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Chapitre XLII
Alcide Jollivet

Il était quatre heures du soir à peu près lorsque mon nouvel ami, Alcide Jollivet, entra dans ma chambre au moment où je donnais l'ordre qu'on m'amenât, le lendemain matin, une barque et des bateliers pour me rendre à Stanstadt.
- Un instant, un instant, dit Jollivet, vous ne vous en irez pas comme cela ; vous savez que j'ai un compte à régler avec mon goddem.
- Bah ! lui dis-je, je croyais que vous aviez oublié cette ridicule querelle.
- Merci ! on vous jettera des bouteilles à la tête sans dire gare, et vous croyez que ça se passera comme ça ? Oh ! vous ne connaissez pas Alcide Jollivet.
- Voyons, asseyez-vous là et causons.
- Avec plaisir. Si je faisais monter un petit verre de kirsch, hein ?
- J'en ai là d'excellent. Attendez.
- Non, non, ne vous dérangez pas, je le vois... Et des verres ?... En voilà. Maintenant, prêchez, j'écoute.
- Eh bien, mon cher compatriote, croyez-vous que l'insulte que vous avez faite ou reçue soit assez sérieuse pour que vous tuiez un homme ou qu'un homme vous tue. Voyons ?
- écoutez, dit Jollivet en dégustant son petit verre, je suis bon garçon, moi. Il est fameux votre kirsch ! Je ne ferais pas de la peine à un enfant ; je ne suis pas querelleur, attendu que je ne sais pas me battre. Où l'avez-vous acheté, hein ?
- Ici-même.
- Au Cheval-Blanc ?
- Oui.
- Ah ! le père Frantz, il ne m'en a pas donné de ce coin-là ; je m'en plaindrai à Catherine. Je conviens donc que, si c'était à un Français que la chose fût arrivée, je dirais : « C'est bon, c'est bien, l'affaire ne regarde que nous ; entre compatriotes, ça s'arrange, personne n'a le droit d'y mettre le nez ; » mais avec un Anglais, voyez-vous... D'abord, je ne peux pas les sentir, ces Anglais, ils ont fait mourir mon empereur... avec un Anglais c'est autre chose ; d'autant plus qu'il y avait là des Allemands, des Russes, des Polonais, l'Afrique et l'Amérique, est-ce que je sais, moi ? et qu'on dirait dans les quatre parties du monde que les Français ont eu le dessous. Eh bien ! ça ne doit pas être. En France, c'est bien ; un Français recule devant un Français, il n'y a rien à dire ; mais à l'étranger, chacun de nous représente la France : ce qui m'est arrivé à moi vous serait arrivé à vous, que vous vous battriez, et si vous ne vous battiez pas, je me battrais à votre place, moi. Voyez-vous, à Milan, l'année passée, il y avait un commis voyageur de Paris, de la rue Saint-Martin, qui avait manqué d'argent ; un Italien lui en avait prêté, il lui avait fait son billet. Au jour dit, il ne l'a pas payé : le surlendemain, je suis arrivé dans la ville ; on parlait de ça dans le commerce, on commençait à jaser sur les Français. « Oh ! j'ai dit, halte-là ! c'est un de mes amis ; il m'a chargé de payer ; je suis de deux jours en retard, c'est ma faute, ce n'est pas la sienne ; je me suis amené à Turin, j'ai tort. C'est cinq cents francs, les voilà : mettez votre pour-acquit derrière, et donnez-moi le billet. »
- Et votre ami, vous a-t-il remboursé ?
- Mon ami, je ne le connaissais pas ; seulement, il était de la rue Saint-Martin, et moi de la rue Saint-Denis ; il voyageait pour les vins, et moi pour les soieries ; ça été cinq cents francs de moins dans ma poche ; mais le nom de Français est sans tache.
- Vous êtes un brave garçon, lui dis-je en lui tendant la main.
- Oui, oui, oui, je m'en vante : je n'ai pas d'esprit, moi, je n'ai pas grande éducation, je ne fais pas de drames comme vous, enfin, car je vous ai reconnu ; et puis, d'ailleurs, votre nom est connu au boulevard Saint-Martin ; mais il n'y en pas un pour m'en revendre en arithmétique : je sais que deux et deux font quatre, qu'une bouteille jetée à la tête vaut un coup de pistolet.
- Eh bien, c'est vrai, vous avez raison, lui dis-je.
- Ah ! c'est heureux ; on a du mal à vous tirer la vérité du ventre.
- écoutez, lui dis-je en le regardant dans les yeux, je ne vous connaissais pas ; au premier abord, pardon de ce que je vais vous dire, vous ne m'avez inspiré ni l'intérêt ni la confiance qu'en ce moment j'éprouve pour vous.
- Ah ! c'est vrai, n'est-ce pas ? parce que je suis sans façon ; j'ai des manières de commis voyageur. Que voulez-vous ! c'est mon état ; mais le cœur est solide, néanmoins, et pour l'honneur national je me ferais hacher en morceaux.
- Or, continuai-je, ce que vous avez dit de l'importance de notre conduite à l'étranger, je le pense comme vous. Dans un duel hors de France, un témoin, c'est un second, c'est un parrain, c'est un frère ; si l'homme dont il est la caution ne se bat pas, il faut qu'il se batte, lui. Ainsi, réfléchissez : quand vous m'aurez fait entamer l'affaire, si ce n'est pas vous qui la terminez, ce sera moi ; maintenant, je suis prêt.
- Eh bien, soyez tranquille, allez trouver l'Anglais de confiance, arrangez les choses avec lui comme cela vous conviendra, et puis vous me direz ce qu'il faut que je fasse, et je le ferai.
- Avez-vous de la préférence pour une arme quelconque ?
- Moi, je n'en sais pas plus à l'épée qu'au pistolet ; la seule arme que je manie un peu proprement, c'est l'aune : à celle-là, je ne crains pas de rencontrer un maître. Il est un peu joli, le calembour, hein ?...
- Oui ; mais ne nous ne sommes pas ici pour faire de l'esprit.
- Vous avez raison ; parlons peu et parlons bien.
- Aurez-vous du calme sur le terrain ?
- Je ne peux vous répondre de cela, moi : si le sang me monte à la tête, il faudra que ça éclate ; seulement, ça éclatera en avant, je vous en réponds.
- Sacredieu, quelle stupide affaire ! m'écriai-je en frappant du pied.
- Allons, allons, allons, en route, et tout ce qu'il voudra, entendez-vous ? depuis l'aiguille à tricoter jusqu'à la couleuvrine.
- Où demeure-t-il ?
- à la Balance.
- Et comment l'appelle-t-on ?
- Sir Robert Lesly, baronnet ; passez par l'Aigle, et prenez l'Allemand avec vous ; c'est un brave homme, et puis je ne suis pas fâché qu'il soit là.
- C'est bien, attendez-moi ici.
- écoutez : si cela vous est égal, je monterai chez moi ; j'ai deux mots à dire à ma petite femme.
- Vous êtes marié ?
- Marié !... allons donc !
- Très bien.
- Voyez-vous, en rentrant ici, vous prendrez votre bâton de voyage, vous frapperez trois fois au plafond, et je descendrai.
- C'est dit. Laissez-moi seulement le temps de faire un peu de toilette.
- Bah ! vous êtes bien comme cela.
- Mon cher ami, il y a certaines propositions qu'on ne peut faire qu'avec une chemise à jabot et des gants blancs.
- Vous avez raison. Bonne chance ! et ne rompez pas d'une semelle, ne cédez pas d'un pouce. Des excuses ou du plomb !
- Soyez tranquille.
Je m'habillai tout en pensant à ce singulier mélange d'expressions vulgaires et de sentiments élevés. Ce type, qu'on chercherait vainement, je crois, dans tout autre pays et qui est si commun en France, m'était déjà connu ; mais jamais je n'avais été à même de l'étudier de si près. De ce moment, outre l'intérêt réel que m'inspirait ce brave jeune homme, il y avait encore une curiosité d'anatomiste. Il en est de l'auteur dramatique comme du médecin : dans toute chose, il voit malgré lui le côté de l'art, et, en même temps que son âme se prend, malgré lui, son esprit étudie. Cela est triste à dire, mais, chez l'un comme chez l'autre, il y a une partie du cœur qui est desséchée : chez le médecin, c'est celle qui touche à la science ; chez le poète, c'est celle qui touche à l'imagination.
Je trouvai l'Allemand à l'hôtel de l'Aigle ; il avait donné sa parole, et, en général, les gens de sa nation ne la retirent point. Il me suivit chez l'Anglais.
Arrivés à l'hôtel de la Balance, nous demandâmes sir Robert ; on nous dit qu'il était dans le jardin ; nous y entrâmes. à peine eûmes-nous fait vingt pas, que nous l'aperçûmes au bout d'une allée transversale. Il s'exerçait au pistolet ; derrière lui, son domestique chargeait les armes.
Nous nous approchâmes lentement et sans bruit, et, arrivés à dix pas de lui, nous nous arrêtâmes. Sir Robert était de première force : il tirait à vingt-cinq pas sur des pains à cacheter collés contre le mur, et faisait mouche presque à tout coup.
- Sacrement !... murmura l'Allemand.
- Diable ! diable ! fis-je.
- Pardon ! dit sir Robert ; je n'avais pas vu vous, messieurs, et je faisais la main à moi.
- Mais elle ne me paraît pas trop dérangée, d'après les trois derniers coups que vous venez de tirer.
- No ! no ! je être assez content pour moi.
- Nous sommes enchantés de vous trouver dans ces heureuses dispositions, monsieur ; l'affaire que nous avons à traiter n'en sera que plus facile à mener à terme.
- Oui ; vous venez pour la bouteille, n'est-ce pas ? Très bien ! très bien ! je attendais vous.
- Alors, monsieur, je vois que la négociation ne sera pas longue.
- No, elle sera très courte. Votre camarade, il have le envie de se battre, et moi aussi.
- Alors, monsieur, envoyez-nous vos témoins ; car il me paraît que le point principal est convenu et qu'il n'y a plus à régler que les armes, le lieu et l'heure.
- Oui, oui, cela être tout ; ils seront à le vôtre hôtel demain à sept heures.
- C'est bien ; à l'honneur de vous revoir !
- Adieu, adieu !
- John, rechargez les pistolets.
Et, avant que nous fussions sortis du jardin, nous avions la preuve que milord continuait son exercice.
- Savez-vous, dis-je à mon compagnon, que notre adversaire tire le pistolet d'une manière assez distinguée ?
- Ia, répondit l'Allemand.
- Je voudrais bien avoir des pistolets de tir, pour voir au moins ce que sait faire notre homme ; allons chez un armurier, peut-être que nous en trouverons.
- Moi en afoir.
- Vous ! et sont-ils bons ?
- Des Kuchenreiter.
- Parfait. Allons les chercher.
- Allons.
Nous rentrâmes à l'hôtel de l'Aigle. L'Allemand tira les instruments de leur boîte : c'était bien cela ; d'ailleurs, le nom de l'auteur était écrit en lettres d'argent, incrustées sur leur canon bleu d'azur.
- Oh ! mes vieux amis, dis-je en essayant leurs ressorts, je vous reconnais : vous n'êtes pas si brillants que nos joujoux de Paris, ni si moelleux que vos confrères de Londres, mais vous êtes bons et sûrs, et, pourvu que la main qui vous dirige ne tremble pas, vous portez une balle aussi loin et aussi juste que si vous sortiez des ateliers de Versailles ou des fabriques de Manchester. Permettez-vous que je les emporte, monsieur ? demandai-je à l'Allemand.
- Faites.
- à demain, sept heures.
- à demain.
Je rentrai à l'hôtel assez inquiet. L'affaire prenait une tournure sérieuse. L'Anglais avait été calme, digne et poli. Il était évident que c'était, non seulement un homme qui se battait, mais encore un homme qui savait se battre. L'offense était réciproque ; par conséquent, il n'y avait pas à refuser ou à choisir les armes ; le sort devait en décider ; et, si le sort décidait que le combat aurait lieu au pistolet, je ne voyais pas grande chance pour mon pauvre compatriote. Aussi étais-je là, debout devant la table, tournant et retournant mes Kuchenreiter sans pouvoir me décider à le faire descendre. Enfin je voulus voir s'ils étaient aussi bons que ceux avec lesquels j'avais commencé mon éducation ; je les chargeai tous deux, et, comme ma fenêtre donnait sur le jardin, je visai un petit arbre qui était à une vingtaine de pas de moi, et je tirai... La balle enleva un morceau d'écorce.
- Bravo ! dit une voix qui partait de la fenêtre au-dessus de la mienne et que je reconnus pour celle de notre commis voyageur ; bravo, bravissimo !
Et il se mit à descendre par son balcon pour gagner le mien.
- Eh bien, mais que diable faites-vous ?
- Je prends le chemin le plus court.
- Vous allez vous casser le cou, mon cher ami.
- Moi ? Oh ! pas si jeune, on connaît sa gymnastique et on s'en sert.
Il lâcha la dernière barre de fer, qu'il ne tenait plus que d'une main, et tomba sur mon balcon.
- Voilà, sans balancier.
- Ma parole, vous me faites peur.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que vous êtes un grand enfant, et pas autre chose.
- Bah ! dans l'occasion, on sera un homme, soyez tranquille. Eh bien, qu'y a-t-il de nouveau ?
- J'ai vu notre Anglais.
- Ah !
- Il se battra.
- Tant mieux.
- Nous l'avons trouvé dans le jardin.
- Que faisait-il donc ? Le temps des fraises est passé, ce me semble.
- Il s'exerçait au pistolet.
- C'est un amusement comme un autre.
- Vous ne demandez pas comment il tire ?
- Je le saurai demain.
- Mais vous-même, voyons, prenez ce pistolet, il est tout chargé.
- Pourquoi faire ?
- Pour que je voie ce que vous savez faire.
- Ne vous inquiétez pas de cela ; si nous nous battons, je tirerai d'assez près pour ne pas le manquer.
- Vous êtes toujours décidé ?
- Ah ça ! vous devenez monotone à la fin.
- C'est bon, n'en parlons plus.
- Et pour quelle heure ?
- Mais pour huit heures, à peu près.
- Bien ; quand vous aurez besoin de moi, vous me frapperez ; en attendant, je retourne à mes amours, toujours.
à ces mots, il se mit à grimper comme un écureuil à l'angle de ma fenêtre, regagna son balcon, et rentra chez lui.
J'employai le reste de la soirée à me procurer des épées et à prévenir un chirurgien. Francesco se chargea, de son côté, de tenir une barque prête : je la louai pour toute la journée.
Le lendemain, à sept heures, l'Allemand était chez moi ; derrière lui, venaient les témoins de sir Robert. Comme je l'avais prévu, le sort devait décider de toutes les conditions ; quant au lieu du combat, ils proposèrent une petite île inhabitée du golfe de Küssnach ; nous acceptâmes. Ces préliminaires arrêtés, ces messieurs se retirèrent.
Je frappai comme il était convenu le plafond avec mon bâton de voyage. Alcide me répondit avec le talon de sa botte, et, cinq minutes après, il descendit.
Lui aussi avait fait toilette, car il avait entendu ce que j'avais dit la veille, et il avait voulu me prouver qu'il ne l'avait pas oublié. Malheureusement, sa toilette était des plus mal choisies pour l'occasion à laquelle elle devait servir : il avait un habit à boutons de métal ciselé, un pantalon à raies et une cravate de satin noir surmontée d'un col blanc.
- Vous allez remonter chez vous et changer entièrement de costume, lui dis-je.
- Et pourquoi cela ? je suis tout flambant neuf.
- Oui, vous êtes magnifique, c'est vrai ; mais les raies de votre pantalon, les boutons de votre habit et le col de votre chemise sont autant de points de mire qu'il est inutile de présenter à votre adversaire. N'avez-vous pas un pantalon de couleur sombre et une redingote noire ? quant à votre col, vous l'ôterez, voilà tout.
- Si fait, j'ai tout cela ; mais cela nous retardera.
- Soyez tranquille, nous avons le temps.
- Et où l'affaire a-t-elle lieu ?
- Dans la petite île de Küssnach.
- Dans un instant je suis à vous.
En effet, cinq minutes après, il rentra dans le costume indiqué.
- Voilà, dit-il : costume complet d'entrepreneur des pompes funèbres ; il ne me manque qu'un crêpe à mon chapeau ; mais ce n'est pas la peine de retarder le départ pour cela. En route, messieurs, en route ; je ne voudrais pour rien au monde arriver le dernier.
La barque était à cinquante pas de l'auberge, les bateliers n'attendaient que nous ; le chirurgien, prévenu, était à bord. Nous partîmes. à peine fûmes-nous sur le lac, que nous vîmes, à cinq cents pas devant nous, le bateau de sir Robert.
- Un louis de trinkgeld , dit Jollivet aux bateliers, si nous sommes arrivés à l'île de Küssnach avant la barque que vous voyez.
Les bateliers se courbèrent sur leurs rames, et la petite embarcation glissa sur l'eau comme une hirondelle. La promesse fit merveille : nous arrivâmes les premiers.
C'était une petite île de soixante et dix pas de longueur à peu près, au milieu de laquelle l'abbé Raynal, dans un de ses accès de liberté philosophique, avait fait élever un obélisque en granit pour consacrer la mémoire des patriotes de 1308. Il avait d'abord demandé aux magistrats d'Unterwalden de faire ériger ce monument au Grutli ; mais ceux-ci l'avaient remercié en répondant que la chose était inutile, et que le souvenir de leurs ancêtres n'était pas en danger de s'éteindre chez leurs descendants. Il s'était donc contenté de l'île de Küssnach, et il y avait fait dresser son obélisque, traversé, pour plus grande solidité, d'une barre de fer dans toute sa longueur. Malheureusement, cette précaution, qui devait éterniser le monument, fut la cause même de sa perte. La foudre, attirée par le fer, tomba, quelques années après, sur l'obélisque et le mit en pièces.
Le lieu était on ne peut mieux choisi pour la scène qui allait s'y passer. C'était une langue de terre plus longue que large au milieu de laquelle se trouvent encore les débris du monument de l'abbé Raynal ; parfaitement soltaire, du reste, attendu que, dans les crues du lac occasionnées par la fonte des neiges, l'eau doit la recouvrir entièrement. Je venais de l'examiner dans toutes ses parties, lorsque la barque de sir Robert aborda à l'extrémité opposée à celle où nous nous trouvions. Sir Robert resta au bord de l'eau, ses témoins s'avancèrent vers nous ; je fis un pas pour aller au-devant d'eux. Jollivet m'arrêta par le bras. Je fis signe à l'Allemand que j'allais le rejoindre ; il s'avança en conséquence à la rencontre de ces messieurs.
- Une seule chose, dit Jollivet.
- Laquelle ?
- Promettez-moi que si le sort nous accorde la faculté de régler les conditons du combat, vous accepterez les miennes. Ce seront celles d'un homme qui n'a pas peur, soyez tranquille.
- Je vous le promets.
- Allez maintenant.
Je m'avançai vers nos adversaires. Sir Robert leur avait expressément défendu de faire aucune concession, de sorte que nous n'eûmes à nous occuper que des préparatifs du combat. Nous jetâmes en l'air une pièce de cinq francs. Ces messieurs retinrent tête pour le pistolet, et nous pile pour l'épée : la pièce retomba tête, le pistolet fut adopté.
On jeta la pièce une seconde fois en l'air pour savoir si l'on se servirait des pistolets de l'Anglais, qui lui étaient familiers, ou de ceux de l'Allemand, qui étaient étrangers à l'un comme à l'autre. Cette fois encore, le sort favorisa nos adversaires.
Enfin, on fit un troisième appel au hasard pour savoir à qui appartiendrait de régler le mode du combat : cette fois, le sort fut pour nous. J'allai trouver Jollivet.
- Eh bien, dis-je, vous vous battez au pistolet.
- Très bien.
- Sir Robert a le droit de choisir ses armes.
- ça m'est égal.
- Maintenant, c'est à vous de régler le combat.
- Ah ! dit Jollivet en se levant, eh bien, dans ce cas-là, nous allons rire ; je veux... entendez-vous bien ? je puis dire : je veux, car j'ai votre parole... je veux que nous marchions l'un sur l'autre, un pistolet de chaque main, et que nous tirions à volonté.
- Mais, mon cher ami...
- Voilà mes conditions, je n'en accepterai pas d'autres.
Je n'avais rien à dire ; j'étais lié par ma promesse. Je transmis ma mission aux témoins de sir Robert. Ils allèrent le trouver. Après quelques mots échangés, l'un d'eux se retourna.
- Sir Robert accepte, dit-il.
Nous nous saluâmes réciproquement.
J'allai chercher les pistolets dans la barque, et je les apportai. Je commençais à les charger, lorsque Jollivet me prit par le bras.
- Laissez faire la besogne à notre ami l'Allemand, me dit-il ; j'ai deux mots à vous communiquer.
Nous nous écartâmes.
- Je n'ai personne au monde, et, si je suis tué, par conséquent personne ne me pleurera, si ce n'est pourtant une pauvre fille qui m'aime de tout son cœur.,
- Lui avez-vous écrit ?
- Oui, voilà une lettre. Si je suis tué, dis-je, faites-la-lui parvenir ; si je suis blessé et qu'on ne puisse me transporter jusqu'à Lucerne, allez la trouver vous-même, et envoyez-la-moi où je serai.
- Elle demeure donc dans cette ville ?
- C'est la fille de notre hôte, Catherine. Je lui ai promis de l'épouser, pauvre fille ! et en attendant... vous comprenez !
- C'est bien, la chose sera faite.
- Merci. Allons, sommes-nous prêts, mes petits amours ?
Je me retournai vers nos adversaires, ils attendaient.
- Je crois que oui, répondis-je.
- Une poignée de main.
- Du sang-froid !...
- Soyez tranquille.
En ce moment, l'Allemand se rapprocha de nous avec les pistolets tout chargés ; nous conduisîmes Alcide Jollivet à l'extrémité de l'île ; puis, voyant que les témoins de sir Robert s'étaient déjà écartés de lui, nous revînmes nous placer en face d'eux, laissant les deux combattants à cinquante-cinq pas de distance à peu près l'un de l'autre ; alors, nous étant regardés pour savoir si l'on pouvait donner le signal, et voyant que rien ne s'y opposait, nous frappâmes trois fois dans nos mains, et, au troisième coup, les adversaires se mirent en marche.
Certes, une des sensations les plus poignantes qu'on puisse éprouver, c'est de voir deux hommes pleins de vie et de santé, qui devraient avoir encore tous deux de longues années à vivre, et qui s'avancent l'un au-devant de l'autre tenant la mort de chaque main. En pareille circonstance, le rôle d'acteur est, je crois, moins pénible que celui du spectateur, et je suis sûr que le cœur de ces hommes, qui d'un moment à l'autre pouvait cesser de battre, était moins violemment serré que le nôtre. Pour moi, mes yeux étaient fixés comme par enchantement sur ce jeune homme dans lequel, la veille au soir, je ne voyais encore qu'un farceur d'assez mauvais goût et auquel, à cette heure, je m'intéressais comme à un ami. Il avait rejeté ses cheveux en arrière, sa figure avait perdu cette expression de plaisanterie triviale qui lui était habituelle ; ses yeux noirs, dont seulement alors je remarquais la beauté, étaient hardiment fixés sur son adversaire, et ses lèvres entr'ouvertes faisaient voir ses dents violemment serrées les unes contre les autres. Sa démarche avait perdu son allure vulgaire : il marchait droit, la tête haute, et le danger lui donnait une poésie que je n'avais pas même soupçonnée en lui. Cependant, la distance disparaissait devant eux ; tous deux marchaient d'un pas mesuré et égal, ils n'étaient plus qu'à vingt pas l'un de l'autre. L'Anglais tira son premier coup. Quelque chose comme un nuage passa sur le front de son adversaire, mais il continua d'avancer. à quinze, pas, l'Anglais tira son second coup et attendit. Alcide fit un mouvement comme s'il chancelait, mais il avança toujours. à mesure qu'il s'approchait, sa figure pâlissante prenait une expression terrible. Enfin, il s'arrêta à une toise à peu près; mais, ne se croyant pas assez près, il fit encore un pas, et puis un pas encore. Ce spectacle était impossible à supporter.
- Alcide ! lui criai-je, est-ce que vous allez assassiner un homme ? Tirez en l'air, sacredieu ! tirez en l'air !
- Cela vous est bien aisé à conseiller, dit le commis voyageur en ouvrant sa redingote et en montrant sa poitrine ensanglantée ; vous n'avez pas deux balles dans le ventre, vous.
à ces mots, il étendit le bras et brûla à bout portant la cervelle de l'Anglais.
- C'est égal, dit-il en s'asseyant sur un débris de l'obélisque, je crois que mon compte est bon ; mais au moins j'ai tué un de ces brigands d'Anglais qui ont fait mourir mon empereur !...

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