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Chapitre XLVI
Zurich

Le lendemain, j'entrai d'assez bonne heure dans la chambre de sir Williams et le trouvai profondément atterré. Le remède de la veille avait produit un effet tout contraire à celui que j'en attendais. Sir Williams avait le punch triste ; il n'y avait plus rien à faire qu'à le laisser tranquillement mourir du spleen.
- Ah ! me dit-il en m'apercevant et en me tendant les bras, c'est vous, mon cher ami ; vous ne m'avez donc pas abandonné ?
- Comment, abandonné ? mais il me semble que, tout au contraire, je vous ai ramassé sous la table quand l'excès de vos malheurs vous a fait rouler de votre chaise ; je vous ai tendrement mis au lit, et vous ai souhaité tous les songes qui sortiraient cette nuit par la porte dorée. Je ne pouvais faire plus.
- Si, vous pouviez faire plus, et vous venez de le faire : vous pouviez revenir ce matin me voir, et vous êtes revenu. Est-ce que vous consentez à continuer le voyage avec moi ?
- Comment, si j'y consens ! mais sans aucun doute. D'abord, vous avez une excellente voiture ; ensuite, quand vous n'êtes pas honteux, vous ne manquez pas d'esprit ; enfin, sous tous les autres rapports, vous me paraissez un excellent compagnon de voyage. Nous irons tant que la terre pourra nous porter, et, quand elle ne le pourra plus, eh bien, nous prendrons un bateau.
- Merci ! car si un homme peut me sauver la vie, c'est vous !...
- Je ne demande pas mieux.
- Ainsi, nous partons de Lucerne aujourd'hui ?
- C'est-à-dire, entendons-nous, il faut que nous nous séparions momentanément.
- Comment cela ?
- J'ai une visite à faire.
- Je la ferai avec vous.
- Impossible, mon ami ; je vais voir un brave garçon qui vient de se battre avec un de vos compatriotes qui lui avait logé deux balles dans la poitrine, et qu'il a tué ; de sorte que, dans la position où il est, s'il apercevait un Anglais, voyez-vous, avec cela que vous avez fait mourir son empereur, ce serait capable de lui faire une révolution.
- Je comprends.
- Ainsi, partez pour Zug ; demain je vous y rejoins, et je suis à vous pour tout le reste du voyage, pourvu que vous alliez où je voudrai.
- J'irai partout, je ne vais nulle part.
- Eh bien, c'est chose dite ; à demain, à Zug.
- Ne prenez-vous pas le thé avec moi ?
- Oui, à condition que je vous l'offrirai.
- écoutez, me dit sir Williams, je comprends que vous teniez à ce que nous alternions.
- Oui, beaucoup.
- Mais j'ai d'excellent thé de caravane, comme vous n'en trouveriez pas dans toute la Suisse.
- à ceci, je n'ai aucune objection à faire ; prenons le thé !
Le thé pris, sir Williams me conduisit jusqu'au port ; nous nous donnâmes pour la dernière fois rendez-vous à Zug ; puis nous sautâmes, Francesco et moi, dans la barque qui nous attendait. Deux heures après, nous étions à Küssnach.
Je m'informai au maître d'hôtel de la santé du blessé ; il était en excellente voie de convalescence. On m'indiqua sa chambre ; je montai, et, poussant doucement la porte, j'entrai sans bruit ; il était couché, et dormait sur le bras de Catherine, assise auprès de lui, et dont la pâleur attestait le chagrin et les veilles. Je lui fis signe de ne pas réveiller le malade, et je m'assis à une table pour écrire mon nom. Pendant ce temps, il ouvrit les yeux et me reconnut.
- Comment, vingt dieux ! me dit-il, c'est vous, et on ne me réveille pas ! à quoi penses-tu donc, Catherine ? Après mon père, après mon frère, c'est mon meilleur ami, vois-tu. Va l'embrasser pour moi, mon enfant ; amène-le auprès de mon lit, et laisse-nous causer une minute ; et puis, en remontant, n'oublie pas une tasse de bouillon de poulet. L'appétit commence à revenir.
Catherine, religieuse observatrice des ordres de Jollivet, vint m'offrir sa joue, me conduisit près de son amant, et sortit.
- Eh bien, vous avez donc repensé à moi ? C'est bien, je vous en remercie, me dit Jollivet. Vous voyez, ça va mieux. Ah çà ! restez-vous ici jusqu'à la noce ?
- Comment ! jusqu'à la noce ? Et qui est-ce qui se marie donc ?
- Moi.
- Et avec qui ?
- Avec Catherine.
- Eh bien, je vous en fais mon compliment ; vous êtes un brave homme.
- C'est bien le moins que je lui doive après le soin qu'elle a pris de moi. Croyez-vous qu'elle n'a pas encore voulu se coucher une seule nuit ? Elle dort là, assise dans le fauteuil où vous êtes, la tête sur mon traversin. Quand je dis qu'elle dort, elle ne dort même pas, car, toutes les fois que je me réveille, je la retrouve les yeux ouverts.
- Et est-elle heureuse de votre projet ?
- Je ne lui en ai encore rien dit : c'est à part moi que j'ai résolu cela. Ainsi, voyez : dans quinze jours, je serai sur pied, à ce que dit le médecin ; dans trois semaines, la chose peut se faire. Restez jusque-là ou revenez. S'il faut vous attendre, on vous attendra.
- Impossible, mon cher ami. Dans trois semaines, sais-je où je serai ? Je n'ai moi-même plus guère qu'un mois et demi à passer en Suisse ; je suis vivement rappelé en France. Je ne suis pas comme vous, moi, je ne place pas d'échantillons de mes drames à l'étranger : je suis obligé de faire mon débit à domicile.
- Bah ! bah ! qu'est-ce que c'est que quinze jours de plus ou de moins ! Comment ! vous avez consenti à être témoin de mon duel, et vous refusez d'être témoin de mon mariage ? Avec ça, voyez-vous, que si vous attendiez seulement cinq ou six mois, vous pourriez encore être parrain. Voyons, Catherine, continua Jollivet s'adressant à sa maîtresse qui rentrait, une tasse à la main, donne-moi un coup d'épaule.
- Pour quoi faire ? dit Catherine.
- Pour qu'il reste jusqu'à la noce.
- Jusqu'à quelle noce ?
- Jusqu'à la noce de Catherine Franz et d'Alcide Jollivet, qui, s'il n'y a pas d'empêchement du côté de la future, se fera avant un mois, foi d'homme d'honneur.
Catherine jeta un cri, laissa tomber la tasse, et alla se jeter, à moitié évanouie, sur le lit de Jollivet.
- Eh bien, eh bien, qu'y a-t-il ? sommes-nous folle ?
- Oh ! s'écria Catherine, oh ! mon enfant aura donc un père !...
Elle se laissa glisser sur ses genoux.
- Le ciel te bénisse, Alcide, pour le bien que tu me fais ! Dieu m'est témoin que je ne t'eusse jamais rien demandé de pareil ; mais Dieu m'est témoin aussi que, quand tu serais parti, je serais morte ! Oh ! Seigneur, que vous êtes grand, que vous êtes bon, que vous êtes miséricordieux!
Catherine dit ces derniers mots avec une reconnaissance si large, avec une ferveur si profonde et avec une voix si émue, que les larmes me vinrent aux yeux. Quant à Jollivet, il voulait faire l'homme fort ; mais la nature l'emporta, et il jeta en pleurant ses deux bras autour du cou de Catherine.
- Adieu, mes enfants, repris-je en m'approchant d'eux ; vous devez avoir mille choses à vous dire, je vous laisse ; soyez heureux !
- Sacredieu ! s'écria Jollivet, je déclare qu'il me manquera quelque chose si vous n'êtes pas à la noce.
- Oh ! revenez, me dit Catherine ; vous m'avez déjà porté bonheur, puisque c'est devant vous qu'il m'a dit ce qu'il vient de me dire ; revenez, et vous me porterez bonheur encore.
- Impossible, mes amis ; tout ce que je puis faire, c'est de passer le reste de la journée avec vous.
- Allons, dit Jollivet prenant son parti, d'une mauvaise paye, il faut tirer ce qu'on peut. Commande le dîner, Catherine, et veille à ce qu'il soit bon.
- Mais nous avons le temps ; je vais faire un tour ; restez ensemble ; dans une heure, je reviendrai.
- Eh bien, allez donc, car vous avez raison, nous avons besoin d'être un instant seuls.
Je revins à l'heure dite. Je passai le reste de la journée avec ces braves jeunes gens, et je ne sais pas si le ciel vit jamais deux cœurs plus heureux que ceux que je laissai battant l'un contre l'autre dans cette misérable auberge de village.
En partant de Küssnach, je fus obligé de reprendre une route déjà connue et de repasser par le même chemin creux de Guillaume Tell ; à Immensee, je fis mes adieux au berceau de la liberté suisse, et je pris une barque pour Zug, où j'arrivai, au bout d'une heure de traversée. Je descendis à l'hôtel du Cerf, où j'avais rendez-vous avec mon Anglais ; mais, comme il avait été forcé de faire le tour du lac par Cham, il n'était pas encore arrivé.
Je montai, en l'attendant, sur le belvédère de l'auberge, d'où l'on découvre une vue magnifique qui plonge d'abord sur le lac tout entier, resplendissant à midi comme une mer de feu, s'étend à droite sur la Suisse des prairies, qui se plonge à perte de vue derrière Cham et Buonas, va heurter à gauche les masses colossales du Righi et du Pilate, qui semblent deux géants gardant un défilé ; puis, glissant entre leur base, s'enfonce dans la vallée de Sarnen, que ferme le Brünig, au-dessus duquel s'élancent, en aiguilles blanches et dentelées, les cimes aiguës et neigeuses de la chaîne de la Yungfrau.
En ramenant humblement mes yeux de ce magnifique spectacle sur la grande route, j'aperçus la voiture de sir Williams qui cheminait honnêtement, conduite par ses deux chevaux de maître et son cocher en livrée. Je mis aussitôt mon mouchoir au bout de mon bâton de voyage, et je l'agitai en signal ; il ne tarda pas à être aperçu, et sir Williams y répondit en faisant mettre ses chevaux au grand trot. Cinq minutes après, il était à côté de moi ; l'hôte montait derrière lui, sous prétexte de nous demander à quelle heure nous désirions dîner, mais en effet pour nous raconter, si nous paraissions disposés à l'écouter, la catastrophe qui engloutit dans le lac une partie de la ville. Comme nous avions aussi grande envie d'entendre le récit que lui de nous le faire, la chose ne fut pas longue à s'arranger.
L'hiver de 1435 avait été si froid, qu'à l'exception de la chute de Shaffausen, le Rhin était pris depuis Coire jusqu'à l'Océan. Tous les lacs qui contenaient une eau presque dormante offraient une surface aussi solide que celle du sol. Le lac de Constance lui-même, le plus grand de tous les lacs de la Suisse, fut traversé à cheval et en char ; à plus forte raison ceux de Zug et de Zurich, dont l'un a à peine le huitième et l'autre le quart de son étendue. Alors les animaux des montagnes descendirent jusqu'aux villes, et les magistrats défendirent de tuer le gibier, à l'exception des loups et des ours. Les choses étaient ainsi depuis trois mois à peu près, lorsque, la glace commençant à fondre, on s'aperçut que la terre se gerçait profondément dans plusieurs endroits, et surtout vers la partie de la ville la plus voisine du rivage. Vers le soir, deux rues entières et une partie des murs de la ville se détachèrent du reste, glissèrent rapidement dans le lac et disparurent ; soixante personnes, qui n'avaient pas cru le danger aussi pressant, étaient restées dans leurs maisons menacées, et disparurent avec elles. De ce nombre, était le premier magistrat et toute sa famille, à l'exception d'un enfant qu'on retrouva le lendemain, flottant comme Moïse dans son berceau. Cet enfant devint landamman du canton et conserva cette dignité jusqu'à l'âge de quatre-vingt-un ans. Notre hôte nous assura qu'il y avait une heure du jour où, quand le soleil cessait d'enflammer le lac, on apercevait encore, à quarante pieds environ sous l'eau bleue et limpide, des restes de murs dont un débris avait conservé la forme d'une tour. Quant à ce fait, nous fûmes forcés de nous en rapporter à sa parole, notre regard n'ayant point été assez perçant, à ce qu'il paraît, pour plonger jusqu'à cette profondeur.
Comme, au dire de notre hôte lui-même, il nous restait encore deux bonnes heures avant le dîner, nous les employâmes à parcourir la ville. Notre première visite fut pour l'arsenal.
Comme presque tous les arsenaux de Suisse, il renferme une foule d'armes et d'armures curieuses, dont quelques-unes sont historiques : ce sont des reliques sur lesquelles veille secrètement l'amour national, et que ne sont point encore parvenues à disperser dans les cabinets d'amateurs les offres des brocanteurs, désappointés d'échouer devant les souvenirs qui les rattachent aux villes où elles se trouvent. L'une de ces reliques est la bannière de Zug, teinte encore du sang de Pierre Colin et de son fils, qui se firent tuer en la défendant, en 1422, à la bataille de Bellinzone.
En sortant de l'arsenal, nous entrâmes dans l'église de Saint-Oswald ; elle n'offre rien de remarquable qu'un groupe ou plutôt que trois statues assez naïves : sainte Christine martyre, sainte Appoline et sainte Agathe. Sainte Appoline tient à la main une tenaille où est encore une dent, et sainte Agathe un livre sur la couverture duquel elle présente à la piété des fidèles les deux seins coupés de la Vierge.
à quelques pas de cette église, s'élève celle de Saint-Michel, qu'avoisine le cimetière. Depuis Altorf, on me parlait du cimetière de Zug. En effet, je n'ai jamais vu un tel luxe de croix dorées ; on dirait la musique d'un régiment. Mais ce qui accompagne toute cette cuivrerie d'une manière charmante, ce sont les fleurs qui s'y entrelacent. Jamais cimetière n'a, j'en suis certain, inspiré moins d'idées tristes ; on croirait bien plutôt que toutes les fosses sont des corbeilles prêtes pour des baptêmes ou pour des noces, que des couches funéraires où dorment les hôtes de la mort. J'ai vu des enfants qui couraient comme des abeilles d'une tombe à l'autre, et qui sortaient le front joyeusement paré de roses et d'œillets qui avaient poussé sur la tombe de leur mère.
à vingt pas de là, cependant, sous un hangar qu'on décore du nom de chapelle, un spectacle tout opposé attend le voyageur ; c'est un ossuaire dans les cases duquel sont rangées quinze cents têtes à peu près, superposées les unes aux autres. Chacune de ces têtes repose sur deux os croisés, et sur leurs crânes dépouillés, qui ont pris la teinte jaunâtre de l'ivoire, une petite étiquette collée avec grand soin conserve le nom et indique l'état de la personne à laquelle appartenaient ces débris.
Quelle mine de joyeuses plaisanteries eussent trouvé là les fossoyeurs d'Hamlet !
Comme, ces merveilles une fois visitées, Zug ne nous offrait rien d'autrement curieux à voir, nous revînmes à l'hôtel, où, au grand désappointement de l'aubergiste, sir Williams donna l'ordre à son cocher de tenir ses chevaux, qui n'avaient fait que quatre lieues dans la matinée, prêts à nous conduire à Horghen aussitôt après le dîner ; de cette manière, nous économisions une demi-journée, et nous pouvions être le lendemain à onze heures à Zurich. L'exécution suivit immédiatement le projet, et, trois heures après avoir quitté le lac de Zug, tout resplendissant des rayons du soleil couchant, nous aperçûmes, à travers le feuillage des arbres, celui de Zurich, tout frémissant de la brise du soir, et tout argenté de la lueur des étoiles.
Rien ne nous arrêtait à Horghen, espèce de petit port qui sert d'entrepôt aux marchandises de Zurich qui passent en Italie par le Saint-Gothard. En conséquence, nous partîmes au point du jour, ainsi que la chose avait été convenue, et, après avoir longé la délicieuse route qui côtoie à droite la rive du lac, et à gauche la base de l'Albis, nous arrivâmes vers midi à Zurich, qui s'intitule modestement l'Athènes de la Suisse.
Cela tient à ce que c'est dans cette ville que sont nés les cent quarante poètes dont Royer Manesse, le Mécène du XIVe siècle, laisse une liste très complète et très ignorée : il est vrai que, dans le XVIIIe, elle a joint à ces noms ceux plus connus de Gessner, de Lavater et de Zimmermann.
Les Zurichois se font remarquer en général par une curiosité naïve qui surprend d'abord, parce qu'on la prend pour de l'indiscrétion ; puis bientôt vous vous apercevez qu'elle prend sa source dans cette bonhomie qui, n'ayant rien à cacher aux autres, n'admet pas que les autres puissent avoir des secrets pour nous.
Pendant que nous déjeunions, tout en causant en italien, nous en eûmes un exemple. Un honnête bourgeois de Zurich, vêtu d'un habit marron, d'une culotte courte et de bas chinés, portant un chapeau à grands bords, des boucles à ses souliers et une grande chaîne de montre à son gousset, se leva du coin du feu où il était assis, fit quelques pas vers nous, s'arrêta pour nous regarder tout à son aise, puis se mit à arpenter la chambre en long et en large, jetant, chaque fois qu'il passait près de notre table, un regard naïvement curieux sur sir Williams et sur moi ; il est vrai de dire que, quoique nous mangeassions au même râtelier, nous formions un singulier attelage.
Enfin il n'y put plus tenir ; il s'arrêta juste en face de nous, appuya ses deux mains sur le pommeau de sa canne, et, sans préparation aucune :
- Qui êtes-vous ? nous dit-il en français.
La question nous surprit, dans un pays où l'on voyage sans passe-port ; nous fûmes donc un instant sans répondre, doutant qu'elle nous fût adressée : aussi le bourgeois s'impatientait-il de notre silence, et, indiquant d'un mouvement de tête que c'était à nous qu'il adressait la parole :
- Je vous demande qui vous êtes ? continua-t-il.
- Qui nous sommes, nous ? répondis-je.
- Oui, vous.
- Nous sommes des voyageurs, parbleu ! Will you have a wing of this fowl, continuai-je en anglais pour dérouter notre homme, et offrant à mon vis-à-vis une aile de poulet.
- Yes, very well, I thank you, me répondit sir Williams en me tendant son assiette.
Le Zurichois s'arrêta tout court en entendant ce nouveau langage qu'il ne comprenait pas ; il demeura un instant à réfléchir, tenant son menton dans une de ses mains ; puis il se remit à parcourir à pas mesurés la ligne qu'il avait adoptée. Enfin, s'arrêtant une seconde fois :
- Et pourquoi voyagez-vous ? nous dit-il.
- Pour notre plaisir, répondis-je.
- Ah ! ah ! fit le Zurichois.
Alors il se remit à marcher un instant ; puis, s'arrêtant de nouveau :
- Vous êtes donc riches ?
- Moi ?... dis-je, ne pouvant revenir de l'étonnement que me causait ce laisser-aller.
- Oui, vous.
- Vous me demandez si je suis riche ?
- Oui.
- Non, je ne suis pas riche.
- Alors si vous n'êtes pas riche, comment faites-vous pour voyager ? On dépense beaucoup d'argent en voyage.
- C'est vrai, répondis-je, surtout en Suisse, où les aubergistes sont tant soit peu voleurs.
- Hum ! fit le Zurichois en reprenant sa course. Mais enfin, comment faites-vous ? continua-t-il en s'arrêtant de nouveau.
- Mais je gagne quelque argent.
- à quoi ?
- à quoi ?
- Oui.
- Eh bien, le matin, quand je suis bien disposé, je prends une plume et un cahier de papier ; puis, tant que j'ai des idées dans la tête, j'écris, et quand ça forme un volume ou un drame, je porte le paquet à un libraire ou à un théâtre.
Le Zurichois laissa retomber sa lèvre inférieure en signe de mépris, et se remit à arpenter la chambre en paraissant réfléchir profondément à ce que je lui avais dit ; puis, répétant le même jeu de scène :
- Et combien cela peut-il vous rapporter par an ? continua-t-il.
- Mais, l'un dans l'autre, vingt-cinq à trente mille francs.
Le Zurichois me regarda un instant fixement et sournoisement pour s'assurer que je ne me moquais pas de lui ; puis il reprit, comme le malade imaginaire, sa promenade en murmurant :
- Vingt-cinq à trente mille francs ! hum !... vingt-cinq à trente mille francs ! hum ! hum ! hum !... c'est joli, fort joli, très joli !
Il s'arrêta.
- Et votre camarade ?
- Il a cent mille livres de rente.
Le Zurichois reprit sa course, qu'il interrompit à son troisième retour, en ayant l'air d'attendre qu'à notre tour nous lui fissions quelques questions ; mais, voyant que nous nous étions remis à manger du poulet et à parler italien :
- Moi, dit-il, je m'appelle Fritz Haguemann ; j'ai cinq mille trois cents francs de rente, une femme que j'ai épousée par inclination, quatre enfants, deux garçons et deux filles ; je suis bourgeois à Zurich et abonné à la bibliothèque, ce qui me donne le droit d'y prendre des livres.
- Et cela vous donne-t-il le droit d'y conduire des étrangers ?
- Sans doute, dit le bourgeois en se rengorgeant, et, conduits par moi, ils peuvent se vanter qu'ils seront bien reçus par M. Orell, le bibliothécaire, ou par M. Horner, qui est son second.
- Eh bien, lui dis-je, mon cher monsieur Haguemann, puisque nous nous connaissons maintenant comme si nous étions amis depuis dix ans, est-ce que ne pourriez pas, en faveur de cette amitié, me conduire à la bibliothèque ? Vous devez y avoir trois lettres autographes de Jane Gray à Bullinguer, et une lettre de Frédéric à Müller, que je serais fort aise de lire.
- Et comment savez-vous cela ?
- Ah ! comment je sais cela ? Un de mes amis, un savant, ce qui ne l'empêche pas d'être un homme d'infiniment d'esprit, exception qui lui fait quelque tort parmi ses confrères, Buchon, le connaissez-vous ? Je vous le nomme parce que vous aimez à ce qu'on mette les points sur les i.
- Je ne le connais pas.
- ça ne fait rien. Eh bien, Buchon est venu l'année dernière à Zurich, il a lu vos lettres, et il m'en a parlé.
- Ah ! ah ! Eh bien, dites donc, vous me les ferez voir, n'est-ce pas ?
- Avec le plus grand plaisir, et je serai enchanté d'être venu de Paris pour cela : Let us go, sir, are you coming ? dis-je en me levant.
- Yes, répondit sir Williams.
Et nous nous acheminâmes vers la bibliothèque, conduits par notre respectable introducteur.
Il ne nous avait menti ni sur son influence, ni sur l'amabilité de M. Horner. On nous déroula ce que la bibliothèque de Zurich avait de plus curieux, c'est-à-dire une partie de la correspondance de Zwingle, des manuscrits de Lavater, trois lettres de Jane Gray, trop longues pour que nous les reproduisions ici, et une lettre de Frédéric, assez originale et assez courte pour que nous la mettions sous les yeux de nos lecteurs. Voici à quelle occasion elle fut écrite.
En 1784, le professeur H. Müller publia, avec le soin et la religion d'un véritable Allemand, une collection d'anciennes chansons suisses naïves et vigoureuses comme le peuple qui les chantait. L'éditeur, qu'il ne faut pas confondre avec l'historien, J. de Müller, obtint de Frédéric le Grand la permission de lui dédier ces chants nationaux et les lui envoya, croyant lui faire grand plaisir. Mais c'était un genre de littérature que le roi philosophe appréciait médiocrement ; aussi répondit-il à M. Müller la lettre suivante :

Cher et fidèle savant, vous jugez trop favorablement ces poésies des XIIe, XIIIe et XIVe siècles qui ont vu le jour par vos soins, et que vous croyez si dignes d'enrichir la langue allemande ; à mon avis, elles ne valent pas une charge de poudre, et ne méritent pas d'être tirées de l'oubli où elles étaient ensevelies. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, dans ma bibliothèque particulière, je ne souffrirais pas de pareilles niaiseries, et je les jetterais plutôt par la fenêtre. Aussi, l'exemplaire que vous m'envoyez attendra-t-il tranquillement son sort dans la grande bibliothèque publique ; quand à vous garantir beaucoup de lecteurs, c'est ce que ne saurait, malgré toute sa bienveillance pour vous, vous garantir votre roi.
FREDERIC.

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