Chapitre LII
Le jour de l'an à Alger
On se rappelle que le maréchal nous avait invités à assister à la réception du cheick El-Mokrani. Nous n'avions garde de manquer à une pareille fête.
C'était, au reste, une chose importante que cette réception, El-Mokrani étant un personnage considérable parmi les Arabes. Le général, qui l'avait fixée au premier jour de l'an, en avait donc faite une espèce de solennité.
à une heure, nous nous présentâmes chez le maréchal. La cérémonie allait commencer. L'assemblée était nombreuse. Elle se composait des muftis, des cadis des deux sectes, des assesseurs des muftis et des cadis ; des outils des diverses corporations religieuses ; des ulémas ou hommes de loi indigènes ; des caïds et agas de la plaine de la Mitidja ; du caïd des Chenouas et des personnes de sa suite ; du héros de la fête, le khalifat de la Medjana, Seid-Achmet-ben-Mohammed-el-Mokrani, de son jeune fils et de ses parents ; enfin d'un grand nombre d'Arabes qui étaient venus pour accompagner leurs chefs.
On commença par le baisemain d'usage. Puis, comme par un hasard heureux, l'année musulmane finissait cette année presque en même temps que l'année française, le maréchal manifesta aux Arabes le plaisir qu'il éprouvait de pouvoir répondre aux vœux de bonne année qu'il recevait par des vœux pareils.
Le mufti, vieillard octogénaire, prit alors la parole au nom de tous les indigènes, et pria le maréchal d'agréer leurs félicitations à l'occasion du nouvel an, et les vœux qu'ils adressaient à Dieu pour qu'il daignât augmenter encore, s'il était possible, la puissance et le bonheur de la France.
Alors le maréchal prit la parole à son tour, et, avec cette netteté de forme et ce bonheur d'expression qui le caractérisaient, il expliqua aux Arabes que le bonheur de l'Algérie dépendait de trois questions importantes, auxquelles ils devaient attacher toute leur attention.
Ces trois questions étaient la paix, la justice, l'agriculture.
« LA PAIX, dit alors le maréchal, cela me regarde. Je vous la promets et vous la donnerai. »
El-Mokrani fit signe qu'il voulait répondre. « Monsieur le maréchal, dit-il, nous sommes tous persuadés que votre gouvernement ne saurait être qu'heureux ; car l'homme de bien ne peut que se ressentir de vos bienfaits, l'homme de mal ne saurait échapper à votre colère. »
« LA JUSTICE, a continué le maréchal, elle vous est administrée par ceux des vôtres que vous-mêmes avez jugés dignes de rempllir les saintes fonctions de juges ; ils agissent sous nos yeux et sous notre direction. Plaignez-vous donc à moi si vous avez l'occasion de vous plaindre, et au besoin je vous ferai justice de la justice. »
Le cadi alors, au nom de la magistrature musulmane, remercia le maréchal de la confiance qu'il avait bien voulu accorder aux indigènes, l'assurant du soin que les juges musulmans mettraient constamment à se rendre dignes des fonctions importantes qu'ils remplissaient.
« L'AGRICULTURE, reprit le maréchal, l'agriculture est la conséquence de la paix. La guerre est un triple fléau, car elle entraîne avec elle la misère et la disette. Donc je vous ai promis la paix ; c'est, avec l'aide de Dieu qui éloignera la sécheresse et les sauterelles, c'est vous promettre l'abondance. »
Alors il fit signe à El-Mokrani de s'avanceer, et lui donna un fusil en lui disant : « Contre les lions et contre les ennemis de la France. » Puis il lui mit sur les épaules un burnous de drap rouge galonné d'or, et lui donna une pièce d'étoffe de Lyon pour en faire cadeau à ses femmes.
El-Mokrani abandonnait à la place un magnifique fusil arabe tout damasquiné d'argent, tout resplendissant de corail. Le fusil pouvait bien valoir dix fois celui que lui donnait la France par les mains du maréchal.
Il avait jeté sur l'épaule de son fils, bel enfant de dix ans, un burnous de cachemire qui eût fait envie à la femme la plus élégante, tandis qu'à peine eût-elle consenti à couvrir son laquais du burnous galonné que la munificence royale accordait à son khalifat.
Sans doute il avait sous ses tentes des pièces de ces magnifiques étoffes qui se tissent à Fez ou qui se brodent à Tunis, et près desquelles la soierie de Lyon n'avait pas plus de valeur que n'en a un châle Ternaux près d'un tissu de l'Inde.
Mais El-Mokrani était un homme qui savait vivre. Il eut l'air de tenir pour plus précieux que les siens le fusil, le burnous et la pièce d'étoffe, et se retira en remerciant le maréchal avec toute la pompe du langage arabe.
Après avoir donné l'investiture au nouveau khalifat, le maréchal se tourna vers le caïd des Chenouas, Kassem-ben-Djalloud, et le remercia, au nom de la France, des secours que lui et sa tribu avaient portés quinze jours auparavant à un navire en perdition dont il avait sauvé l'équipage.
Si le navire s'était deux ans auparavant perdu sur la même côte, pas un homme n'eût été épargné, pas une tête ne fût restée sur les épaules.
« Je suis confus, monsieur le maréchal, répondit le caïd, des compliments que vous m'adressez. Je crois n'avoir fait que mon devoir, et, pour un musulman, faire son devoir, c'est tout simplement être un honnête homme. »
La cérémonie était finie. Le maréchal congédia tout le monde, à l'exception du khalifat et de son fils, qui devaient dîner avec nous.
Quand nous fûmes seuls avec lui : « Vous allez voir, nous dit le maréchal, de quelle façon les Français et les Arabes se comprennent. -El Mokrani, dit le maréchal, mon gouvernement, en te nommant khalifat de la Medjana, t'accorde douze mille francs d'appointements. -Je les pairai sans qu'il manque jamais une obole, » répondit en s'inclinant El-Mokrani. »
Il ne pouvait comprendre, avec ses idées arabes, qu'il fût payé, au lieu de payer lui-même, pour exercer un commandement.
Nous profitâmes de l'occasion pour lui faire à notre tour quelques questions. « Combien avez-vous de fils ? lui demandai-je. -Trois, répondit-il. -Et de filles ? -Je ne sais pas. » Il n'avait pas jugé la chose assez importante pour s'en informer jamais.
Je lui demandai s'il avait quelque idée de ces grandes villes qui s'étaient appelés Carthage, Babylone, Tyr.
« La corde qui soutient la tente de l'Arabe n'est qu'une corde, me répondit-il, et elle a vu tomber toutes les villes dont vous me parlez. »
Au reste, au bout d'un quart d'heure, nous étions les meilleurs amis du monde, et il nous confiait qu'atteint d'une horrible maladie, plus commune qu'on ne le croirait dans l'intérieur des terres, il avait avant toute chose besoin d'un médecin.
Chancel, qui habitait depuis trois ans à Alger, se chargea de le conduire dès le lendemain chez le plus habile docteur de la ville.
Le jour et la journée du lendemain furent donnés à nos préparatifs de départ. Nous quittions Alger le 3 par la frégate l'Orénoque.
En rentrant à l'hôtel, j'éprouvai un vif mouvement de joie. Je trouvai la carte de Déjazet. Déjazet, la charmante Frétillon, la ravissante Marquise de Pretintailles, la fringante Lisette, était-elle donc dans la capitale de l'Algérie ?
Je courus, aussitôt la carte lue, à l'adresse donnée. Malheureusement, Déjazet n'avait pas quitté le continent. Une de ses amies seulement – pauvre Déjazet ! elle a presque autant d'amies que j'ai d'amis –, une de ses amies seulement se trouvait égarée, perdue à Alger, et ne savait comment revenir en France.
C'est-à-dire que, depuis qu'elle m'avait trouvé, elle était moins inquiète, et se doutait bien de quelle façon elle y reviendrait.
Si je ne craignais pas de blesser la pauvre créature, je me hâterais de dire, pour mettre ma moralité à couvert, qu'elle n'était ni jeune ni jolie.
Rien ne passe vite comme les dernières heures qui précèdent un départ. Aussi, le 3 janvier à dix heures du matin, étions-nous à bord de l'Orénoque, nous reprochant de ne pas avoir fait la moitié des choses qui nous restaient à faire à Alger.
à cinquante brasses de l'Orénoque, était mouillé le Véloce. Là aussi, nous laissions de bons amis et de bons cœurs, qui ont dû être bien étonnés quand ils ont entendu monsieur Léon de Malleville dire que notre présence à bord du Véloce avait déshonoré le pavillon français. Il va sans dire que monsieur Léon de Malleville, après avoir dit cela, s'est retranché derrière l'inviolabilité de la tribune. Il est bon qu'on le sache, aussi je l'imprime.
Tout l'état-major, le capitaine Bérard en tête, était sur le pont du Véloce. Tout l'équipage était sur le bastingage, dans les haubans ou dans les hunes. Tous les mouchoirs volaient, tous les chapeaux nous disaient adieu. Nous levâmes l'ancre et nous passâmes à demi-portée de pistolet les uns des autres, et nous poussâmes un grand cri d'adieu.
Pendant une heure, je restai les yeux fixés, le corps immobile. Nous avions passé de si bonnes heures avec ces dignes officiers, ces braves matelots, qui trouvaient tout aussi juste qu'on donnât un bâtiment à un poète qu'à une troisième ou quatrième attaché d'ambassade !
Puis tout s'effaça dans l'éloignement comme un rêve, le bâtiment d'abord, la ville ensuite, puis les montagnes elles-mêmes. L'Afrique bientôt ne fut plus qu'une vapeur, et cette vapeur elle-même disparut à son tour.
Il est vrai que j'emportais un souvenir vivant de cette Afrique que je quittais. C'étaient mes deux artistes arabes que j'emmenais de Tunis pour me sculpter une chambre à Monte-Cristo.
Le 4 au soir, après une admirable traversée qui n'avait duré que trente-neuf heures, nous entrions dans le port de Toulon.
Tout au contraire de ce que je devrais éprouver, mon cœur se serre toujours quand, après un voyage lointain, je remets le pied en France. C'est qu'en France m'attendent les petits ennemis et les longues haines. Tandis qu'au contraire, dès qu'il a passé la frontière de la France, le poète n'est plus en réalité qu'un mort vivant qui assiste aux jugements de l'avenir.
La France, ce sont les contemporains, c'est-à-dire l'envie. L'étranger, c'est la postérité, c'est-à-dire la justice. Pourquoi donc cela est-il ainsi quand il serait si beau que ce fût autrement ?
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