances à peu près égales, comme des types du progrès et de la décadence de l'art : ce sont l'église d'Ainay, la cathédrale Saint-Jean et l'hôtel de ville. Le premier de ces monuments est contemporain de Charlemagne, le second, de saint Louis, et le troisième, de Louis XV.
L'église d'Ainay est bâtie sur l'emplacement même du temple que les soixante nations de la Gaule avaient élevé à Auguste. Les quatre piliers de granit qui soutiennent le dôme sont même empruntés par la sœur chrétienne à son frère païen ; ils ne formaient d'abord que deux colonnes qui s'élançaient à une hauteur double de celle où elles s'élèvent aujourd'hui et dont chacune était surmontée d'une Victoire. L'architecte qui bâtit Ainay les fit scier par le milieu afin qu'ils ne jurassent point avec le caractère roman du reste de l'édifice. Leur hauteur respective est aujourd'hui de douze pieds dix pouces, ce qui fait supposer que, dans leur emploi primitif, lorsque les quatre n'en formaient que deux, chacun avait au moins vingt-six pieds de hauteur.
Au-dessous de la porte principale de l'église d'Ainay, on a incrusté un petit bas-relief antique représentant trois femmes tenant des fruits à leurs mains. Au-dessous de ces figures, on lit ces mots en abrégé :
MAT. AUG. PH. E. MED.
On les explique ainsi :
MATRONIS AUGUSTIS, PHILEXUS EGNATICUS MEDICUS
La cathédrale de Saint-Jean ne paraît pas, au premier abord, avoir l'âge que nous lui avons donné. Son portique et sa façade datent évidemment du quinzième siècle. Soit qu'ils aient été rebâtis ou seulement achevés à cette époque, la date précise de sa naissance se retrouvera, pour l'antiquaire, dans l'architecture de la grande nef, dont les pierres portent la trace toute fraîche des souvenirs rapportés des croisades et des progrès que l'art oriental venait d'introduire chez les peuples occidentaux.
L'une des chapelles qui forment les bas-côtés de l'église, et dont, en général, l'architecte portait le nombre à sept, en l'honneur des sept mystères, est nommée la chapelle Bourbon. La devise du cardinal, qui se compose de ces trois mots : N'espoir ne peur, est reproduite en plusieurs endroits, ainsi que celle de Pierre de Bourbon, son frère, qui conserva les mêmes paroles, mais y ajouta l'emblème historique d'un cerf ailé. Le P et le A entrelacés qui accompagnent cette devise sont les premières lettres de son nom de baptême, Pierre de Bourbon, et celui de sa femme, Anne de France, remis en chiffre ; les chardons qui l'ornent indiquent que le roi lui a fait un cher don en lui accordant sa fille.
L'un des quatre clochers qui, contrairement aux règles architecturales du temps, flanquent l'édifice à chacun des angles, sert de demeure à l'une des plus grosses cloches de France ; elle pèse trente-six milliers.
L'hôtel de ville, situé sur la place des Terreaux, est probablement l'édifice que Lyon montre avec le plus de complaisance aux étrangers. Sa façade, élevée sur les dessins de Simon Maupin, présente tous les caractères du grandiose lourd, froid et guindé de l'architecture de Louis XV, laquelle valait mieux que celle de Thermidor, qui valait mieux que celle de Napoléon, qui valait mieux que celle de Louis-Philippe. L'art architectural est mort en France sous le Grand Roi et a rendu le dernier soupir dans les bras de Perrault et Le Pautre, entre un groupe d'Amours soutenant un vase de fleurs et un fleuve de bronze couronné de roseaux.
à propos de fleuves, dans le premier vestibule de l'hôtel de ville, au lieu d'un, on en trouve deux : c'est le Rhône et la Saône, de Coustou. Ces groupes ornaient autrefois le piédestal de la statue élevée à Louis XIV sur la place Bellecour. Ils sont destinés, je crois, à être transportés aux deux angles de l'hôtel de ville qui font face aux Terreaux et à servir de fontaine, décision administrative qui ne laisse pas que d'être fort humiliante pour un fleuve et une rivière.
En descendant les marches de l'hôtel de ville, on se trouve en face de l'un des souvenirs historiques les plus terribles que Lyon garde dans les archives de ses places publiques : c'est sur le terrain qui s'étend devant vous que sont tombées les têtes de Cinq-Mars et de De Thou.
Un autre souvenir plus moderne et plus sanglant encore se rattache à la promenade des Brotteux : deux cent dix Lyonnais y furent mitraillés après le siège de Lyon. Un monument de forme pyramidale et entouré d'une barrière de fer indique la place où ils ont été enterrés.
Depuis cinq ou six ans, Lyon lutte contre l'esprit commercial afin d'avoir une littérature. J'admirai vraiment, en passant, la prodigieuse constance des jeunes artistes qui ont dévoué leur vie à cette œuvre accablante ; ce sont des mineurs qui exploitent un filon d'or dans du granit ; chaque coup qu'ils frappent enlève à peine une parcelle du roc qu'ils attaquent ; et cependant, grâce à leur travail obstiné, la nouvelle littérature a acquis à Lyon le droit de bourgeoisie dont elle commence à jouir. Une anecdote entre mille donnera une idée de l'influence qu'exerce, en matière d'art, sur les négociants de Lyon, la préoccupation commerciale.
On jouait Antony devant une société assez nombreuse, et, comme cela est arrivé quelquefois à l'ouvrage, devant une opposition assez vive. Un négociant et sa fille étaient dans une loge de face, et près d'eux se trouvait l'un des jeunes auteurs dont j'ai parlé. Le père, qui avait paru prendre beaucoup d'intérêt à la première partie du drame, s'était visiblement refroidi après la scène d'Antony et de la maîtresse de l'auberge ; la fille, au contraire, avait éprouvé, à partir de ce moment, une émotion toujours croissante, qui, au dernier acte, avait fini par se répandre en larmes. Quand la toile fut baissée, le père, qui avait donné des signes d'impatience pendant tout le temps des deux derniers actes, s'aperçut que sa fille pleurait.
- Ah ! pardieu ! tu es bien bonne, lui dit-il, de t'attendrir à des pareilles balivernes !
- Ah ! papa, ce n'est pas ma faute, répondit la pauvre enfant toute confuse ; pardonnez-moi, car je sais que c'est bien ridicule.
- Oh ! oui, c'est bien le mot, ridicule. Pour moi, je ne comprends pas comment on peut s'intéresser à des choses aussi invraisemblables.
- Mon Dieu, papa, mais c'est justement parce que je trouvais cela si vrai !
- Vrai ! par exemple ! As-tu suivi l'intrigue ?
- Je n'en ai pas perdu un mot.
- Bon !... Au troisième acte, Antony achète une chaise de poste, n'est-ce pas ?
- Oui, je me le rappelle.
- Il la paye au comptant, n'est-ce pas ?
- Je me le rappelle encore.
- Eh bien, il ne retient pas l'escompte !
L'œuvre de la régénération politique a été moins dure à opérer : la semence tombait sur la terre populaire, toujours si prompte et si généreuse à pousser de bons fruits. On a vu, lors de la révolution de Lyon, le résultat de cette éducation républicaine. Et cette admirable devise : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant, que les ouvriers de 1832 avaient inscrite sur leur drapeau, comparée aux cris des ouvriers de 92 : Du pain, ou la mort ! résume en elle seule tout le progrès social de ces trente-neuf années.
Le journal qui a le plus aidé à cette éducation de la masse laborieuse est sans contredit Le Précurseur. Il est rédigé par un homme de la trempe de Carrel : même fermeté d'opinion, même lutte journalière, même probité politique, même désintéressement pécunaire. Cependant, la différence des classes auxquelles chacun d'eux s'adresse a amené une différence dans le style : Armand Carrel a plus de Pascal, Anselme Pétetin plus de Paul-Louis.
Mais le progrès le plus grand et le plus remarquable, c'est que les ouvriers eux-mêmes ont un journal rédigé par des ouvriers, où toutes les questions vitales du haut et du bas commerce s'agitent, se discutent, se résolvent. J'y ai lu des articles d'économie politique d'autant plus remarquables qu'ils étaient rédigés par des hommes de pratique, et non pas de théorie.
Trois ou quatre jours suffisent pour connaître ce que Lyon a de curieux ; je parle ici non point des manufactures ni des métiers, mais des monuments ou de ses souvenirs historiques. Ainsi, quand on aura visité le Musée, qu'on y aura vu une Ascension de Jésus-Christ par le Pérugin, un Saint François d'Assise par l'Espagnolet, une Adoration des mages par Rubens, un Moïse sauvé des eaux par Véronèse, un Saint Luc peignant la Vierge par Giordano, la fameuse table de bronze retrouvée en 1529 dans une fouille faite à Saint-Sébastien, et sur laquelle est gravée une partie de la harangue que prononça, lorsqu'il n'était encore que censeur, l'empereur Claude devant le sénat, pour faire accorder à Lyon le titre de colonie romaine ; les quatre mosaïques antiques qui ornent le pavé de la salle ; que, passant de là aux maisons particulières, on sera entré dans la cour de l'hôtel de Jouys, rue de l'Arsenal, où se trouve un tombeau antique sur lequel est sculptée la Chasse de Méléagre, don que la ville d'Arles fit, en 1640, au cardinal de Richelieu, archevêque de Lyon ; qu'on aura jeté un coup d'œil sur le monastère des religieuses de Sainte-Claire, où le dauphin, fils de François Ier, fut empoisonné en 1530 par le comte de Montécuculi ; qu'on aura lu, sur la façade d'une petite maison située au faubourg de la Guillotière, cette inscription attestant que Louis XI y prit un gîte royal :
L'AN MIL QUATRE CENT SOIXANTE ET QUINZE
LOUJA CIENS LE NOBLE ROI LOUIS
LA VEILLE DE NOTRE DAME DE MARS ;
quand on aura cherché, au faubourg Saint-Irénée, sur l'emplacement duquel était située la ville antique brûlée sous Néron, les restes des palais d'Auguste et de Sévère, les débris des cachots qui servaient, la nuit, de demeure aux esclaves, et les ruines de l'ancien théâtre, où furent massacrés au IIe siècle, dix-neuf mille chrétiens qui n'ont pour épitaphe que huit vers creusés sur le pavé d'une église ; qu'on sera redescendu par le chemin des étroits, où Jean-Jacques Rousseau passa une nuit si délicieuse, et où le général Mouton-Duvernet fut fusillé, vers le pont de la Mulatière, où commence le chemin de fer qui conduit à Saint-étienne, et qui, à sa naissance, traversant la montagne, passe sous une voûte si étroite, qu'on lit, au-dessus du cintre qu'elle forme, cette inscription :
IL EST DEFENDU DE PASSER SOUS CETTE VOUTE
SOUS PEINE D'ETRE ECRASE ;

qu'on sera revenu par la place Bellecour, l'une des plus grandes de l'Europe, et au milieu de laquelle se perd une chétive statue de Louis XIV ; - on n'aura rien de mieux à faire, si toutefois on veut faire ce que j'ai fait, que de prendre à huit heures du soir la voiture de Genève, et, le lendemain à six heures du matin, on sera réveillé par le conducteur, qui, arrivé à la montée de Cerdon, a contracté, pour le plus grand soulagement de ses chevaux, l'habitude d'inviter les voyageurs à faire un petit bout de chemin à pied : invitation qu'ils acceptent d'autant plus volontiers, qu'on se trouve alors au milieu d'un paysage si grandiose et si accidenté, que l'on se croirait déjà dans une vallée des Alpes.
Sur les dix heures, nous arrivâmes à Nantua, située à l'extrémité d'un joli petit lac bleu saphir encaissé entre deux montagnes comme un joyau précieux que la nature craindrait de perdre. C'est dans cette petite ville que l'empereur Karl le Chauve, mort à Brios du poison que lui avait donné un médecin juif nommé Sédécias, fut d'abord enterré dans un tonneau enduit de poix au dedans et au dehors, et enveloppé de cuir .
Quelques lieues plus loin, nous nous arrêtâmes à Bellegarde pour y dîner : aussitôt le repas pris, l'un de nous proposa d'aller voir, à dix minutes de chemin de l'auberge, la perte du Rhône. Le conducteur s'y opposa d'abord ; mais nous entrâmes en rébellion ouverte contre lui. Il nous dit qu'il ne nous attendrait pas ; nous lui répondîmes que cela nous était fort égal, et que, le cas échéant, nous prendrions, pour achever notre route, une voiture aux frais de l'administration Laffitte et Caillard ; comme il n'avait pour lui que le postillon, et que celui-ci même se détacha de son parti, à l'aspect de la bouteille de vin que nous lui montrâmes du doigt sur une table de l'auberge, il fut contraint de céder à la majorité.
Nous descendîmes par un sentier assez rapide que nous trouvâmes au bord de la grande route, et, quelques minutes après, nous étions arrivés au-dessus de la perte du Rhône ; un pont joint les deux rives du fleuve, dont un côté appartient à la Savoie et l'autre à la France ; sur le milieu du pont, deux douaniers, l'un sarde, l'autre français, veillent à ce que rien ne passe d'un état à l'autre sans payer les droits convenus. Ces deux graves gabelous fumaient le plus amicalement du monde, chacun d'eux envoyant des bouffées de tabac sur la terre étrangère ; signe touchant de la bonne intelligence qui unit Sa Majesté Charles-Albert et Sa Majesté Louis-Philippe.
C'est au milieu de ce pont, que l'on se trouve le mieux placé pour examiner le phénomène qui nous amenait. Le Rhône, qui accourt bouillonnant et profond, disparaît tout à coup dans les gerçures transversales d'un rocher pour reparaître cinquante pas plus loin : l'espace intermédiaire reste parfaitement à sec ; de sorte que le pont sur lequel nous nous trouvions est jeté, non pas sur le fleuve, mais sur le rocher qui couvre le fleuve. Ce qui se passe dans l'abîme où le Rhône se précipite, c'est ce qu'il est impossible de savoir : du bois, du liège, des chiens, des chats ont été jetés à l'endroit où il entre, et ont été attendus vainement à l'endroit où il sort ; le gouffre n'a jamais rien rendu de ce qu'il avait englouti.
Nous revînmes à l'auberge, où nous trouvâmes notre conducteur furieux.
- Messieurs, nous dit-il en nous réintégrant violemment dans notre caisse, vous nous avez fait perdre une demi-heure.
- Bah ! dit le postillon en passant près de nous, et en essuyant sa bouche avec la manche de son habit, ta bête de demi-heure, on la rattrapera.
En effet, quoique la montée fût assez rapide, notre homme mit ses chevaux au grand trot, et nous avions reconquis le temps perdu en arrivant au fort de l'écluse.
Le fort de l'écluse est la porte de la France du côté de Genève ; placé à cheval sur la route, qui passe à travers lui, adossé à un talus rapide et dominant un précipice à pic, il commande toute la vallée, au fond de laquelle gronde le Rhône, et qui, sur le versant opposé à la citadelle, n'offre, à demi-portée de canon, que des sentiers connus des seuls contrebandiers et impraticables pour une armée.
à peine entrés dans le fort, la porte se referma derrière nous ; et, comme celle par laquelle nous devions sortir était encore close, nous nous vîmes complètement emprisonnés. Ces précautions étaient recommandées à cause du peu de temps qui s'était écoulé entre les affaires de juin et le moment où nous nous trouvions. Cependant, nos passe-ports nous furent demandés avec toute la politesse qui distingue la troupe de ligne de la gendarmerie ; et, comme chacun de nous était parfaitement en règle, on ne fit aucune difficulté de rouvrir la porte ; nous nous retrouvâmes donc bientôt en liberté.
Au bout de trois heures de marche, et en sortant de Saint-Genis, le postillon se retourna et nous dit :
- Messieurs, vous n'êtes plus en France.
Vingt minutes après, nous étions à Genève.

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