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Chapitre XXX
Conrad de Baumgarten

Parmi les dix hommes du canton d'Unterwald qui devaient accompagner Mechtal au Rütli, dans la nuit du 17 novembre, était un jeune homme de Wolfanchiess nommé Conrad de Baumgarten. Il venait d'épouser par amour la plus belle fille d'Alzellen, et le désir seul de délivrer son pays l'avait fait entrer dans la conjuration ; car il était heureux. Aussi ne voulut-il pas dire à sa jeune femme quel motif l'éloignait d'elle. Il feignit une affaire au village de Brunnen, et, le 16 au soir, il lui annonça qu'il quittait la maison jusqu'au lendemain. La jeune femme pâlit.
- Qu'y a-t-il, Roschen ? dit Conrad. Il est impossible qu'une chose aussi simple vous fasse une telle impression.
- Conrad, dit la jeune femme, ne pouvez-vous remettre cette affaire ?
- Impossible !
- Allez, alors !
Conrad la regarda.
- Serais-tu jalouse, pauvre enfant ?
Roschen sourit tristement.
- Mais non, c'est impossible, continua-t-il. Il est arrivé quelque chose que tu me caches ?
- Peut-être ai-je tort de craindre, répondit Roschen.
- Et que peux-tu craindre dans ce village, au milieu de nos parents, de nos amis ?
- Tu connais notre jeune seigneur, Conrad ?
- Oui, sans doute, répondit celui-ci en fronçant le sourcil. Eh bien ?
- Eh bien ! il m'a vue à Alzellen avant que je fusse ta femme.
- Et il t'aime ? s'écria Conrad en fermant les poings et en la regardant fixement.
- Il me l'a dit.
- Autrefois ?
- Oui, et je l'avais oublié. Mais hier, je l'ai rencontré sur le chemin de Stans, et il m'a répété les mêmes paroles.
- Bien, bien, murmura Conrad. Insolents seigneurs ! Ce n'était donc pas assez de mon amour pour la patrie, vous voulez que j'y joigne la haine pour vous ? Mais hâtez-vous d'amasser de nouveaux crimes sur vos têtes, le jour de la vengeance va venir.
- Qui menaces-tu ainsi ? dit Roschen. Oublies-tu qu'il est le maître ?
- Oui, de ses vassaux, de ses serfs et de ses valets. Mais moi, Roschen, je suis de condition libre, citoyen de la ville de Stans, seigneur de mes terres et de ma maison. Et si je n'ai pas droit, comme lui, d'y rendre justice, j'ai droit de me la faire.
- Tu vois bien que j'avais raison de craindre, Conrad.
- Oui.
- Ainsi, tu ne me quitteras pas ?
- J'ai donné ma parole, il faut que je la tienne.
- Tu me permettras de t'accompagner, alors ?
- Je t'ai déjà dit que c'était impossible.
- Mon Dieu, Seigneur ! murmura Roschen.
- écoute, reprit Conrad, nous nous effrayons à tort, peut-être. Je n'ai dit à personne que je dusse partir, personne ne le sait donc. Je ne serai absent que jusqu'à demain midi. On me croira près de toi, et tu seras respectée.
- Dieu le veuille !
Conrad embrassa Roschen et la quitta. Le rendez-vous était, nous l'avons dit, au Rütli . Personne n'y manqua. C'est là, dans cette petite plaine que forme une prairie étroite entourée de buissons, au pied des rocs du Seelisberg, que, dans la nuit du 17 novembre 1307, la terre donna au ciel l'un de ses plus sublimes spectacles, celui de trois hommes promettant sur leur honneur de rendre, au risque de leur vie, la liberté à tout un peuple. Walter Furst, Werner Stauffacher et Mechtal étendirent le bras et s'écrièrent à Dieu, devant qui les rois et les peuples sont égaux, de vivre et de mourir pour leurs frères, d'entreprendre et de supporter tout en commun ; de ne plus souffrir, mais de ne pas commettre d'injustice ; de respecter les droits et les propriétés du comte de Habsbourg ; de ne faire aucun mal aux baillis impériaux, mais de mettre un terme à leur tyrannie ; priant Dieu, si ce serment lui était agréable, de le faire connaître par quelque miracle. Au même instant, trois sources d'eau vive jaillirent aux pieds des trois chefs. Les conjurés crièrent alors : « Gloire au Seigneur ! » et, levant la main, firent à leur tour le serment de rétablir la liberté en hommes de cœur. Quant à l'exécution de ce dessein, il fut remis à la nuit du 1er janvier 1308. Puis, le jour approchant, ils se séparèrent, et chacun reprit le chemin de sa vallée et de sa cabane.
Quelque diligence que fit Conrad, il était midi lorsqu'en sortant du Dallenwyl, il aperçut le village de Wolfranchiess et, près du village, la maison où l'attendait Roschen ; tout paraissait tranquille. Ses craintes se calmèrent à cette vue, son cœur cessa de battre, il s'arrêta pour respirer. En ce moment, il lui sembla que son nom passait à ses oreilles, emporté sur une bouffée de vent. Il tressaillit et se remit en marche.
Au bout de quelques minutes, il entendit une seconde fois une voix qui l'appelait. Il frémit car cette voix était plaintive, et il crut reconnaître celle de Roschen. Cette voix venait de la route ; il s'élança vers le village. à peine eut-il fait vingt pas, qu'il aperçut une femme accourant à lui, échevelée, éperdue, qui, dès qu'elle l'aperçut, étendit les bras, prononça son nom, et, sans avoir la force d'aller plus avant, tomba au milieu du chemin. Conrad ne fit qu'un bond pour arriver près d'elle. Il avait reconnu Roschen.
- Qu'as-tu, ma bien-aimée ? s'écria-t-il.
- Fuyons, fuyons ! murmura Roschen en essayant de se relever.
- Et pourquoi faut-il que nous fuyions ?
- Parce qu'il est venu, Conrad, parce qu'il est venu pendant que tu n'y étais pas...
- Il est venu !
- Oui... et abusant de ton absence et de ce que j'étais seule...
- Parle donc ! parle donc !
- Il a exigé que je lui préparasse un bain.
- L'insolent ! Et tu as obéi ?
- Que pouvais-je faire, Conrad ? Alors il m'a parlé de son amour, il a étendu la main sur moi... C'est alors que je me suis sauvée, t'appelant à mon aide. J'ai couru comme une insensée, puis, quand je t'ai aperçu, les forces m'ont abandonnée et je suis tombée tout à coup, comme si la terre manquait sous mes pieds.
- Et où est-il ?
- à la maison, dans le bain...
- L'insensé ! s'écria Conrad en s'élançant vers Wolfranchiess.
- Que vas-tu faire, malheureux ?
- Attends-moi, Roschen, je reviens.
Roschen tomba à genoux, les bras tendus vers l'endroit où avait disparu Conrad. Elle resta ainsi un quart d'heure, immobile et muette comme une statue de la Prière, puis, tout à coup, elle se releva et poussa un cri. C'était Conrad qui revenait, pâle et tenant à la main une cognée rouge de sang.
- Fuyons, Roschen ! dit-il à son tour. Fuyons, car nous ne serons en sûreté que de l'autre côté du lac. Fuyons sans suivre de route, loin des sentiers, loin des villes... Fuyons, si tu ne veux pas que je meure de crainte, non pour ma vie, mais pour la tienne !
à ces mots, il l'entraîna à travers la prairie. Roschen n'était pas une de ces fleurs délicates et étiolées comme il en pousse dans nos villes ; c'était une noble montagnarde, forte et puissante en face du danger, faite au soleil et à la fatigue. Conrad et elle eurent donc bientôt atteint le pied de la montagne. Conrad, alors, voulut se reposer, mais elle lui montra du doigt le sang qui couvrait le fer de sa cognée.
- Quel est ce sang ? lui dit-elle.
- Le sien... répondit Conrad.
- Fuyons ! s'écria Roschen.
Et elle se remit en route. Alors ils s'enfoncèrent dans le plus fourré de la forêt, gravissant les flancs de la montagne par des sentiers connus des seuls chasseurs. Plusieurs fois, Conrad voulut s'arrêter encore, mais toujours Roschen lui rendit le courage en lui assurant qu'elle n'était pas fatiguée. Enfin, une demi-heure avant la tombée de la nuit, ils arrivèrent au sommet d'un des prolongements du Rœstock ; de là, ils entendaient le bêlement des troupeaux qui rentraient à Seidorf et à Bauen, et, devant ces deux villages, ils apercevaient, couché au fond de la vallée, le lac de Waldstetten, tranquille et pur comme un miroir. à cet aspect, Roschen voulait continuer sa route, mais sa volonté dépassait ses forces ; aux premiers pas qu'elle fit, elle chancela. Alors Conrad exigea d'elle qu'elle prît quelques heures de repos, et il lui prépara un lit de feuilles et de mousse sur lequel elle se coucha, tandis qu'il veillait près d'elle.
Conrad entendit mourir l'une après l'autre toute les clameurs de la vallée, il vit s'éteindre, chacune à son tour, toutes les lumières qui semblaient des étoiles tombées sur la terre. Puis, aux rumeurs discordantes des hommes, succédèrent les bruits harmonieux de la nature ; aux lueurs éphémères allumées par des mains mortelles, cette splendide poussière d'étoiles que soulèvent les pas de Dieu. La montagne a, comme l'océan, des voix immenses qui s'élèvent tout à coup, au milieu des nuits, de la surface des lacs, du sein des forêts, des profondeurs des glaciers. Dans leurs intervalles, on entend le bruit continu de la cascade ou le fracas orageux des avalanches, et tous ces bruits parlent au montagnard une langue sublime qui lui est familière et à laquelle il répond par ses cris d'effroi ou ses chants de reconnaissance, car ces bruits lui présagent le calme ou la tempête.
Aussi Conrad avait-il suivi avec inquiétude la vapeur qui, ternissant le miroir du lac, avait commencé de s'élever à sa surface et qui, montant lentement dans la vallée, avait été se condenser autour de la tête neigeuse de l'Axemberg. Plusieurs fois déjà, il avait tourné avec anxiété les yeux vers le point du ciel où la lune allait se lever, lorsqu'elle apparut, mais blafarde et entourée d'un cercle brumeux qui voilait sa pâle splendeur. De temps en temps aussi, des brises passaient, portant avec elles une saveur humide et terreuse. Et alors Conrad se retournait vers l'occident, les aspirant avec l'instinct d'un limier et murmurant à demi-voix :
- Oui, oui, je vous reconnais, messagers d'orage, et je vous remercie. Vos avis ne seront pas perdus.
Enfin, une dernière bouffée de vent apporta avec elle les premières vapeurs enlevées au lac de Neufchâtel et aux marais de Morat. Conrad reconnut qu'il était temps de partir et se baissa vers Roschen.
- Ma bien-aimée, murmura-t-il à son oreille, ne crains rien, c'est moi qui t'éveille.
Roschen ouvrit les yeux et jeta ses bras au cou de Conrad.
- Où sommes-nous ? dit Roschen. J'ai froid.
- Il faut partir, Roschen. Le ciel est à l'ouragan et nous avons le temps à peine de gagner la grotte de Rikenbach, où nous serons en sûreté contre lui. Puis, lorsqu'il sera passé, nous descendrons à Bauen, où nous trouverons quelque batelier qui nous conduira à Brunnen ou à Sissigen.
- Mais ne perdons-nous pas un temps précieux, Conrad ? Et ne vaudrait-il pas mieux gagner tout de suite les rives du lac ? Si l'on nous poursuivait...
- Autant vaudrait chercher la trace du chamois et de l'aigle, répondit négligemment Conrad. Sois donc tranquille de ce côté, pauvre enfant. Mais voici l'orage, partons.
En effet, un coup de tonnerre éloigné se fit entendre, parcourut en grondant les sinuosités de la vallée, et s'en alla mourir sur les flancs nus de l'Axemberg.
- Tu as raison, il n'y a pas un instant à perdre, dit Roschen. Fuyons, Conrad, fuyons !
à ces mots, ils se prirent par la main et coururent aussi vite que leur permettaient les difficultés du terrain dans la direction de la grotte de Rikenbach. Cependant, l'ouragan s'était déclaré en même temps que les premiers rayons du jour et se rapprochait en grondant. De dix minutes en dix minutes, des éclairs sillonnaient le ciel, et des nuages, s'abattant sur la tête des fugitifs, leur dérobaient un instant l'aspect de la vallée, et, glissant rapidement le long de la montagne, les laissait imprégnés d'une humidité froide et pénétrante qui glaçait la sueur sur leur front. Tout à coup, et dans ces intervalles de silence où la nature semble rappeler à elle toutes ses forces pour la lutte qu'elle va soutenir, on entendit dans le lointain les aboiements d'un chien de chasse.
- Napft ! s'écria Conrad en s'arrêtant tout à coup.
- Il aura brisé sa chaîne et aura profité de sa liberté pour chasser dans la montagne, répondit Roschen.
Conrad lui fit signe de faire silence, et il écouta avec cette attention profonde d'un chasseur et d'un montagnard habitué à tout deviner, salut et péril, d'après le plus léger indice. Les aboiements se firent entendre de nouveau. Conrad tressaillit.
- Oui, oui, il est en chasse, murmura-t-il. Mais sais-tu bien quel gibier il guette ?
- Que nous importe ?
- Qu'importe la vie à ceux qui fuient pour la conserver ? Nous sommes poursuivis, Roschen. L'Enfer a donné une idée à ces démons. Ne sachant où me retrouver, ils ont détaché Naspf et se sont fiés à son instinct.
- Mais qui peut te faire croire... ?
- écoute et remarque avec quelle lenteur les aboiements s'approchent ; ils le tiennent en laisse pour ne pas perdre notre piste. Sans cela, Napft serait déjà près de nous, tandis que, de cette façon, il en a pour une heure encore avant de nous rejoindre.
Napft aboya de nouveau, mais sans se rapprocher d'une manière sensible. Au contraire, on eût dit que sa voix était plus éloignée que la première fois qu'elle s'était fait entendre.
- Il perd notre trace, dit Roschen avec joie, la voix s'écarte.
- Non, non, répondit Conrad, Napft est trop bon chien pour leur faire défaut, c'est le vent qui tourne. écoute, écoute.
Un violent coup de tonnerre interrompit les aboiements, qui venaient effectivement de se faire entendre de plus près. Mais, à peine fut-il éteint, qu'ils retentirent de nouveau.
- Fuyons, s'écria Roschen, fuyons vers la grotte !
- Et que nous servira la grotte maintenant ? Si, dans deux heures, nous n'avons pas mis le lac entre nous et ceux qui nous poursuivent, nous sommes perdus!
à ces mots, il lui prit la main et l'entraîna.
- Où vas-tu, ou vas-tu ? s'écria Roschen. Tu perds la direction du lac.
- Viens, viens. Il faut que nous luttions de ruse avec ces chasseurs d'hommes. Il y a trois lieues d'ici au lac, et si nous allions en ligne droite, avant vingt minutes, pauvre enfant, tu ne pourrais plus marcher. Viens, te dis-je.
Roschen, sans répondre, rassembla toutes ses forces, et, s'avançant rapidement dans la direction choisie par son mari, ils marchèrent ainsi dix minutes à peu près. Puis, tout à coup, ils se trouvèrent sur les bords d'une de ces larges gerçures si communes dans les montagnes ; un tremblement de terre l'avait produite dans des temps que les aïeux avaient eux-même oubliés, et un précipice de vingt pieds de largeur et d'une lieue de long peut-être faisait une ceinture profonde à la montagne. C'était une de ces rides qui annoncent la vieillesse de la terre. Mais, arrivé là, Conrad jeta un cri terrible. Le pont fragile qui servait de communication d'un bord à l'autre avait été brisé par un rocher qui avait roulé du haut du Rœstock. Roschen comprit tout ce qu'il y avait de désespoir dans ce cri, et, se croyant perdue, elle tomba à genoux.
- Non, non, ce n'est pas encore l'heure de prier, s'écria Conrad, les yeux brillants de joie. Courage, Roschen, courage ! Dieu ne nous abandonne pas tout à fait.
En disant ces mots, il avait couru vers un vieux sapin ébranché par les orages, qui poussait, solitaire et dépouillé, au bord du précipice, et il avait commencé l'œuvre du salut en frappant de sa cognée. L'arbre, attaqué par un ennemi plus acharné et plus puissant que la tempête, gémit de sa racine à son sommet. Il est vrai que jamais bûcheron n'avait frappé de si rudes coups.
Roschen encourageait son mari tout en écoutant la voix de Napft qui, pendant ces retards et ces contre-temps, avait gagné sur eux.
- Courage, mon bien-aimé, disait-elle, courage ! Vois comme l'arbre tremble ! Oh ! que tu es fort et puissant ! Courage, Conrad : il chancelle, il tombe ! Il tombe ! ô mon Dieu, je te remercie, nous sommes sauvés !
En effet, le sapin, coupé par sa base et cédant à l'impulsion que lui avait donnée Conrad, s'était abattu en travers du précipice, offrant un pont impraticable pour tout autre que pour un montagnard, mais suffisant au pied d'un chasseur.
- Ne crains rien, s'écria Roschen en s'élançant la première, ne crains rien, Conrad, et suis-moi !
Mais, au lieu de la suivre, Conrad, n'osant regarder le périlleux trajet, s'était jeté à terre et assujettissait l'arbre avec sa poitrine, afin qu'il ne vacillât pas sous le pied de sa bien-aimée. Pendant ce temps, les aboiements de Napft se faisaient entendre, distants d'un quart de lieu à peine. Tout à coup, Conrad sentit que le mouvement imprimé à l'arbre par le poids du corps de Roschen avait cessé. Il se hasarda à regarder de son côté : elle était sur l'autre bord, lui tendant les bras et l'excitant à la rejoindre.
Conrad s'élança aussitôt sur ce pont vacillant d'un pas aussi ferme que s'il eût passé sur une arche de pierre ; puis, arrivé près de sa femme, il se retourna, et, d'un coup de pied, précipita le sapin dans l'abîme. Roschen le suivit du regard, et, le voyant se briser sur les rochers et bondir de profondeur en profondeur, elle détourna les yeux et pâlit. Conrad, au contraire, fit entendre un de ces cris de joie comme en poussent l'aigle et le lion après une victoire. Puis, passant son bras autour de la taille de Roschen, il s'enfonça dans un de ces sentiers frayés par les seules bêtes fauves. Cinq minutes après, ceux qui les poursuivaient, guidés par Napft, arrivèrent sur le bord du précipice...
Cependant, la tempête redoublait de force, les éclairs se succédaient sans interruption, le tonnerre ne cessait pas un instant de se faire entendre, la pluie tombait par torrents. Les cris des chasseurs, les aboiements de Napft, tout était perdu dans ce chaos. Au bout d'un quart d'heure, Roschen s'arrêta.
- Je ne puis plus marcher, dit-elle en laissant tomber ses bras et en pliant sur ses genoux. Fuis seul, Conrad, fuis, je t'en supplie !
Conrad regarda autour de lui pour reconnaître à quelle distance il se trouvait du lac, mais le temps était si sombre, tous les objets avaient pris, sous le voile de l'orage, une teinte si uniforme, qu'il lui fut impossible de s'orienter. Il releva les yeux au ciel, mais il n'était que foudre et éclairs, et le soleil avait disparu comme un roi chassé de son trône par une émeute populaire. La pente du sol lui indiquait bien à peu près la route qu'il avait à suivre, mais sur cette route pouvaient se trouver de ces accidents de terrain si communs dans les montagnes, et qu'il n'y a que les jambes du chamois ou les ailes de l'aigle qui les puissent surmonter. Conrad, à son tour, laissa tomber ses bras et poussa un gémissement, comme un lutteur à demi-vaincu.
En ce moment, un long et bizarre murmure se fit entendre, venant du haut du Rœstock. La montagne oscilla trois fois, pareille à un homme ivre, et un brouillard chaud comme la vapeur qui s'élève au-dessus de l'eau bouillante traversa l'espace.
- Une trombe ! s'écria Conrad, une trombe !
Et, prenant Roschen dans ses bras, il se jeta avec elle sous la voûte d'un énorme rocher, serrant d'un bras sa femme contre sa poitrine et se cramponnant de l'autre aux aspérités du roc. à peine étaient-ils sous cet abri, que les branches supérieures des sapins tressaillirent, puis bientôt ce mouvement se communiqua aux branches inférieures. Un sifflement dont le bruit dominait celui de l'ouragan s'empara à son tour de l'espace ; la forêt se courba comme un champ d'épis, des craquements affreux se firent entendre, et bientôt ils virent les troncs des arbres les plus forts voler en éclats, se déraciner, s'enlever comme si la main d'un démon les prenait en passant par la chevelure, et fuir devant le souffle de la trombe, tournoyant comme une ronde insensée de gigantesques et effrayants fantômes. Au-dessus d'eux, une masse épaisse de branchages, de rameaux brisés et de bruyères fuyaient, suivaient la même impulsion ; au-dessous bondissaient des milliers de rocs arrachés à la montagne et qui tourbillonnaient comme une poussière. Heureusement, celui sous lequel ils étaient abrités tenait par des liens séculaires à l'ossature immense de la montagne : il resta immobile, protégeant les fugitifs qui, se trouvant au centre même de l'ouragan, suivirent d'un œil épouvanté la marche de l'effrayant phénomène qui, s'avançant en ligne droite et renversant tous les obstacles, marcha vers Bauen, passa sur une maison, qui disparut avec lui, atteignit le lac, sépara le brouillard qui le couvrait en deux parois qu'on eût crues solides, rencontra une barque qu'il abîma, et s'en alla mourir contre les rochers de l'Axemberg, laissant l'espace qu'il avait parcouru vide et écorché comme le lit d'un fleuve mis à nu.
- Allons, voilà notre chemin tout tracé, s'écria Conrad en entraînant Roschen dans le ravin. Nous n'avons qu'à suivre cette blessure de la terre, et elle nous conduira au lac.
- Peut-être aussi, dit Roschen en rassemblant toutes ses forces pour suivre Conrad, peut-êre l'ouragan nous aura-t-il débarrassés de nos ennemis.
- Oui, répondit Conrad, oui, si j'avais laissé le pont derrière moi... Car ils se seraient trouvés sur la même ligne que nous, et alors il est probable que nous aurions vu passer leurs cadavres au-dessus de nos têtes. Mais ils ont été obligés de prendre à gauche pour tourner le précipice. La trombe leur aura donné du temps pour nous joindre, et voila tout... Et la preuve, tiens, tiens... la voilà...
En effet, on recommençait à entendre les aboiements de Napft. Conrad alors, sentant que les forces de Roschen l'abandonnaient, la prit dans ses bras, et, chargé de ce fardeau, continua sa route plus rapidement qu'il n'aurait pu le faire suivi par elle. Dix minutes d'un silence de mort succédèrent aux quelques mots que les époux avaient échangés entre eux. Mais, pendant ces dix minutes, Conrad avait gagné bien du terrain ; le lac lui apparaissait maintenant, à travers le brouillard et la pluie, éloigné de cinq cents pas à peine. Quant à Roschen, ses yeux étaient fixés sur l'étrange vallée qu'ils venaient de parcourir. Tout à coup, Conrad la sentit tressaillir par tout le corps. En même temps, des cris de joie se firent entendre : c'étaient ceux des soldats qui les poursuivaient et qui, enfin, les avaient aperçus. Au même instant, Napft vint bondir aux côtés de son maître ; il avait, en le reconnaissant, donné une si vive secousse à la chaîne, qu'il l'avait brisée aux mains de celui qui le tenait ; quelques anneaux pendaient encore à son collier.
- Oui, oui, murmura Conrad, tu es un chien fidèle, Napft ; mais ta fidélité nous perd mieux qu'une trahison. Maintenant, ce n'est plus une chasse, c'est une course.
Alors Conrad se dirigea en droite ligne vers le lac, suivi, à trois cents pas environ, par huit ou dix archers du seigneur de Wolfranchiess. Mais, arrivés au bord de l'eau, un autre obstacle se présenta : le lac était soulevé comme une mer en démence, et, malgré les prières de Conrad, aucun batelier ne voulut risquer sa vie pour sauver la sienne.
Conrad courait comme un insensé, portant toujours Roschen à demi-évanouie et demandant aide et protection à grands cris, et poursuivi toujours par les archers qui, à chaque pas, gagnaient sur lui. Tout à coup, un homme s'élança d'un rocher au milieu du chemin.
- Qui demande secours ? dit-il.
- Moi, moi, dit Conrad. Pour moi et pour cette femme que vous voyez. Une barque, au nom du ciel ! Une barque !
- Venez, dit l'inconnu en s'élançant dans un bateau amarré dans une petite anse.
- Oh ! vous êtes mon sauveur ! mon Dieu !
- Le Sauveur est celui qui a répandu son sang pour les hommes ; Dieu est celui qui m'a envoyé sur votre route. Adressez-lui donc vos actions de grâce, et surtout vos prières ; car nous allons avoir besoin qu'il ne nous perde pas de vue.
- Mais, au moins, faut-il que vous sachiez qui vous sauvez.
- Vous êtes en danger, voilà tout ce que j'ai besoin de savoir. Venez !
Conrad sauta dans le bateau et y déposa Roschen. Quant à l'inconnu, il déploya une petite voile, et, se plaçant au gouvernail, il détacha la chaîne qui retenait la barque au rivage. Aussitôt elle s'élança, bondissant sur chaque vague et s'animant au vent, comme un cheval aux éperons et à la voix de son cavalier. à peine les fugitifs étaient-ils à cent pas du lieu où ils s'étaient embarqués, que les archers y arrivèrent.
- Vous venez trop tard, mes maîtres, murmura l'inconnu ; nous sommes maintenant hors de vos mains. Mais ce n'est pas le tout, continua-t-il en s'adressant à Conrad. Couchez-vous, jeune homme, couchez-vous : ne voyez-vous pas qu'ils fouillent à leurs trousses ? Une flèche va plus vite que la meilleure barque, fût-elle poussé par le démon de la tempête lui-même. Ventre à terre, ventre à terre, vous dis-je !
Conrad obéit. Au même instant, un sifflement se fit entendre au-dessus de leurs têtes ; une flèche se fixa en tremblant dans le mât de la barque, les autres allèrent se perdre dans le lac. L'étranger regarda avec une curiosité calme la flèche, dont tout le fer avait disparu dans le trou qu'elle avait fait.
- Oui, oui, murmura-t-il, il pousse dans nos montagnes de bons arcs de frêne, d'if et d'érable, et si la main qui les bande et l'œil qui dirige la flèche qu'ils lancent étaient plus exercés, on pourrait s'inquiéter de leur servir de but. Au reste, ce n'est point une chose facile que d'atteindre le chamois qui court, l'oiseau qui vole ou la barque qui bondit. Baissez-vous encore, jeune homme, baissez-vous, voilà une seconde volée qui nous arrive.
En effet, une flèche s'enfonça dans la proue et deux autres, perçant la voile, y restèrent arrêtées par les plumes. Le pilote les regarda dédaigneusement.
- Maintenant, dit-il à Conrad et à Roschen, vous pouvez vous asseoir sur les bancs du bateau, comme si vous faisiez votre promenade du dimanche. Avant qu'ils aient eu le temps de tirer une troisième flèche de leurs trousses, nous serons hors de leur portée. Il n'y a qu'un viron d'arbalète poussé par un arc de fer qui puisse envoyer la mort à la distance où nous sommes ; et tenez, voyez si je me trompe.
En effet, une troisième volée de flèches vint s'abattre dans le sillage du bateau. Les fugitifs étaient sauvés de la colère des hommes et n'avaient plus à redouter que celle de Dieu ; mais l'inconnu semblait aguerri contre la seconde aussi bien que contre la première, et, une demi-heure après être partis d'une rive, Conrad et sa femme débarquaient sur l'autre. Quant à Napft, qu'ils avaient oublié, il les avait suivis à la nage.
Avant de quitter l'étranger, Conrad pensa de quelle importance un homme aussi intrépide pouvait être dans la conjuration dont il faisait partie. Il commença donc par lui dire ce qui avait été résolu au Rütli, mais, au premier mot, l'étranger l'arrêta :
- Vous m'avez appelé à votre secours, et j'y suis venu comme j'aurais désiré que l'on vînt au mien, si je m'étais trouvé dans une position pareille à la vôtre. Ne m'en demandez pas davantage, car je ne ferais pas plus.
- Mais, au moins, s'écria Roschen, dites-nous quel est votre nom, que nous le reportions dans notre cœur auprès de celui de nos pères et de nos mères, car, comme à eux, nous vous devons la vie.
- Oui, oui, votre nom, dit Conrad, vous n'avez aucun motif pour nous le cacher.
- Non, sans doute, répondit naïvement l'étranger en amarrant sa barque au rivage. Je suis né à Burglen, je suis receveur du fraümunster de Zurich et je me nomme Guillaume Tell.
à ces mots, il salua les deux époux et prit le chemin de Flüelen.

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