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Chapitre XXXV
Histoire d'un âne, d'un homme, d'un chien et d'une femme

Le lendemain, je fus réveillé à la pointe du jour par le cocher, qui mettait les chevaux à la voiture ; comme nous ne faisions pas même route, je me hâtai de sauter à bas de mon lit, et je trouvai Francesco, qui avait dormi de son côté dans le grenier à foin, tout prêt à me suivre. Notre barque, retenue dès la veille, nous attendait avec les deux rameurs et son pilote ; nous y montâmes aussitôt et nous commençâmes à notre tour notre navigation. Une heure après notre départ de Fluelen, nous mettions pied à terre sur la pierre de Guillaume Tell. Au dire de nos mariniers, c'était sur ce rocher même que le vaillant archer s'était élancé, profitant de la liberté qui lui avait été rendue par Guessler, au milieu de la tempête.
à un quart de lieue de la chapelle de Tellen Platen, sur la même rive et derrière le village de Sissigen, s'ouvre une vallée qui, à trois lieues de là, ferme le Rœstock ; la cime escarpée de ce pic servit de route aux vingt-cinq mille Russes commandés par Souvarov qui descendirent, le 28 octobre 1799, au village de la Muotta. C'est alors qu'on vit des armées tout entières passer là où les chasseurs de chamois ôtaient leurs souliers, marchaient pieds nus, et s'aidaient de leurs mains pour ne pas tomber. C'est là que trois peuples venus de trois points différents se donnèrent rendez-vous au-dessus de la demeure des aigles, comme pour rendre de plus près Dieu juge de la justice de leur cause. Alors, il y eut un instant où toutes ces montagnes glacées s'allumèrent comme des volcans, où les cascades descendirent sanglantes dans la plaine, et où roulèrent jusque dans la vallée des avalanches humaines, si bien que la mort fit une telle moisson, là où jusqu'alors la vie n'était pas parvenue, que les vautours, pour qui elle avait fauché, devenus dédaigneux par abondance, ne prenaient plus que les yeux des cadavres pour les porter à leurs petits.
Je voulais m'arrêter là et visiter cette vallée de Piélion et d'Ossa, où Masséna et Souvarov avaient lutté comme deux Titans ; mais mes mariniers me dirent que j'aurais beau et plus court chemin en remontant la Muotta, que je devais rencontrer à Ibach, entre Ingenhohl et Schwitz. Je continuai donc ma route vers le Grutli ; nous marchions sur une terre si féconde, qu'on ne perd de vue un grand souvenir que pour en découvrir aussitôt un autre.
Nous abordâmes au Grutli ; nous gravîmes une petite colonne en pente assez douce, et nous arrivâmes sur un plateau formant une charmante prairie : c'est là que, pendant la nuit du 17 novembre de l'année 1307, Werner Stauffacher, du canton de Schwitz, Walter Furst, du canton d'Uri, et Arnold de Mechtal, du canton d'Unterwalden, accompagnés chacun de dix hommes, firent, comme nous l'avons dit, le serment de délivrer leur pays, demandant au Seigneur, si ce serment lui était agréable, de le leur faire connaître par quelque signe visible : au même instant, trois sources jaillirent aux pieds des trois conjurés.
Ce sont ces trois sources qu'on va visiter, qui coulent depuis cinq siècles passés, et qui tariront, au dire des vieux prophètes des montagnes, le jour où la Suisse cessera d'être libre. La première, en commençant à gauche, est celle de Walter Furst ; la seconde, celle de Werner Stauffacher ; la troisième, celle de Mechtal.
Je fis servir, sous le hangar même qui enferme les sources, et qui fut bâti, me dit le cicerone de ce petit coin de terre, grâce à la munificence du roi de Prusse, mon déjeuner et celui de mes matelots ; je remarquai, comme un fait à l'honneur de leur patriotisme, qu'ils poussèrent le respect pour les sources jusqu'à boire leur vin pur. Je ne sais si ce fut le sentiment d'un devoir accompli qui mit mes hommes en gaieté ; mais ce que je sais, c'est qu'ils traversèrent joyeusement le lac, accompagnant le mouvement de leur aviron d'une tyrolienne dont j'entendais encore le refrain aigu de l'autre côté de Brunnen dix minutes après les avoir quittés.
Nous ne nous arrêtâmes point dans ce village, qui n'offre rien de remarquable, si ce n'est pour demander à un homme qui fumait, assis sur le banc de la dernière maison, si nous étions bien sur la route de Schwitz. Celui à qui nous faisions cette question nous répondit affirmativement, et, pour plus grande sûreté, il nous montra, à trois cents pas devant nous, un paysan et son âme qui nous précédaient dans le chemin que nous devions suivre, et qui devaient nous précéder ainsi jusqu'à Ibach ; d'ailleurs, il n'y avait pas à s'y tromper, la route de Schwitz à Brunnen étant carrossable.
Rassurés par cette explication, nous avions perdu nos deux guides derrière un coude de la route, et nous ne pensions déjà plus à eux, lorsqu'en arrivant nous-mêmes à l'endroit où ils avaient disparu, nous vîmes revenir le quadrupède, qui retournait au grand galop à Brunnen, et qui, sans doute pour y annoncer son arrivée, donnait à sa voix toute l'étendue qu'elle pouvait atteindre. Derrière lui, mais perdant visiblement autant de terrain que Curiace blessé sur Horace sain et sauf, venait le paysan qui, tout en courant, employait l'éloquence la plus persuasive pour retenir le fugitif. Comme la langue dans laquelle ce brave homme conjurait son âne était ma langue maternelle, je fus aussi touché de son discours que le stupide animal l'était peu, et, au moment où il passait près de moi, je saisis adroitement la longe qu'il traînait après lui ; mais il ne se tint pas pour arrêté et continua de tirer de son côté. Comme je ne voulais pas avoir tort devant un âne, j'y mis de l'entêtement et je tirai du mien ; bref, je n'oserais pas dire à qui la victoire serait restée, si Francesco ne m'était venu en aide en faisant pleuvoir sur la partie postérieure de mon adversaire une grêle de coups de son bâton de voyage. L'argument fut décisif : l'âne se rendit aussitôt, secouru ou non secouru. En ce moment, le paysan arriva, et nous lui remîmes le prisonnier.
Le pauvre bonhomme était en nage : aussi crûmes-nous qu'il allait continuer à sa bête la correction commencée ; mais, à notre grand étonnement, il lui adressa la parole avec un accent de bonté qui me parut si singulièrement assorti à la circonstance, que je ne pus m'empêcher de lui exprimer mon étonnement sur sa mansuétude, et que je lui dis franchement que je croyais qu'il gâterait entièrement le caractère de son animal s'il l'encourageait dans de pareilles fantaisies.
- Ah ! me répondit-il, ce n'est pas une fantaisie ; c'est qu'il a eu peur, ce pauvre Pierrot !
- Peur de quoi ?
- Il a eu peur d'un feu que des enfants avaient allumé sur la route.
- Eh bien, mais, dites donc, continuai-je, c'est un fort vilain défaut qu'il a là, monsieur Pierrot, que d'avoir peur du feu.
- Que voulez-vous ? répondit le bonhomme avec la même longanimité, c'est plus fort que lui, la pauvre bête !
- Mais, si vous étiez sur son dos, mon brave homme, quand une peur comme celle-là lui prend, à moins que vous ne soyez meilleur cavalier que je ne vous crois, savez-vous qu'il vous casserait le cou ?
- Oh ! oui, monsieur, fit le paysan avec un geste de conviction ; ça ne fait pas un doute : aussi je ne le monte jamais.
- Alors, ça vous fait un animal bien agréable.
- Eh bien, tel que vous le voyez, continua le bonhomme, ç'a été la bête la plus docile, la plus dure à la fatigue, et la plus courageuse de tout le canton ; il n'avait pas son pareil.
- C'est votre faiblesse pour lui qui l'aura gâté.
- Oh ! non, monsieur, c'est un accident qui lui est arrivé.
- Allons donc, Pierrot, continuai-je en poussant l'âne qui s'était arrêté de nouveau.
- Attendez... c'est qu'il ne veut pas passer l'eau.
- Comment, il a peur de l'eau aussi ?
- Oui, il en a peur.
- Il a donc peur de tout ?
- Il est très ombrageux, c'est un fait... Allons, Pierrot !
Nous étions arrivés à un endroit où un ruisseau d'une dizaine de pieds de large coupait la route, et Pierrot, qui paraissait avoir une profonde horreur de l'eau, était resté sur le bord, les quatre pieds fichés en terre, et refusait absolument de faire un pas de plus. Sa résolution était visible ; le paysan avait beau tirer, Pierrot opposait une force d'inertie inébranlable. Je m'attachai à la corde et je tirai de mon côté ; mais Pierrot se cramponna de plus belle en s'assurant sur ses pieds de derrière. Francesco alors le poussa par la croupe ; ce qui n'empêcha point Pierrot, malgré la combinaison de nos efforts, de rester dans l'immobilité la plus parfaite. Enfin, ne voulant pas en avoir le démenti, je tirai si bien que, tout à coup, la corde cassa ; cet accident eut sur les différents personnages un effet pareil dans ses résultats, mais très varié dans ses détails : le paysan tomba immédiatement le derrière dans l'eau, j'allai à reculons m'étendre à dix pas dans la poussière, et Francesco, manquant tout à coup de point d'appui, grâce au quart de conversion que fit inopinément Pierrot en se sentant libre, s'épata le nez et les deux mains dans la vase.
- J'étais sûr qu'il ne passerait pas, dit tranquillement le bonhomme en tordant le fond de sa culotte.
- Mais c'est un infâme rhinocéros que votre Pierrot, répondis-je en m'époussetant.
- Diavolo di sommaro ! murmura Francesco, remontant le courant pour se laver la figure et les mains à un endroit où l'eau ne fût pas troublée.
- Je vous remercie bien, me dit le bonhomme, de la peine que vous vous êtes donnée pour moi, mon bon monsieur.
- Il n'y a pas de quoi ; seulement, je suis affligé qu'elle n'ait pas eu un meilleur résultat.
- Que voulez-vous ! quand on a fait ce qu'on peut, il n'y a pas de regrets à avoir.
- Eh bien, mais... de quelle manière allez-vous vous en tirer ?
- Je vais faire un détour.
- Comment ! vous céderez à Pierrot ?
- Il le faut bien, puisqu'il ne veut pas me céder.
- Oh ! non, dis-je, ça ne finira pas comme cela ; quand je devrais porter Pierrot sur mon dos, Pierrot passera.
- Hum ! il est lourd, fit le bonhomme en hochant la tête.
- Allez l'attraper par la bride ; j'ai une idée.
Le paysan repassa le ruisseau et alla reprendre par le bout de sa longe Pierrot, qui s'était tranquillement arrêté à mâcher un chardon.
- C'est bien, continuai-je ; maintenant, amenez-le le plus près que vous pourrez du courant. Bon !
- Est-il bien, là ?
- Parfaitement... As-tu fini de te débarbouiller, Francesco ?
- Oui, Excellence.
- Donne-moi ton bâton et passe du côté de la tête de Pierrot.
Francesco me tendit l'objet demandé et exécuta la manœuvre prescrite ; quant au paysan, il caressait tendrement son âne.
Je profitai de ce moment pour prendre ma position derrière l'animal, et, pendant qu'il répondait aux amitiés de son maître, je passai mes deux bâtons de montagne entre ses jambes. Francesco comprit aussitôt ma pensée, se tourna comme un commissionnaire qui se prépare à porter une civière, et prit les deux bâtons par un bout, pendant que je les tenais par l'autre. Au mot : « Enlevez ! » Pierrot perdit terre, et, au commandement de : « En avant, marche ! » il se mit triomphalement en route, ressemblant assez à une litière dont nous étions les porteurs.
Soit que la nouveauté de l'expédient l'eût étourdi, soit qu'il trouvât cette manière de voyager de son goût, soit enfin qu'il fût frappé de la supériorité de nos moyens dynamiques, Pierrot ne fit aucune résistance, et nous le déposâmes sain et sauf sur l'autre rive.
- Eh bien, dit le paysan quand la bête eut repris son aplomb naturel, en voilà une sévère ! Qu'est-ce que tu en penses, mon pauvre Pierrot ?
Pierrot se remit en route comme s'il n'était absolument rien arrivé.
- Et maintenant, dis-je au bonhomme, racontez-moi l'accident arrivé à votre âne et d'où vient qu'il a peur de l'eau et du feu : c'est bien le moins que vous me deviez, après le service que je viens de vous rendre.
- Ah ! monsieur, me répondit le paysan en posant sa main sur le cou de sa bête, la chose est arrivée il y aura deux ans au mois de novembre prochain. Il y avait déjà beaucoup de neige dans la montagne, et, un soir que j'étais revenu, comme aujourd'hui, de Brunnen avec Pierrot (dans ce temps-là, pauvre animal ! il n'avait peur de rien) et que nous nous chauffions, mon fils (mon fils n'était pas encore mort à cette époque-là), ma belle-fille, Fidèle et moi, autour d'un bon feu...
- Pardon, interrompis-je ; mais quand je commence à écouter une histoire, j'aime à connaître parfaitement mes personnages ; sans indiscrétion, qu'est-ce que Fidèle ?
- Sauf votre respect, c'est notre chien, un griffon superbe ; oh ! une fameuse bête, allez !
- Bien, mon ami ; maintenant j'écoute.
- Nous nous chauffions donc, écoutant le vent siffler dans les sapins, quand on frappa à la porte ; je courus ouvrir : c'étaient deux jeunes gens de Paris qui étaient partis de Sainte-Anna sans guide, et qui s'étaient perdus dans la montagne ; ils étaient raides de froid ; je les fis approcher du feu, et, tandis qu'ils dégelaient, Marianne prépara un cuissot de chamois. C'étaient de bons vivants, à moitié morts, mais gais et farceurs tout de même, de vrais Français, enfin. Ce qui les avait sauvés, c'est qu'ils avaient avec eux tout ce qu'il fallait pour faire du feu ; de sorte que deux ou trois fois ils avaient allumé des tas de branches, s'étaient réchauffés, et s'étaient remis en route de plus belle ; si bien qu'à force de marcher, de se refroidir, de se réchauffer et de se remettre en chemin, ils étaient arrivés jusqu'à la maison. Après souper, je les conduisis dans leur chambre ; dame ! ce n'était pas élégant, mais c'était tout ce que nous avions : douce comme un poêle, du reste, parce qu'il y avait une porte qui donnait dans l'étable, et que les chrétiens profitaient de la chaleur des animaux. En allant chercher de la paille pour faire le lit, je laissai la porte de communication ouverte, et Pierrot, qui restait toujours libre comme l'air, vu qu'il était doux comme un agneau, rentra derrière moi dans la chambre, me suivant comme un chien et mangeant à même de la botte de paille que je tenais sous le bras.
» - Vous avez là un bien bel animal, me dit un des voyageurs.
» Effectivement, je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais Pierrot est superbe dans son espèce. »
Je fis un signe de tête.
» - Comment s'appelle-t-il ? continua le plus grand des deux.
» - Il s'appelle Pierrot. Oh ! vous pouvez l'appeler, il n'est pas fier, il viendra.
» - Combien peut valoir un âne comme celui-ci ?
» - Dame ! vingt écus, trente écus.
» - C'est pour rien.
» - Effectivement, dis-je, relativement aux services que ça me rend, ça n'est pas cher. Allons, Pierrot, mon ami, faut laisser coucher ces messieurs.
» Il me suivait comme s'il m'entendait. Je fermai la porte de communication, et, pour ne pas déranger ces messieurs davantage, je rentrai par devant. Un instant après, je les entendis rire de tout leur cœur.
» - Bon, dis-je, Dieu regarde la chaumière dont les hôtes sont joyeux.
» Le lendemain, sur les sept heures, nos deux jeunes gens se réveillèrent ; mon fils était déjà parti pour la chasse. Pauvre François! c'était sa passion... Enfin, Marianne avait préparé le déjeuner. Nos hôtes mangèrent avec des appétits de voyageurs ; puis ils voulurent régler leur compte : nous leur dîmes que c'était ce qu'ils voudraient ; ils donnèrent un louis à Marianne, qui voulut leur rendre, mais ils s'y opposèrent ; ils étaient riches, à ce qu'il paraît.
» - Maintenant, mon brave homme, me dit l'un d'eux, ce n'est pas tout ; il faut que vous nous prêtiez Pierrot jusqu'à Brunnen.
» - Avec grand plaisir, messieurs, que je répondis : vous le laisserez à l'auberge de l'Aigle, et, la première fois que j'irai aux provisions, je le reprendrai. Pierrot est à votre service, prenez-le ; vous monterez chacun votre tour dessus, et même tous les deux ensemble ; il est solide, ça vous soulagera.
» - Mais, reprit son camarade, comme il pourrait arriver malheur à Pierrot...
» - Qu'est-ce que vous voulez qu'il lui arrive ? que je dis ; la route est bonne d'ici à Ibach, et d'Ibach à Brunnen, elle est superbe.
» - Enfin, on ne peut pas savoir. Nous allons vous laisser sa valeur.
» - C'est inutile, j'ai confiance en vous.
» - Nous ne le prendrons pas sans cette condition.
» - Faites comme vous voudrez, messieurs, vous êtes les maîtres.
» - Vous nous avez dit que Pierrot valait trente écus ?
» - Au moins.
» - En voilà quarante ; donnez-nous un reçu de la somme. Si nous remettons votre bête saine et sauve entre les mains du maître de l'hôtel de l'Aigle, il nous la remboursera ; s'il arrive quelque malheur à Pierrot, vous garderez les quarante écus.
» On ne pouvait pas mieux dire. Ma bru, qui sait lire et écrire, parce qu'elle était la fille du maître d'école de Goldau, leur donna un reçu circonstancié ; on leur harnacha Pierrot, et ils partirent. C'est une justice à lui rendre, pauvre bête ! il ne voulait pas marcher ; il nous regardait d'un air triste, au point qu'il me fit de la peine et que j'allai couper un morceau de pain que je lui donnai. Il aime beaucoup le pain, Pierrot ; c'était un moyen de lui faire faire tout ce qu'on voulait ; de sorte qu'il se mit en route. Dans ce temps-là, il était obéissant comme un caniche. »
- L'âge l'a bien changé.
- Le fait est qu'il n'est pas reconnaissable ; mais, avec votre permission, ce n'est pas l'âge, c'est l'accident en question.
- Qui lui arriva pendant le voyage ?
- Oh ! oui, monsieur, et un rude ; n'est-ce pas, mon pauvre Pierrot ?
- Voyons l'accident.
- Vous ne le devineriez jamais, allez ! Il faut vous imaginer que nos farceurs de Parisiens avaient eu une idée, et une drôle encore : c'était, au lieu de se chauffer de temps en temps, comme ils l'avaient fait la veille, de se chauffer ce jour-là tout le long de la route ; or, ils avaient pensé à Pierrot pour cela : j'ai su depuis comment tout s'était passé par un voisin de Ried qui travaillait dans le bois et qui les vit faire. Ils lui mirent d'abord sur son bât une couche d'herbe mouillée, puis, sur la couche d'herbe, une couche de neige, puis une nouvelle couche d'herbe, et sur cette couche un fagot de sapins comme vous en avez vu entassés tout le long de la route ; alors ils tirèrent leur briquet de leur poche et allumèrent le fagot ; de sorte qu'ils n'avaient qu'à suivre Pierrot pour se chauffer et à étendre la main pour allumer leurs cigares, exactement comme s'ils étaient devant leur cheminée. Que dites-vous de l'invention ?
- Je dis que je reconnais parfaitement là mes Parisiens.
- J'aurais dû les connaître aussi, moi ; j'avais déjà eu affaire à eux du temps du général Masséna.
- Comment ! vous habitiez déjà la contrée ?
- Je venais de m'y établir. J'arrivais du canton de Vaud ; voilà pourquoi je parle français.
- Et vous avez vu le fameux combat de Muotta-Thal ?
- C'est-à-dire, oui, je l'ai vu et je ne l'ai pas vu : c'est une autre histoire, ça, c'est la mienne.
- Ah ! c'est vrai, et nous n'en sommes encore qu'à celle de Pierrot.
- Comme vous dites. ça alla donc bien comme ça l'espace d'une lieue à peu près ; ils avaient traversé le village de Schonembuch en se chauffant comme je vous ai dit, et ne s'étaient arrêtés que pour remettre du bois au feu. Tout le monde était sorti sur les portes pour les regarder passer ; ça ne s'était jamais vu, vous comprenez. Mais, petit à petit, la neige qui empêchait Pierrot de sentir la chaleur était fondue, les deux couches d'herbe s'étaient séchées ; le feu gagnait du terrain sans que nos Parisiens y fissent attention, et plus il gagnait du terrain, plus il se rapprochait du cuir de Pierrot ; aussi ce fut lui qui s'en aperçut le premier. Il commença à tourner sa peau, puis à braire, puis à trotter, puis à galoper, que nos jeunes gens ne pouvaient plus le suivre ; et plus il allait vite, et plus le courant d'air l'allumait. Enfin, pauvre animal ! il devint comme un fou : il se roulait, mais le feu avait gagné le bât, et ça le rôtissait ; il se relevait, il se roulait encore. Enfin, à force de se rouler, il arriva sur le talus de la rivière, et, comme il allait rapidement en pente, il dévala dedans. Les farceurs continuèrent leur route sans s'inquiéter de lui : il était payé.
» Deux heures après, on retrouva Pierrot ; il était éteint. Mais, comme les bords de la Muotta sont escarpés, il n'avait pas pu remonter, et il était resté tout ce temps-là dans l'eau glacée ; de sorte qu'après avoir été rôti, il gelait. On voulut le faire approcher du feu, mais, dès qu'il vit la flamme, il s'échappa comme un enragé, et, comme il savait son chemin, il revint à la maison, où il fit une maladie de six semaines.
» C'est depuis ce temps-là qu'il ne peut plus sentir ni l'eau ni le feu. »
Comme j'avais vu des répugnances plus extraordinaires que celles de Pierrot, je compris parfaitement la sienne, et il reprit dès lors dans mon estime toute la considération que lui avaient ôtée ses deux escapades.

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1998-2010
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