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Chapitre XXXVI
Histoire de l'homme

Tout en bavardant, nous étions arrivés à Ibach. Et, comme notre déjeuner commençait à être loin, je proposai à notre homme de manger un morceau avec nous : il accepta l'offre avec la même bonhomie qu'elle était faite, et nous nous mîmes à table.
- à propos, lui dis-je pendant qu'on faisait notre omelette, vous avez laissé tomber un mot que j'ai ramassé.
- Lequel, notre bourgeois ? dit le bonhomme, qui commençait à se familiariser avec mes manières.
- Vous avez dit que vous aviez connu les Français du temps de Masséna ?
- Un peu, répondit le paysan, après avoir vidé son verre et en faisant clapper sa langue contre son palais.
- Et vous avez eu affaire à eux ?
- Oh ! à un entre autres. Quel chenapan ! c'était pourtant un capitaine.
- Est-ce que vous ne pourriez pas nous conter cela ?
- Si fait. Imaginez-vous... Ah ! c'est que voilà l'omelette.
En effet, on apportait ce plat indispensable et quelquefois unique des mauvaises auberges, et, à la manière empressée dont mon convive avait salué sa présence, il y aurait eu cruauté à le détourner des soins qu'il paraissait disposé à lui rendre.
- Diable ! dis-je, c'est fâcheux que nous ne suivions probablement pas plus loin la même route, nous aurions causé de la fameuse bataille.
- Oh ! oui, c'en est une fameuse. Vous allez à Schwitz ?
- Oui, mais pas tout de suite ; je voudrais auparavant voir la Muotta-Thal.
- Eh bien, mais ça tombe à merveille, il me semble : j'y demeure en plein ; de ma fenêtre, on voit jusqu'au village de Muotta, où le plus chaud de la chose s'est passé. Venez coucher à la maison ; dame, vous ne serez pas crânement, mais la petite chambre est là.
- Ma foi ! dis-je, j'accepte la chose comme vous me l'offrez, sans façon.
- Vous avez raison : où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir. Vous verrez Marianne, qui est une brave fille qui a bien soin de moi ; vous n'aurez pas de chamois parce que le tueur n'est plus là.
Le vieillard poussa un soupir.
- Pauvre François !... Enfin ; mais vous trouverez des poules, de bon beurre et de fameux lait, allez !
- Je suis sûr que je serai parfaitement bien.
- Parfaitement bien n'est pas le mot ; mais enfin on tâchera que vous n'y soyez pas trop mal... à votre santé !
- à la vôtre, mon brave, et à celle des gens que vous aimez !
- Merci ! Vous me faites souvenir que j'ai oublié Pierrot.
- J'y ai pensé, moi, et probablement qu'à l'heure qu'il est, il dîne mieux que nous.
- Eh bien, je vous remercie. Voyez-vous, Mariane, Fidèle et Pierrot, c'est tout ce qui me reste sur la terre. Quand nous sommes pour rentrer, Pierrot brait, Fidèle vient au-devant de moi, Marianne paraît sur le seuil de la maison. Ceux qui arrivent sont les bienvenus de ceux qui attendent. Quand on vit isolé comme nous vivons, nous autres, les animaux deviennent des amis dont on connaît les bonnes et les mauvaises habitudes ; les bonnes leur viennent de la nature et les mauvaises de leurs rapports avec nous. Quand on sait cela, on leur passe les mauvaises. Pourquoi vouloir que les bêtes soient plus parfaites que les hommes ? Si Pierrot n'avait jamais connu de Parisiens, soit dit sans vous offenser...
- Oh ! allez, allez, je ne suis pas de Paris.
- Il n'aurait pas le caractère gâté comme il a.
C'était vrai, au moins, ce qu'il disait : la civilisation corrompt tout, jusqu'aux ânes.
Tout en dialoguant, l'omelette et le fromage avaient disparu ; il ne restait plus dans la bouteille que de quoi trinquer une dernière fois : nous trinquâmes et nous partîmes.
- Et notre capitaine ? dis-je, aussitôt que nous eûmes dépassé la dernière maison.
- Ah ! le capitaine. Eh bien, c'était le matin de la bataille, le 29 septembre ; je m'en souviens comme d'hier, et cependant, il y a trente-quatre ans. Comme le temps passe ! Je venais de me marier il y avait huit jours ; je tenais en location la maison que j'occupe aujourd'hui. J'avais couché à Ibach, lorsqu'en sortant de l'auberge, je suis arrêté par quatre grenadiers ; on me conduit devant le général ; je ne savais pas ce qu'on voulait faire de moi.
« - Tu parles français, me dit-il.
» - C'est ma langue.
» - Tu demeures depuis longtemps dans le pays ?
» - Depuis cinq ans.
» - Et tu le connais ?
» - Dame ! je le crois.
» - C'est bien. Capitaine, continua le général en se tournant vers un officier qui attendait ses ordres, voilà l'homme qu'il vous faut. S'il vous conduit bien, faites-lui donner une récompense ; s'il vous trahit, faites-le fusiller...
» - Tu entends ? me dit le capitaine.
» - Oui, mon officier, répondis-je.
» - Eh bien, en avant, marche !
» - Où cela ?
» - Je te le dirai tout à l'heure.
» - Mais enfin...
» - Allons ! pas de raisons ou je t'assomme.
» Il n'y avait rien à répondre, je marchai. Nous nous engageâmes dans la vallée, et quand nous eûmes dépassé Schonembuch, où étaient les avant-postes français :
» - Maintenant, dit le capitaine en me regardant en face, ce n'est plus cela : il faut prendre à gauche ou à droite, et nous conduire au-dessus du village de la Muotta ; nous avons quelque chose à y faire, et prends garde que nous ne tombions pas dans quelque parti ennemi ; car je te préviens qu'au premier coup de feu – il prit un fusil des mains d'un soldat qui en portait deux, le fit tourner comme une badine, et, laissant retomber la crosse jusqu'à deux pouces de ma tête –, je t'assomme.
» - Mais enfin, dis-je, ce ne serait cependant pas ma faute si...
» - Te voilà prévenu ; arrange-toi en conséquence ; plus un mot, et marchons.
» On fit silence dans les rangs. Nous nous engageâmes dans la montagne ; comme il fallait dérober notre marche aux Russes qui étaient à Muotta, je gagnai ces sapins que vous voyez et qui s'étendent jusqu'au delà de ma maison. Arrivé près de chez nous, je me retournai vers le capitaine :
» - Mon officier, lui dis-je, voulez-vous me permettre de prévenir ma femme ?
» - Ah ! brigand, me dit le capitaine en me donnant un coup de crosse entre les deux épaules, tu veux nous trahir ?
» - Moi, mon officier ? Oh !...
» - Du silence, et marchons !...
» Il n'y avait rien à dire, comme vous voyez. Nous passâmes à cinq pas de la maison sans que je pusse dire un mot à ma pauvre femme ; j'enrageais que c'était une pitié. Enfin, par une éclaircie, nous aperçûmes Muotta ; je le lui montrai du doigt, je n'osais plus parler. On voyait les Russes qui s'avançaient par la route.
» - C'est bien, dit le capitaine. Maintenant, il s'agit de nous conduire sans être vus le plus près possible de ces gaillards-là.
» - C'est bien facile, dis-je ; il y a un endroit où le bois descend jusqu'à cinquante pas de la route.
» - Le même que celui où nous sommes ?
» - Non, un autre ; il y a une plaine entre les deux ; mais le second empêchera qu'on nous voie sortir du premier.
» - Mène-nous à l'endroit en question, et prends garde qu'ils ne nous aperçoivent ; car, au premier mouvement qu'ils font, je t'assomme.
» Nous revînmes sur nos pas, car je désirais prendre toutes les précautions possibles pour que nous ne fussions pas vus, attendu que j'étais convaincu que le maudit capitaine ferait la chose comme il le disait. Au bout d'un quart d'heure, nous arrivâmes à la lisière ; il y avait un demi-quart de lieue à peu près d'un bois à l'autre. Tout paraissait tranquille autour de nous. Nous nous engageâmes dans l'espace vide ; ça allait bien jusque-là ; mais voilà qu'en arrivant à vingt pas de l'autre bois, il en sortit une fusillade enragée.
» - Oh ! mais, tiens, dis-je au capitaine, il paraît que les Russes ont eu la même idée que nous.
» Je n'eus pas le temps d'en dire davantage : il me sembla que la montagne me descendait sur la tête ; c'était la crosse du fusil du capitaine ; je vis du feu et du sang, puis je ne vis plus rien du tout, et je tombai.
» Lorsque je revins à moi, il faisait nuit. Je ne savais où j'étais, j'ignorais ce qui m'était arrivé, je ne me souvenais de rien. Seulement, j'avais la tête affreusement lourde ; j'y portai la main, je sentis mes cheveux collés à mon front ; je vis ma chemise pleine de sang ; autour de moi, il y avait des corps morts. Alors je me rappelai tout.
» Je voulus me lever, mais il me sembla que la terre tremblait, et je fus forcé de m'accouder d'abord jusqu'à ce que mes esprits fussent un peu revenus. Je me souvins qu'une source coulait à quelques pas de l'endroit où j'étais. Je m'y traînai sur mes genoux, je lavai ma blessure, j'avalai quelques gorgées d'eau ; elles me firent du bien. Alors je pensai à ma pauvre femme, à l'inquiétude où elle devait être. Cela me rendit mon courage ; je m'orientai, et, quoique chancelant encore, je me mis en route.
» Il paraît que la troupe à laquelle j'avais servi de guide avait battu en retraite par le même chemin où je l'avais conduite ; car, tout le long de la route, je trouvai des cadavres, mais en moindre quantité cependant, à mesure que j'avançais. Enfin, il vint un moment où je n'en trouvai plus du tout, soit que la petite colonne eût changé de direction, soit que je fusse arrivé à l'endroit où l'ennemi avait cessé de la poursuivre. Je marchai encore un quart d'heure. Enfin, j'aperçus la maison. Entre le bois et elle, il y avait un espace vide où nous faisions pâturer nos bêtes, et, aux deux tiers de cet espace, j'apercevais, à la lueur de la lune, quelque chose comme un homme couché ; je marchai vers l'objet en question. Au bout de quelques pas, il n'y avait pas de doute : c'était un militaire, je voyais briller ses épaulettes ; je me penchai vers lui : c'était mon capitaine.
» J'appelai alors, comme j'avais l'habitude de le faire quand je rentrais, pour annoncer de loin mon retour. Ma femme reconnut ma voix et sortit. Je courus à elle ; elle tomba presque morte dans mes bras : elle avait passé une journée affreuse et pleine d'inquiétude. On s'était battu aux environs de la maison ; elle avait entendu toute la journée la fusillade et, dominant la mousqueterie, le canon qui grondait dans la vallée.
» Je l'interrompis pour lui montrer le corps du capitaine.
» - Est-il mort ? s'écria-t-elle.
» - Mort ou non, répondis-je, il faut le porter dans la maison : s'il est vivant encore, peut-être parviendrons-nous à le sauver ; s'il est mort, nous renverrons à son régiment ses papiers, qui peuvent être importants, et ses épaulettes, qui ont une valeur. Va préparer le lit.
» Rose courut à la maison. Je pris le capitaine dans mes bras, et je l'emportai en me reposant plus d'une fois, car je n'étais pas bien fort moi-même. Enfin j'arrivai tant bien que mal. Nous déshabillâmes le capitaine ; il avait trois coups de baïonnette dans la poitrine, mais cependant il n'était pas mort.
» Dame, j'étais assez embarrassé, moi : je ne suis pas médecin ; mais je pensai que le vin, qui fait du bien à l'intérieur, ne peut faire de mal à l'extérieur ; je versai une bouteille du meilleur dans une soupière, je trempai dedans des compresses, et je les lui appliquai sur ses blessures. Pendant ce temps, ma femme qui, comme toutes les paysannes de nos Alpes, connaissait certaines herbes bienfaisantes, sortit pour tâcher d'en cueillir au clair de la lune, heure à laquelle elles ont encore plus de vertu.
» Il paraît que mes compresses faisaient du bien au capitaine, car, au bout de dix minutes, il poussa un soupir, et, au bout d'un quart d'heure, il ouvrit les yeux, mais sans rien voir encore. On m'aurait donné plein la chambre d'or, que je n'aurais pas été plus content. Enfin ses regards reprirent de la vie, et, après avoir erré autour de la chambre, ils s'arrêtèrent sur moi : je vis qu'il me reconnaissait.
» - Eh bien, capitaine, lui dis-je tout joyeux... si vous m'aviez tué, cependant ! »
Je fis un bond en entendant cela : le mot était magnifique d'évangélisme !...
- Quinze jours après, continua le vieillard, le capitaine rejoignit son régiment. Le surlendemain, un aide de camp m'apporta cinq cents francs de la part du général Masséna. Alors j'achetai la maison que je tenais en location, ainsi que la prairie qui est alentour.
- Et comment s'appelait le capitaine ?
- Je ne le lui ai pas demandé.
Ainsi ce vieillard avait été assassiné par un homme, il avait sauvé la vie à son assassin, et il n'avait eu dans le cœur, ni assez de ressentiment du mal qu'il avait reçu ni assez d'orgueil du bien qu'il avait fait pour désirer savoir le nom de celui qui lui devait la vie et à qui il avait failli devoir la mort.
- Je serai plus curieux que vous ne l'avez été, répondis-je, car je veux savoir comment vous vous appelez, vous.
- Jacques Elsener pour vous servir, dit le vieillard en ôtant son chapeau pour me saluer et en découvrant du même coup, et sans y penser, la cicatrice que lui avait faite la crosse du fusil du capitaine.
En ce moment, Pierrot se mit à braire. Cinq minutes après, Fidèle accourut, et, au premier détour du chemin, nous aperçûmes Marianne, qui nous attendait sur le seuil de la maison.
- Ma fille, dit Jacques, je te ramène un brave monsieur qui vient nous demander à coucher et à souper.
- Qu'il soit le bienvenu, dit Marianne ; la maison est petite et la table étroite ; mais cependant, il y a place pour le voyageur.
Et elle prit mon sac et mon bâton pour les emporter dans ma chambre.
- Hein ! comme elle parle, dit Jacques en la voyant s'éloigner avec un sourire : c'est qu'elle a reçu une éducation de demoiselle, cette pauvre Marianne ; c'est la fille du maître d'école de Goldau.
- Mais, dis-je, me rappelant la catastrophe arrivée en 1806 au village que Jacques venait de nommer, sa famille n'habitait pas ce pays lors de la chute de la montagne qui l'a écrasé ?
- Si fait, me répondit Jacques ; mais Dieu a préservé le père et les enfants : la mère seule a péri.
- Est-ce que votre belle-fille consentira à me donner des détails sur cet événement ?
- Tout ce que vous voudrez, quoiqu'elle fût bien jeune lorsqu'il est arrivé ; mais son père le lui a raconté si souvent, qu'elle se le rappelle comme si la chose était d'hier... à bas, Fidèle !... Excusez, monsieur, c'est sa manière de vous faire, de son côté, les honneurs de la maison.
En effet, Fidèle sautait après moi comme si nous eussions été de vieilles connaissances : peut-être flairait-il le chasseur.
- Maintenant, me dit Jacques, si vous n'êtes pas trop fatigué et que vous vouliez monter sur la petite montagne qui est derrière ma maison, vous embrasserez d'un seul coup d'œil le champ de bataille de Muotta-Thal ; pendant ce temps, Marianne préparera ses petites affaires.
Je suivis mon guide en appelant Fidèle, qui marcha derrière nous pendant vingt pas à peu près ; mais, arrivé là, il s'arrêta en remuant la queue, nous regarda quelque temps, puis, voyant que nous continuions notre route, il retourna en arrière, s'arrêtant pour nous regarder de dix pas en dix pas ; puis enfin il alla s'asseoir sur le seuil de la porte, aux derniers rayons du soleil couchant.
- Il paraît que Fidèle n'est pas des nôtres ? dis-je à Jacques.
Car tout, dans cette famille, me semblait tellement uni, que je cherchais la raison des plus simples choses, sûr d'y trouver toujours un mystère d'intimité.
- Oui, oui, me répondit le vieillard ; du temps de mon pauvre François, Fidèle aimait également tout le monde ici, car tout le monde était heureux ; mais, depuis que nous l'avons perdu, il s'est attaché à sa veuve. Il paraît que c'est elle qui a le plus souffert ; cependant, j'étais le père, moi. Enfin, Dieu nous l'avait donné, Dieu nous l'a ôté, sa volonté soit faite !
Je suivis avec respect ce vieillard si simple et si résigné dans sa douleur, et nous arrivâmes au sommet de la petite colline, d'où l'on découvrait une partie de la vallée, depuis Muotta jusqu'à Schonembuch : à droite, nous apercevions la cime de la montagne qu'on appelle, depuis 99, le pas des Russes ; deux lieues au delà de Muotta, le mont Pragel fermait la vallée et la séparait de celle de Klon, qui commence à l'autre versant de la montagne, et qui descend jusqu'à Nœfels. Nous dominions la place même où était venue se briser sur nos baïonnettes la sauvage réputation de Souvarov, et où le géant du nord, venu au pas de course de Moscou, fut obligé de battre en retraite lui-même, après avoir écrit à Korsakoff et à Jallachieh, qui avaient été battus par Lecourbe et par Molitor : « Je viens réparer vos fautes, tenez ferme comme des murailles. Vous me répondez sur votre tête de chaque pas que vous ferez en arrière. » Quinze jours après, celui qui avait écrit cette lettre, battu et fuyant lui-même, après avoir laissé dans les montagnes huit mille hommes et dix pièces de canon, traversait la Reuss sur un pont formé à la hâte par deux sapins que ses officiers avaient joints avec leurs écharpes.
Je restai là une heure à peu près à examiner toute cette vallée, si tourmentée alors, et aujourd'hui si tranquille. Au premier plan, j'avais la maison, s'élevant au milieu de sa pelouse verte, ombragée par un immense noyer, avec sa cheminée dont la fumée s'élevait perpendiculairement, tant l'atmosphère était calme ; au second plan, le village de Muotta, assez rapproché de moi pour que je visse ses maisons, mais trop éloigné pour que je distinguasse ses habitants ; enfin, à l'horizon, le mont Pragel, dont la cime neigeuse empruntait une teinte de rose aux derniers rayons du soleil.
Il y a, entre le marin et le montagnard, une grande ressemblance, c'est qu'ils sont religieux l'un et l'autre ; cela tient à la puissance du spectacle qu'ils ont incessamment sous les yeux, aux dangers éternels qui les entourent, et à ces grands cris de la nature qui se font entendre sur la mer et dans la montagne ! à nous autres, habitants des villes, rien n'arrive de grand ; la voix du monde couvre celle de Dieu ; il nous faut, pour retrouver un peu la poésie, aller la chercher au milieu des vagues, ces montagnes de l'Oécan, ou au milieu des montagnes, ces vagues de la terre. Alors, pour peu que nous soyons nés poètes ou religieux, ce qui est souvent la même chose, nous sentons se réveiller dans notre cœur une fibre qui frémit, nous sentons vibrer dans notre âme une voix qui chante, et nous comprenons bien que cette fibre et cette voix n'étaient pas absentes, mais endormies ; que c'était le monde qui pesait sur elles, et qu'aux ailes de la poésie et de la religion, comme à celles des faibles, il faut la solitude et l'immensité. Alors on comprend parfaitement la résignation du montagnard et du matelot, tant qu'il erre dans ses glaciers, ou tant qu'il vogue sur l'Océan. Là, l'espace est trop grand pour qu'il sente dans toute sa profondeur la perte d'une personne aimée ; ce n'est que lorsqu'il rentre dans sa cabane ou dans son chalet, qu'il s'aperçoit qu'il y a une mère de moins au foyer, entre lui et son fils, ou qu'il manque un enfant à table, entre lui et sa femme ; ce n'est qu'alors que ses yeux, qu'il avait portés hauts et résignés, tant qu'il avait pu voir le ciel où est allée l'âme, une fois qu'ils ont perdu le ciel de vue, s'inclinent en pleurant vers la terre qui renferme le corps.
Le vieillard me frappa sur l'épaule ; Fidèle venait annoncer que le souper était prêt.

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