En Suisse Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XLI
Righi

Nous arrivâmes vers les quatre heures à Wegghis, point qui, après une mûre délibération, avait été choisi par mes bateliers comme celui d'où je devais commencer mon ascension sur la montagne la plus renommée de la Suisse pour le magnifique panorama qu'on découvre de sa cime.
La journée était déjà avancée ; aussi ne nous arrêtâmes-nous à l'auberge que le temps d'aller chercher un conducteur. Malheureusement, ainsi que je l'ai dit, nous nous y prenions un peu tard. Comme le temps promettait d'être magnifique pour le lendemain, il y avait eu abondance de voyageurs, ce qui avait amené pénurie de guides ; si bien que le dernier était parti, il y avait une heure, avec un Anglais. Notre hôte nous conseilla de nous mettre à la poursuite du gentleman, nous promettant que, si nous étions bons marcheurs, nous le rattraperions à moitié chemin de la montée, ce qui nous permettrait de profiter, pour la dernière partie de la montagne, qui est la plus difficile, de la compagnie de son cicerone.
Nous profitâmes de l'avis, et nous nous mîmes immédiatement en route. Le chemin, qui part de la porte même de l'auberge, était assez visiblement tracé pour que nous n'eussions pas à craindre de nous égarer ; il s'engageait, à deux cents pas à peine de la maison, dans un charmant bois de noyers et de chênes qui nous accompagnèrent ainsi pendant l'espace d'une demi-lieue, après laquelle nous entrâmes dans un espace aride et couleur de rouille, dévasté ainsi par l'éruption de 1795.
Cette éruption bizarre, dont on a cherché longtemps la cause, expliquée de nos jours, menaça un instant les habitants de Wegghis du même sort que ceux d'Herculanum ; seulement, au lieu d'être engloutis par la lave, ils faillirent l'être par la boue. Le 16 juillet 1795, au point du jour, les habitants, qui toute la nuit avaient été tenus sur pied par des bruits dont ils ignoraient la cause, virent se former des crevasses transversales au tiers de la hauteur de la montagne, à l'endroit où les couches de brèche du Rossberg, échancrées par la vallée de Goldau, viennent s'appuyer aux couches calcaires du Righi ; de ces crevasses sortit un courant de vase d'une teinte ferrugineuse qui descendit comme une large nappe de fange d'un quart de lieue de largeur et de dix à vingt pieds de hauteur, suivant les inégalités du terrain et s'avançant avec assez de lenteur pour donner aux habitants le loisir d'enlever ce qu'ils avaient de plus précieux ; pareille en tout point à la lave, excepté que sa fusion n'étant point produite par la chaleur, cette boue s'amoncelait à la partie des objets qui lui faisaient obstacle et passait par-dessus quand elle ne les poussait pas devant elle. L'éruption dura ainsi sept jours, et, partout où elle passa, la fraîche verdure du Righi disparut sous une teinte ferrugineuse qui, vue du lac, forme encore une dartre immense aux flancs de la montagne.
Au reste, l'industrie des habitants a déjà reconquis à la végétation une partie de ce désert, et finira par le recouvrer entièrement ; alors, comme les pêcheurs de Torre del Greco et de Resina, ils dormiront de nouveau couchés à la base d'un volcan tout aussi dangereux que celui de Naples ; car le phénomène dont ils ont manqué d'être victimes vers la fin du siècle dernier est causé par l'infiltration des eaux qui pénètrent du sommet du Righi dans l'intérieur de la montagne, trouvent une couche de terre située entre deux couches de rochers, et lui ôtent sa consistance, de sorte que, cédant à la pression de la masse supérieure, cette terre délayée s'échappe à l'état de boue. Ces symptômes sont d'autant plus alarmants, que ce sont ceux qui annoncèrent la chute de Rossberg, et que, cette fois, ce ne serait plus une couche de la montagne qui se précipiterait dans la vallée, mais la montagne tout entière qui glisserait sur sa base comme un vaisseau sur le chantier en pente où on l'a construit, et qui, comblant le lac de Lucerne, inonderait tout le pays environnant.
Nous venions de dépasser cette plaine désolée, et nous approchions du petit ermitage de Sainte-Croix, qui forme la moitié du chemin, lorsque nous vîmes revenir à nous, raide et formant des enjambées aussi exactement régulières qu'en pourrait faire un compas qui marcherait, un jeune homme que nous reconnûmes facilement pour notre Anglais. Son guide le suivait en lui faisant, moitié en allemand, moitié en français, toutes les observations qu'il croyait propres à lui faire rebrousser chemin pour continuer son ascension interrompue ; mais lui, sourd et impassible, continuait de descendre, augmentant de rapidité à mesure qu'il descendait, de manière à craindre qu'avant cinq cents pas il ne se mît à courir.
Nous vîmes du premier coup que les officieuses et instantes prières du guide lui étaient inspirées par la crainte de perdre sa journée, et je lui demandai s'il voulait abandonner la fortune de l'Anglais et s'attacher à la nôtre. La proposition fut acceptée à l'instant même ; il s'arrêta et laissa son voyageur achever sa route. Celui-ci, sans s'inquiéter de l'abandon de son guide, continua de descendre la montagne dans la même progression, ce qui nous donna l'espérance que, du train dont il allait, il serait à Wegghis avant une demi-heure.
Nous demandâmes au guide s'il savait quel genre d'affaire rappelait si instamment son Juif errant vers le lac ; mais il nous dit qu'il fallait qu'il fût sujet à cette maladie ; que ça lui avait pris tout à coup. D'abord, il avait eu grand'peine à le décider à monter sur le Righi, et, pour le décider, il avait eu besoin de lui promettre qu'il s'y trouverait probablement seul ; alors, et sur cette promesse, il avait pris son parti et s'était mis en route, demandant de cinq cents pas en cinq cents pas s'il était arrivé, et, sur la réponse négative, se remettant en route avec une résignation de quaker ; enfin, à moitié chemin à peu près, il avait appris qu'une société considérable le précédait ; cette nouvelle avait paru le frapper de stupeur ; il était resté un instant immobile et rougissant ; puis, tout à coup, il avait fait volte-face et s'était mis en route pour Wegghis. Le guide avait eu beau lui dire que, puisqu'il était à moitié chemin, il avait aussi court de continuer à monter ; l'Anglais avait pensé sans doute, à part lui, que, le lendemain, il lui faudrait descendre, et cette conviction fâcheuse lui avait inspiré la résolution désespérée dont, sans doute, son guide était victime.
L'épisode le plus curieux de la montée du Righi est une route formée par quatre blocs de rochers qui, l'on ne peut deviner comment, se sont dressés les uns contre les autres de manière à former une arche. Il est évident que la main des hommes n'est pour rien dans ce capricieux incident de la nature. Mon guide, selon l'habitude des paysans suisses, ne manqua pas de l'attribuer à l'ennemi éternel du genre humain ; mais j'eus beau l'interroger, il ne savait pas dans quel but le diable s'était passé cette fantaisie.
à compter de ce moment, nous marchâmes en plaine, voyant les montagnes voisines s'abaisser et le panorama s'étendre à mesure que nous nous élevions ; cependant, la nuit commençait à s'amasser dans les profondeurs, tandis que tous les pics étaient encore éclairés d'une vive lumière ; au reste, le soleil semblait descendre visiblement, et l'ombre montait comme une marée. Bientôt, il n'y eut plus que les sommités des montagnes qui semblèrent former des îles sur cette mer de ténèbres, puis elles furent submergées à leur tour les unes après les autres. Le déluge nous atteignit nous-mêmes bientôt. Pendant quelque temps encore, nous vîmes flambloyer la tête du Pilate, plus élevé que le Righi de quatorze ou quinze cents pieds. Enfin, la lueur de ce dernier phare s'éteignit, et, comme nous arrivions au Staffel, les Alpes tout entières étaient plongées dans l'obscurité. Nous avions mis deux heures un quart à faire l'ascension.
En mettant le pied dans l'auberge, nous crûmes entrer dans la tour de Babel ; vingt-sept voyageurs de onze nations différentes s'étaient donné rendez-vous sur le Righi pour voir lever le soleil ; en attendant, ils mouraient de faim ou à peu près ; l'hôte, n'attendant pas si nombreuse compagnie, ne s'était pas muni de provisions suffisantes ; aussi n'obtins-je de la société qu'une réception fort médiocre : j'étais une nouvelle bouche tombant au milieu d'une garnison affamée. Chacun jurait dans sa langue, ce qui faisait le plus abominable concert que j'aie jamais entendu.
Dès que je sus ce dont il était question, je pensai qu'il serait brave et magnanime à moi de me venger de l'accueil que m'avait fait la société en lui donnant une preuve de philanthropie ; en conséquence, je tirai de mon carnier une superbe poule d'eau que j'avais tuée en tournant la pointe de Niederdof avant d'arriver à Wegghis ; ce n'était pas grand'chose, mais enfin, en temps de disette, tout devient précieux. Je pensai alors que l'Anglais avait eu quelque révélation de la famine qui régnait dans les hauts lieux, et que c'était pour cela qu'il avait regagné si rapidement la vallée.
En ce moment, nous entendîmes, à cinquante pas de l'auberge, le son d'une trompe des Alpes ; c'était une galanterie de notre hôte qui, à défaut d'autre chose, nous donnait une sérénade.
Nous sortîmes pour écouter ce fameux ranz des vaches qui, dit-on, donne au Suisse le mal de la patrie ; pour nous autres, étrangers, ce n'était qu'une espèce de mélodie assez monotone qui, en mon particulier, éveillait une idée tout à fait formidable, c'est que, s'il y avait quelque voyageur égaré dans la montagne, les sons de la trompe lui indiqueraient son chemin. Je communiquai cette réflexion à mon voisin ; c'était un gros Anglais qui, dans les temps ordinaires, devait avoir l'air assez joyeux, mais auquel les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions donnaient une apparence de mélancolie profonde. Il réfléchit un instant, puis il lui parut sans doute que mes craintes étaient fondées, car il se détacha de la société, alla arracher la trompe des mains du berger, et la rapporta à l'aubergiste en lui disant :
- Mon ami, rangez cette petite instrument, afin que votre garçon ne fasse plus de tapage avec.
- Mais, milord, c'est l'habitude, reprit l'hôte, et, généralement la musique est agréable aux voyageurs.
- Dans les temps d'abondance, cela être possible, mais jamais dans les temps de disette.
Il revint à moi.
- Soyez tranquille, me dit-il, je lui ai fait ranger son cor de chasse.
- Ma foi, milord, lui dis-je, j'ai bien peur que ce ne soit trop tard ; si je ne me trompe, j'aperçois là-bas une espèce d'ombre qui m'a tout l'air d'appartenir à un nouvel arrivant.
- Oh ! oh ! fit milord, croyez-vous ?
- Dame, regardez.
En effet, aux premiers rayons de la lune, nous voyions s'avancer un grand jeune homme qui venait à nous d'un air délibéré, faisant tourner son bâton de montagne autour de son index, à la manière des artistes qui enlèvent des pièces de six liards sur le bout du nez des militaires. à mesure qu'il avançait, je reconnaissais mon homme pour un véritable type de commis voyageur parisien ; il avait un chapeau gris légèrement incliné, des favoris en collier, une cravate à la Colin, un habit de velours et un pantalon à la cosaque. C'était, comme on le voit, la tenue de rigueur.
En arrivant à nous, il changea de manœuvre, et, pour nous prouver sans doute sa science acquise dans le service de la garde nationale et sa vocation naturelle pour les premiers rôles d'opéra-comique, il s'arrêta à dix pas de nous, joignit la voix au geste, et commença, avec son bâton, l'exercice en douze temps : Portez arme ! présentez arme ! Voilà, voilà, voilà, Voilà le voyageur français. Salutem omnibus, bonjour tout le monde. Eh bien ! qu'y a-t-il ?
- Il y a, mon cher compatriote, répondis-je, que, si vous n'arrivez pas avec le secret de la multiplication des pains et des poissons, vous auriez bien fait de rester à Wegghis.
- Bah ! bah ! bah ! quand il y en a pour trois, il y en a pour quatre.
- Oui ; mais quand il y en a pour quatre, il n'y en a pas pour vingt-huit.
- Ma foi, tant pis ! à la guerre comme à la guerre ; une fois à Lucerne, je n'ai pas voulu m'en aller sans avoir vu le Ghi-Ghi. Seulement, comme il n'y avait plus de guides dans le village, je suis venu tout seul ; ça me connaît, la montagne, je suis de Montmartre, moi. Cependant, comme la nuit était venue, je commençais à vaguer tant soit peu, quand votre trompette m'a remis dans le chemin du salut. Est-ce que vous, mon petit père, qui avez soufflé dans la machine ? continua-t-il en s'adressant à l'Anglais.
- Non, monsieur, ce n'être pas moi.
- Pardon, milord, c'est que vous avez l'air d'avoir une bonne respiration.
- Cela être possible ; mais je n'aime pas le musique.
- Vous avez tort, la musique adoucit les mœurs de l'homme. Ohé ! la maison, qu'est-ce que nous avons pour souper ?
Et il entra dans l'auberge.
- Il être tout à fait trôle, fotre ami, me dit un Allemand qui n'avait pas encore parlé.
- Je vous demande pardon, répondis-je ; mais ce monsieur n'est pas du tout mon ami, et je ne le connais pas ; c'est un compatriote, et voilà tout.
- Dites donc, dites donc ! voilà comme vous me soutenez, farceur, dit le nouvel arrivant en paraissant sur la porte, la bouche pleine et mordant à même une tartine. Ne faites pas attention, milord ; ce que je mange, ça ne fait de tort à personne ; c'est une rôtie que j'ai trouvée dans la lèchefrite, et que notre voleur d'aubergiste mitonnait pour son épouse. Heureusement que j'ai été jeter mon coup d'œil dans la cuisine.
- Eh bien, quelle nouvelle ? dis-je.
- Il y a juste ce qu'il faut pour ne pas mourir de faim.
L'Anglais poussa un soupir.
- Milord me paraît avoir un bon appétit.
- Je avoir un faim de le diable.
- Alors, reprit le commis voyageur, je demanderai à la société la permission de découper : en pareille circonstance, j'ai partagé un œuf à la coque entre quatre personnes.
- Ces messieurs et ces dames sont servis, dit l'aubergiste.
Notre hôte avait fait flèche de tout bois ; le potage n'était parvenu à acquérir un volume proportionné aux convives qu'aux dépens de sa consistance, et le bœuf était perdu dans une forêt de persil. Néanmoins, le commis voyageur, qui, en sa qualité d'écuyer tranchant, s'était placé au milieu de la table, mesura si bien l'un à la cuillère, l'autre à la fourchette, que chacun en eut suffisamment pour se convaincre que ni l'un ni l'autre ne valaient le diable.
On servit le rôti flanqué de quatre plats, le premier contenant une omelette, le second des œufs frits, le troisième des œufs sur le plat, et le quatrième des œufs brouillés ; quant au rôti, il se composait de vingt mauviettes et de la poule d'eau ; le commis voyageur détailla cette dernière en huit portions à peu près égales équivalant chacune à une mauviette ; puis, passant le plat à l'Anglais :
- Messieurs et dames, dit-il, chaque personne aura un morceau de poule d'eau ou une mauviette, au choix, du pain à discrétion.
L'Anglais prit deux mauviettes.
- Dites donc, dites donc, milord, dit le commis voyageur, si tout le monde fait comme vous, il n'y en aura que pour la moitié de la table.
L'Anglais fit semblant de ne pas comprendre.
- Ah ! dit le commis voyageur, confectionnant avec le plus grand soin une boulette de pain de la grosseur d'une noisette et la plaçant entre le pouce et l'index comme un gamin fait d'une bille ; ah ! tu n'entends pas le français ! attends, je vais te parler ta langue : goddem ! vous êtes un goinfre !
Et il envoya la boulette de pain droit sur le nez de milord.
L'Anglais étendit le bras, prit une bouteille comme pour se servir à boire, et l'envoya à la tête du commis voyageurs, qui, se doutant de la réponse, la saisit à la volée comme un escamoteur fait d'une muscade.
- Merci, milord, dit-il ; pour le moment, j'ai plus faim que soif, et j'aimerais mieux que vous m'envoyassiez votre mauviette que votre bouteille ; cependant, je ne veux pas vous refuser le toast que vous m'offrez.
Il versa quelques gouttes de vin dans son verre déjà plein.
- Au plaisir de vous rencontrer dans un autre endroit que celui-ci, où nous soyons quatre au lieu de vingt-huit, et où, en place de bouteilles de vin, nous nous envoyions des balles de plomb à la tête.
- Cela être avec la plus grande satisfaction pour moi, répondit l'Anglais levant son verre à son tour et en le vidant jusqu'à la dernière goutte.
- Allons, allons, messieurs, dit un des convives, assez comme cela ; nous avons des dames.
- Tiens ! dit le commis voyageur, encore un compatriote ?
- Vous vous trompez, monsieur, je n'ai pas cet honneur ; je suis Polonais.
- Eh bien, « être Polonais, c'est encore être Français. » Qui est-ce qui veut de l'omelette ?
Et le commis voyageur se mit à partager l'omelette en vingt-huit portions avec la même facilité que si rien ne s'était passé.
Il y a une chose remarquable : tous les peuples se battent en duel ; mais nul ne propose et n'accepte un défi aussi légèrement que le Français, et, le défi proposé ou accepté, nul ne va sur le terrain avec plus d'insouciance. Pour tous, mettre le pistolet ou l'épée à la main est une affaire sérieuse ; pour le Parisien surtout, c'est un motif d'exagération de gaieté. Vous voyez deux hommes qui se promènent au bois de Vincennes, à cinquante pas l'un de l'autre ; l'un fredonne un air de la Cenerentola, l'autre prend des notes sur ses tablettes. Vous croyez que le premier est un amant en bonne fortune, et le second un poète qui cherche des rimes ; point, ce sont deux messieurs qui attendent que leurs amis décident s'ils se couperont la gorge ou s'ils se brûleront la cervelle ; quant à eux, le mode d'exécution ne les regarde pas, c'est l'affaire de leurs témoins. Il n'y a peut-être pas là un plus grand courage, mais il y a certes un plus grand mépris de la vie.
C'est qu'aussi, depuis cinquante ans, chacun a vu la mort de si près et si souvent, qu'il s'est habitué à elle ; nos grands-pères l'ont affrontée sur l'échafaud, nos pères sur les champs de bataille, nous dans les rues ; et, on peut le dire, les trois générations ont marché au-devant d'elle en chantant. Cela tient à ce que, depuis un siècle, nous avons touché le fond de toutes les questions sociales et religieuses. Nous sommes devenus si sceptiques en politique, qu'il n'y a plus moyen de croire à la conscience ; nous sommes si savants en anatomie, qu'il n'y a plus moyen de désespérer dans l'âme. Il en résulte que, la vie étant sans croyance et la mort sans terreur, la mort, loin d'être une punition, devient parfois une délivrance.
Mais ici ce n'était pas le cas, et nous nous sommes laissé emporter par des généralités hors d'une situation tout individuelle. M. Alcide Jollivet (c'est le nom de notre commis voyageur) n'avait probablement jamais examiné la vie sous le côté désenchanteur. Loin de là, la Providence semblait lui avoir auné des jours de coton et de soie, et, comme si, dans la crainte de les voir finir d'une manière inattendue, il voulait mettre à profit les instants qui lui restaient, sa gaieté et son entrain s'étaient augmentés d'une manière sensible depuis la querelle qui venait d'avoir lieu. Quant à l'Anglais, au contraire, il était devenu plus sombre, et sa mauvaise humeur s'était portée spécialement sur le plat d'œufs brouillés qui était en face de lui, et qu'il avait presque complètement dévoré. Au reste, lorsqu'on apporta le dessert, qui se composait majestueusement de huit assiettes de noix et de trois assiettes de fromage, et qu'il se fût bien convaincu qu'il n'y avait pas autre chose à attendre, il se leva de table et disparut.
Dix minutes après, l'hôte entra lui-même pour nous prévenir qu'il n'y avait de lits que pour les voyageuses, encore l'Anglais, sans rien dire, s'était-il traîtreusement glissé dans l'un d'eux, de sorte que force était que deux dames couchassent ensemble. M. Alcide Jollivet offrit d'aller vider une cuvette d'eau glacée dans les draps de l'Anglais ; mais la femme et la fille de l'Allemand l'arrêtèrent en lui disant qu'elles avaient l'habitude de partager le même lit.
Dès que les dames se furent retirées, le commis voyageur vint à moi :
- Ah ça ! je compte sur vous, me dit-il ; car vous présumez bien que ça n'est pas fini comme cela.
- Bah ! répondis-je, il faut espérer que la chose n'aura pas de suite.
- Pas de suite ? Allons donc ! quand ce ne serait que par amour national. C'est que vous n'avez pas idée comme je déteste les goddem, moi ; ils ont fait mourir mon empereur. Aussi je n'ai jamais voulu voyager en Angleterre pour le compte d'aucune maison.
- Pourquoi cela ?
- Parce qu'il y a trop d'Anglais.
C'était une raison à laquelle il n'y avait rien à répondre.
- à la bonne heure les Polonais, continua-t-il ; c'est une nation de braves. Où est donc le nôtre ?
- Il vient de sortir.
- Il n'y a qu'un malheur, nous pouvons le dire puisqu'il n'est pas là, c'est qu'ils ont des noms, ma parole d'honneur, il faut être quatre pour les prononcer, et ça devient gênant dans le tête-à-tête.
- Fous êtes tans l'erreur, dit l'Allemand, rien n'est plus facile ; fous éternuez, et fous ajoutez ki, voilà tout.
Dans ce moment, le Polonais rentra avec son manteau.
- Monsieur, lui dit-il, serais-je indiscret en vous priant, en cas de duel, d'être mon témoin ?
- Pardon, monsieur, répondit le Polonais avec hauteur ; mais j'ai pour habitude de ne jamais me mêler de querelles de cabaret.
Et il alla étendre son manteau au pied du mur et se coucha dessus.
- Eh bien, mais il est poli, l'enfant de la Vistule, dit Jollivet ; et moi qui avais déjà fait quinze lieues pour voler au secours de la Pologne, quand j'ai appris que Varsovie était prise !... Ceci est une leçon.
- Chètre folontiers fotre témoin, cheune homme, dit l'Allemand ; milord il afait tort ; il être la cause que je n'ai pas eu de maufiettes.
- Ah ! maintetartèfle ! à la bonne heure, s'écria Jollivet, vous êtes un brave homme ; voulez-vous que nous passions la nuit à boire du punch ? Je le fais un peu crânement, allez.
- Che feux pien, répondit l'Allemand.
- Et vous ? me dit Jollivet.
- Merci, j'aime mieux dormir, répondis-je.
- Liberté, libertas ; je vais à la cuisine.
- Et moi, je me couche.
- Bonne nuit !
J'étendis à mon tour mon manteau à terre, et je me jetai dessus ; mais, quelque besoin que j'eusse de sommeil, je ne m'endormis pas si vite, cependant, que je ne visse rentrer notre commis voyageur portant à deux mains une casserole pleine de punch dont la flamme bleuâtre éclairait sa joyeuse figure.
Le lendemain, nous fûmes réveillés par la trompe des Alpes. Nous nous levâmes aussitôt, et, comme notre toilette n'était pas longue à faire, nous nous trouvâmes prêts à partir pour le Righi-Culm un quart d'heure avant le jour.
Lorsque nous arrivâmes sur la cime la plus élevée, toutes les Alpes étaient encore plongées dans la nuit ; mais cette nuit, d'une pureté merveilleuse, nous promettait un lever du soleil splendide. En effet, après quelques minutes d'attente, une ligne pourprée s'étendit à l'orient, et, en même temps, au midi, on commença de distinguer la grande chaîne des Alpes comme une découpure d'argent sur le ciel bleu et étoilé, tandis qu'au couchant et au nord, l'œil se perdait dans le brouillard qui s'élevait de la Suisse des prairies. Cependant, quoique le soleil ne parût point encore, les ténèbres se dissipaient peu à peu, la ligne pourprée de l'orient devenait couleur de feu, les neiges de la grande chaîne des Alpes étincelaient, et le brouillard, s'évaporant partout où il n'y avait pas d'eau, stationnait seulement au-dessus des lacs, et accompagnait le cours de la Reuss, qui se tordait au milieu des prairies comme un immense serpent. Enfin, après dix minutes de crépuscule pendant lesquelles le jour et la nuit luttèrent ensemble, l'orient sembla rouler des flots d'or, les grandes Alpes se couvrirent d'une teinte orange, et, tandis qu'à leurs pieds une seconde chaîne plus basse que les rayons du jour n'avaient point encore pu atteindre détachait sur la première sa silhouette d'un bleu foncé, le brouillard se déchira par larges flocons que le vent emporta vers le nord, laissant apparaître les lacs comme d'immenses flaques de lait. Ce fut alors seulement que le soleil se leva derrière le glacier du Glarner, assez pâle d'abord pour qu'on pût fixer les yeux sur lui ; mais, presque aussitôt, comme un roi qui reconquiert son empire, il reprit son manteau de flammes et le secoua sur le monde, qui s'anima de sa vie et s'illumina de sa splendeur.
Il y a des descriptions que la plume ne peut pas transmettre, il y a des tableaux que le pinceau ne peut pas rendre ; il faut en appeler à ceux qui les ont vus, et se contenter de dire qu'il n'y a pas au monde de spectacle plus magnifique que le lever du soleil sur ce panorama dont on est le centre, et du milieu duquel, en tournant sur son talon, on embrasse d'un seul coup d'œil trois chaînes de montagnes, quatorze lacs, dix-sept villes, quarante villages, et soixante-et-dix glaciers, parsemés sur cent lieues de circonférence.
- C'est égal, me dit Jollivet en me frappant sur l'épaule, j'aurais été diablement vexé d'être tué, surtout par un Anglais, avant d'avoir vu ce que nous venons de voir !
Vers les sept heures, nous nous remîmes en route pour Lucerne.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente