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Chapitre XXXIX
Une connaissance d'auberge

La journée était magnifique. Quelque envie que j'eusse de rester plus longtemps avec cette excellente famille, mes heures étaient comptées. J'allai dire adieu à Pierrot, à qui je portai un morceau de pain ; je pris congé de Fidèle en lui promettant un collier ; je serrai la main du vieillard, qui voulait à toute force me reconduire jusqu'à Schonembuch, et je recommandai à Marianne de ne point m'oublier dans ses prières.
Au moment de tourner l'angle où, la veille, nous avions rencontré Fidèle, je me retournai pour regarder une fois encore cette petite maison blanchissante sur sa pelouse verte. Le vieillard était assis sur son banc de bois ; Marianne, debout sur la porte, me regardait m'éloigner ; Fidèle était couché aux premiers rayons du soleil matinal. Tout cela se détachait dans cette atmosphère pure, avec un aspect calme et tranquille, à croire que le malheur avait dû oublier ce petit coin de terre. Et certes, c'est ce que j'aurais cru, si je n'avais fait que passer devant cette maison ; mais j'y étais entré, et toute la vie réelle de ses habitants, avec sa joie et ses larmes, s'était déroulée devant moi. La chaumière a son drame comme le palais ; seulement, la douleur du village est silencieuse et celle de la ville, bruyante ; le villageois pleure dans l'église, et le citadin dans la rue ; le pauvre se plaint des hommes à Dieu, et le riche, de Dieu aux hommes.
Nous nous arrêtâmes à Schwyz, le temps de déjeuner seulement, attendu que la ville, à part l'honneur d'avoir donné son nom à la Confédération et la forme étrange des deux montagnes auxquelles elle est adossée, n'offre rien de remarquable. Puis nous nous remîmes en route pour Seewen, où nous prîmes un bateau. Nous laissâmes à gauche le château de Schwanau, brûlé par Stauffacher en 1308, et nous allâmes aborder, au bout d'une heure à peu près de navigation, à l'endroit même où une partie de la montagne s'était précipitée dans le lac. Du moment où nous avions aperçu les débris du Ruffiberg, l'envie m'avait pris de les traverser, et, de loin, la chose me paraissait des plus faciles car, dans les Alpes, on ne peut juger ni de la distance ni du volume des objets. Mes bateliers m'avaient bien dit que je me repentirais de cette entreprise, mais je n'avais pas voulu les croire, de sorte qu'arrivé au bord, une fausse honte m'empêcha de retourner en arrière, et je m'engageai au milieu de ces ruines gigantesques de la nature.
Il faut avoir vu cet effroyable chaos pour s'en faire une idée ; ce ne sont que rochers arrachés de leurs bases, arbres déracinés, collines sans forme et sans verdure. Toutes les fois que nous suivions ces vallées capricieuses et sans continuité, c'était à croire que, comme le Caïn de Byron, nous visitions le cadavre d'un monde. Au milieu de ce bouleversement de la création, il nous était impossible d'adopter un chemin, de nous proposer un but, d'orienter notre course. Il fallait à tout moment détourner des rochers à pic qu'on ne pouvait franchir, s'accrocher de ses mains aux branches et aux racines des arbres, se tourner sans savoir où menait ce détour, ni si le chemin adopté avait son issue. De temps en temps, étouffés par la vue de ces masses au fond desquelles nous semblions ramper, nous nous attachions à l'une d'elles, nous gravissions jusqu'à son sommet, et nous retrouvions, au-delà du désert dans lequel nous étions engagés, la nature vivante et joyeuse des prairies, des lacs et des montagnes. Alors nous respirions comme des nageurs qui remontent à la surface de l'eau, nous faisions notre provision d'air, et nous nous replongions au fond de ces vagues de terre qui avaient englouti trois villages que nous foulions sous nos pieds avec leurs habitants ensevelis. Francesco ne comprenait rien au caprice que j'avais eu de passer au milieu de ces décombres, tandis que je pouvais prendre le chemin d'Arth, et j'avoue que moi-même, comme cela m'était déjà arrivé en pareille circonstance, je commençais à trouver assez stupide, à part moi, cette curiosité qui me pousse toujours là où il y a la plus grande fatigue à essuyer.
Enfin, après quatre heures de marche au milieu de cette terre convulsionnée, nous en atteignîmes l'extrémité, et nous aperçûmes, à un quart de lieu de nous, le joli clocher d'Arth qui se détachait sur le lac de Zug, et qui n'était séparé de nous que par une charmante prairie du vert le plus appétissant.
On devine avec quelle volupté nous foulâmes ce tapis moelleux, après avoir trébuché, comme nous l'avions fait pendant cinq ou six heures de tours et de détours, de montées et de descentes, au milieu de rochers, d'arbres et de terres éboulés. Aussi, en arrivant à Arth, au lieu de demander le dîner, je demandai un lit et je recommandai qu'on ne me réveillât sous aucun prétexte.
Lorsque je rouvris les yeux, les rayons de la lune éclairaient ma chambre d'une si douce lumière, que je ne pus résister au désir de me lever et d'aller à la fenêtre. Elle donnait sur le lac de Zug, qui brillait comme un miroir d'argent, à gauche, le mont Righi, presque taillé à pic, s'élevait majestueusement jusqu'aux étoiles ; à droite, les maisons de Saint-Adrian et de Walchwil dormaient tout le long de la rive, abritées par la montagne de Zug. Pas un nuage ne tachait le ciel, pas un souffle ne passait dans l'air, pas un bruit ne s'éveillait dans l'espace : le monde endormi flottait dans l'éther comme un vaisseau qui vogue, et l'on sentait à sa confiance que Dieu le regardait marcher.
Alors il me vint une idée fatale pour Francesco, c'était de profiter de cette belle nuit et de cette fraîche lueur pour me mettre en route afin d'arriver de bon matin à Lucerne. Il n'y avait, à tout cela, qu'un inconvénient, c'était la faim qui commençait à se faire sentir. Je voulus me remettre au lit pour essayer de me rendormir, mais la somme de repos dont j'avais besoin était prise, je ne pus refermer l'œil. D'ailleurs, ce magique clair de lune qui teignait tout le paysage d'une teinte bleuâtre m'attirait irrésistiblement. Je sautai une seconde fois à bas de mon lit et je m'engageai, avec mon costume plus que léger, dans les escaliers de l'auberge, cherchant la chambre de mon hôte et frappant à toutes les portes afin d'être sûr, dans le nombre, de trouver la sienne. Ma recherche fut longtemps inutile, soit que les appartements fussent inhabités, soit que leurs locataires eussent le sommeil dur. Enfin, je commençais à désespérer du succès de mon excursion lorsque, de la dernière chambre où je frappai, on me répondit en allemand :
- Varten sie da bin ich .
Je n'avais garde de ne pas attendre : la langue qu'on me parlait, et que je reconnaissais pour celle de mon hôte, résonnait trop doucement à mon oreille ; je restai donc sur le palier, attendant que la porte s'ouvrît. Mon attente ne fut pas longue, et un grand jeune homme blond parut en se frottant les yeux et en demandant s'il était déjà temps de partir.
- Pour moi, oui, répondis-je en souriant, mais peut-être pas pour vous, Monsieur. Car je crois que nous nous sommes trompés tous deux, moi en vous prenant pour mon hôte, vous en me prenant pour votre guide. Veuillez donc, je vous prie, agréer mes excuses.
Je voulus me retirer.
- Pardon, me dit-il, mais puis-je au moins savoir qui j'ai eu l'honneur de recevoir ?
- M. Alexandre Dumas.
- Croyez, Monsieur, que je suis enchanté.
- Me permettez-vous de vous faire la même question ?
- M. édouard Viclers, avocat à Bruxelles.
- Trop heureux, Monsieur, d'avoir l'honneur...
Et nous nous inclinâmes comme si nous nous rencontrions dans un salon. Cependant, la connaissance avait quelque chose de plus original, vu le costume où nous nous trouvions et qui avait l'air d'un uniforme, tant il était pareil.
- Maintenant, Monsieur, continuai-je, sans indiscrétion, oserais-je vous demander une chose ?
- Faites, Monsieur.
- Auriez-vous faim, par hasard ?
- Hum ! fit le Bruxellois en se consultant, il me semble que oui.
- C'est que je me suis couché hier sans souper, attendu que je tombais de sommeil en arrivant.
- Et moi, Monsieur, attendu que je suis arrivé trop tard, et qu'il n'y avait que des œufs dans l'auberge.
- Vous n'aimez pas les œufs, à ce qu'il paraît ?
- Je ne puis pas les sentir.
- De sorte que vous êtes à jeun ?
- Comme vous.
- Eh bien ! il faut manger.
- Mangeons.
- Puis, si vous le voulez, nous profiterons de cette belle nuit pour nous mettre en route.
- Volontiers. Mais que mangerons-nous ?
- Dieu y pourvoira. Allons d'abord mettre nos pantalons.
La proposition était opportune, aussi fut-elle adoptée sans discussion. Cinq minutes après, nous étions à moitié présentables, c'était tout autant qu'il en fallait pour le moment.
- Maintenant, dis-je, mon cher avocat, vous qui parlez allemand comme Luther, chargez-vous de réveiller notre hôte et demandez-lui s'il n'y aurait pas moyen de mettre la main sur les poules qui ont pondu ces œufs ; ça nous ferait toujours une fricassée. Quant à moi, je vais secouer mon guide et voir s'il peut nous être bon à quelque chose.
J'allai à la chambre des domestiques ; je reconnus Francesco à la manière triomphante dont il ronflait. Je le tirai par les jambes. Il se réveilla et me reconnut.
- Ah ! Excellence, dit-il en étendant les bras, ah ! je faisais un beau rêve.
- Lequel, mon garçon ?
- Je rêvais que vous me laissiez dormir.
Le reproche m'alla au cœur et si Francesco, en me l'adressant, ne s'était pas laissé glisser le long du lit, je crois que la pitié l'aurait emporté sur l'égoïsme. Mais le pauvre garçon s'était trop pressé de m'obéir, et il porta la peine de sa promptitude.
Je trouvai, en revenant, ma nouvelle connaissance en grande conversation avec notre hôte. Les nouvelles étaient désastreuses : il n'y avait, décidément, que des œufs dans toute la maison.
- Voyons, dis-je à mon avocat, avez-vous une antipathie invincible pour l'omelette ?
- C'est-à-dire que je l'exècre.
- Et pour le poisson ?
- Le poisson, c'est autre chose, je l'adore.
- Mais c'est qu'il n'y a pas de poisson dans l'auberge, interrompit l'hôte.
- Comment, il n'y en a pas ? Voyez ce que dit mon Itinéraire : « Arth, grand et beau village du canton de Schwyz, au bord du lac de Zug, entre le Righi et le Ruffiberg, auberge de l'Aigle-Noir. On y est très bien, bon poisson ! » Voyez, bon poisson, c'est imprimé.
- Oh ! oui, dans le lac, il a voulu dire. Oh ! il y a des rœtels, des truites et des ferras superbes.
- Eh bien ! Nous allons en pêcher.
- Je n'ai pas de filets.
- Sans filets.
- Je n'ai pas de ligne.
- Sans ligne.
- à quoi ?
- à la carabine.
- C'est pour me conter ces histoires-là que vous m'avez réveillé ? me dit l'aubergiste.
- Oui, mon ami, et j'ajouterai encore quelque chose : préparez tout ce qu'il vous faut pour faire une bonne matelote, chargez-vous des oignons, du vin et du beurre, je me charge du poisson.
- Allons, il faut voir, dit le bonhomme en préparant sa casserole.
- à la bonne heure ! Maintenant, est-ce à vous, la petite barque qui est sur le lac ?
- Oui.
- M'autorisez-vous à la prendre ?
- Oui.
- Voulez-vous me prêter le réchaud de terre sur lequel est assis mon guide ?
- Oui.
- Eh bien ! c'est tout ce qu'il faut, merci. Maintenant, Francesco, mets du feu dans le réchaud. Ramasse des branches de sapin, prends une corde et en route !
- Bonne pêche ! dit l'aubergiste d'un ton goguenard.
Je pris ma carabine, je fis signe à l'avocat de me suivre, et nous sortîmes. En cinq minutes, nous fûmes au bord du lac. J'assurai le fourneau avec la corde à la proue de la barque et le chargeai de nouvelles branches de sapin. Francesco s'assit sur le banc du milieu, un aviron de chaque main ; M. Viclers détacha la chaîne qui retenait la barque au rivage et vint me rejoindre. Je fis signe à notre rameur de se mettre à la besogne et nous commençâmes à glisser sur le lac.
Comme je l'ai dit, il était uni comme un miroir, et si limpide, que nous voyions parfaitement à la profondeur de vingt pieds à peu près. L'eau réfléchissait la flamme tremblante de notre réchaud, qui semblait brûler au milieu de l'élément destiné à l'éteindre. De temps en temps, nous apercevions comme un éclair argenté qui passait sous notre barque, et je montrais du doigt à mon camarade de pêche ce présage de succès : car c'était l'écaille scintillante d'un habitant du lac qui, réveillé par cette lueur inaccoutumée, passait rapidement dans le cercle de lumière que nous poussions en avant. Peu à peu, les poissons semblèrent non seulement se familiariser avec nous, mais encore, attirés par la curiosité, nous les vîmes monter du fond de l'eau, puis s'arrêter à quelques pieds au-dessous de sa surface, immobiles et comme endormis ; nous pouvions reconnaître leur forme et leur espèce, mais aucun ne montait encore assez près de nous pour que je voulusse risquer de perdre une balle. Je fis signe à Francesco de cesser de ramer, et je jetai de nouvelles branches sur le foyer. La flamme redoubla ; les poissons, attirés comme par un charme, s'élevaient avec un mouvement de nageoires si imperceptible, que nous ne nous apercevions qu'ils montaient à la surface que par l'accroissement de leur dimension. Enfin ils entrèrent dans le foyer de lumière réfléchi par l'eau et nous les vîmes étinceler comme si chacune de leurs écailles était un diamant ; nous pouvions choisir selon notre goût et notre caprice. Mon compagnon me montrait une truite superbe, mais j'avais jeté mon dévolu sur un lavaret magnifique. Je connaissais son espèce pour avoir eu, avec elle, au bord du lac de Genève, des relations dont je n'avais eu qu'à me louer. Ce fut donc vers lui que je dirigeai le canon de ma carabine ; l'avocat me regardait faire en retenant son souffle. Francesco s'était traîné à quatre pattes jusqu'auprès de nous et paraissait prendre le plus grand intérêt à ce qui allait se passer. Le lavaret seul semblait ignorer qu'il fût l'objet de l'attention générale. Il montait insensiblement, comme si, après avoir traversé le premier foyer réfléchi par l'eau, il eût voulu arriver jusqu'à la véritable flamme qui brûlait dans l'air. Enfin je jugeai qu'il était à une bonne hauteur, j'appuyai le doigt sur la gâchette, le coup partit.
Nous ne pûmes nous empêcher de tressaillir nous-mêmes à cette détonation, comme si elle était inattendue : toute la montagne s'était éveillée jusqu'en ses profondeurs ; on eût dit que le tonnerre bondissait sur les flancs du Righi et du Ruffiberg ; nous l'entendîmes s'éloigner d'écho en écho du côté de Zug, puis s'adoucir. Nous reportâmes alors nos yeux sur le lac, tous nos curieux avaient disparu ; seulement, à une grande profondeur, nous apercevions un point argenté. Je le montrai à mes compagnons : c'était notre lavaret qui remontait le ventre en l'air. Au bout de quelques secondes, il flottait complaisamment à la surface de l'eau, de sorte que nous n'eûmes qu'à étendre la main pour le prendre. La balle lui avait emporté la moitié de la tête.
Nous rentrâmes en triomphateurs à l'hôtel. Notre hôte nous attendait devant ses fourneaux. Cependant, il n'avait pas cru devoir s'avancer jusqu'à commencer sa matelote.
- Eh bien ! lui dis-je en lui montrant notre pêche, qu'est-ce que vous dites de celui-là, mon brave homme ?
- Je dis qu'on apprend à tout âge, répondit notre hôte avec un air de profonde humilité et en regardant la magnifique bête que nous lui rapportions.
- Ah ! Eh bien ! maintenant, pendant que nous allons achever notre toilette, faites votre fricassée, et tâchez de ne pas mettre de rancune dans l'assaisonnement.
J'ignore si la recommandation était nécessaire, mais ce que je sais, c'est que la matelote était excellente et que le lavaret était de si belle taille, qu'il y en eut pour tout le monde, même pour le guide de mon nouvel ami, qui était arrivé pendant le repas.
Le souper fini, nous réglâmes nos comptes avec l'hôte, puis, comme une légère teinte orangée commençait à paraître au sommet du Ruffiberg, nous pensâmes qu'il était temps de nous mettre en route. à la porte de l'auberge, mon compagnon tourna à gauche et moi à droite.
- Où diable allez-vous donc ? me dit-il.
- Eh bien ! mais à Lucerne.
- à Lucerne ! J'en viens.
- Tiens, tiens, tiens ! Alors il paraît que nous ne faisons pas même route ?
- Nous avons même tout à fait l'air de nous tourner le dos.
- Alors, bon voyage !
- Dieu vous garde !
- Si vous passez à Bruxelles...
- Si vous venez à Paris...
- C'est chose dite. Adieu !
- Adieu !
Et nous nous quittâmes pour ne nous revoir probablement que dans la vallée de Josaphat.
- Eh bien ! dis-je à Francesco, qu'est-ce que tu penses de tout cela, mon garçon ?
- Ma foi, Monsieur, me répondit-il, je pense que vous avez de singulières habitudes. Vous quittez les beaux chemins pour en prendre de mauvais, vous dormez le jour pour marcher la nuit, et vous pêchez des poissons avec une carabine !

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