Chapitre XLIX
Le siège d'Alger
Il existait, depuis le commencement du seizième siècle, un état qui faisait la honte des puissances chrétiennes de l'Europe. Cet état, c'était la régence d'Alger.
Lorsque le vaste empire des kalifes croula sous son propre poids, mal assuré qu'il était sur la terre conquise, et que la domination arabe, repoussée pied à pied, puis enfin déracinée par la prise de Grenade, eut été forcée de repasser le détroit, plusieurs petits états se formèrent des débris de la grande monarchie. De là la naissance d'Alger, qui commence de cette époque seulement à inscrire son nom dans l'histoire.
Un émir était le chef de la ville et du territoire qui en dépendait. Poursuivi sur la terre d'Afrique par les Espagnols, qui, de vaincus devenant vainqueurs, et de conquis se faisant conquérants, s'étaient emparés d'Oran et de Bougie, l'émir appela à son secours le renégat Haroush-Barberousse. Grâce au puissant allié, la conquête espagnole s'arrêta, mais l'émir fut empoisonné.
à la mort de Barberousse, son frère Kaïr-Eddin fut nommé pacha d'Alger par la Sublime Porte, mais cette inféodation fut de courte durée. Bientôt Kaïr-Eddin, tout en restant vassal de nom, se fit indépendant de fait.
Alger ne pouvait mentir à sa destinée : fondée par un corsaire, elle se fit la reine de la piraterie, et, du haut de son rocher, elle déclara la guerre au reste du monde.
Charles-Quint fut le premier à ramasser le gant jeté par ces écumeurs de mer. En 1541, il mena contre eux une puissante armée. Mais le jour n'était pas venu, et, à peine le débarquement était-il effectué, qu'une tempête força l'armée espagnole de remonter sur ses vaisseaux, qui ne firent qu'apparaître, et qui, emportés par le vent après des avaries immenses, regagnèrent les ports d'Espagne, laissant la côte d'Afrique toute jonchée de leurs débris. Charles-Quint mourut, laissant sa vengeance à qui se sentirait assez fort pour l'accomplir.
Ce fut Louis XIV qui accepta l'héritage. Pendant les années 1682 et 1683, Duquesne bombarda Alger et força le dey à recevoir les conditions qu'il plut au vainqueur de lui imposer. Mais, à peine la flotte victorieuse eut-elle quitté la côte d'Afrique, que les courses recommencèrent et que, presque à sa vue, des navires portant le pavillon français furent capturés et leurs équipages emmenés en captivité.
L'Espagne ne pouvait oublier son échec de 1541. Charles III résolut de venger Charles-Quint. En conséquence, en 1773, une armée de 30 000 hommes fut rassemblée et mise sous les ordres du général O'Relly. Elle était accompagnée d'une puissante artillerie et menait à sa suite des approvisionnements immenses. Mais, de son côté, le dey avait fait des armements considérables. Il poussa contre les Espagnols qui venaient l'attaquer 100 000 Turcs, Arabes, Maures et Bédouins ; O'Relly fut vaincu et contraint de se rembarquer.
Après ce succès, le dey se regarda comme invincible. Dès lors, les vaisseaux de la régence ne se contentèrent plus d'attaquer les bâtiments qu'ils rencontraient : ils exécutèrent des descentes sur les côtes d'Espagne et d'Italie, et des villages d'abord, et bientôt des villes entières virent leurs populations conduites en esclavage.
Quelque temps, on put croire que les puissances européennes, également insultées, chercheraient une vengeance commune en condensant quelque nouvelle croisade contre Alger, mais il n'en fut pas ainsi. Tout au contraire, et l'une après l'autre, chaque puissance acheta à prix d'or l'amitié de la régence. L'Europe se fit tributaire d'un chef de bandits.
La Révolution française éclata, occupant le monde autour d'elle. Puis vint Napoléon et les dix ans de guerre pendant lesquelles l'Europe ne fut plus qu'un vaste champ de bataille. Puis enfin, la Restauration lui succéda, ramenant la paix universelle.
Pendant cette période de 25 ans, Alger avait continué ses pirateries ; mais à peine y avait-on pris garde, tant on était occupé de suprêmes événements. Une querelle entre la Régence et l'Angleterre ramena l'attention européenne sur ce petit coin de l'Afrique. Le gouvernement de la Grande-Bretagne venait à son tour de lui déclarer la guerre.
Lord Exmouth sortit de la Manche, conduisant une flotte de trente vaisseaux, et, après avoir rallié l'escadre hollandaise, se présenta devant Alger le 26 août 1816. Après huit jours de bombardement, les batteries du Môle étaient détruites et une partie de la ville était écrasée par les bombes et par les boulets.
Le dey suivit alors la tactique si heureusement mise en œuvre par ses devanciers. Il demanda à traiter ; fit au consul britannique les réparations exigées ; paya une indemnité considérable pour réparer les pertes éprouvées par les sujets anglais établis dans ses états ; et rendit la liberté à mille esclaves chrétiens. Les flottes combinées s'éloignèrent.
Un an après, il ne restait plus dans Alger la moindre trace d'incendie, ses fortifications étaient réparées, ses batteries reconstruites, et ses courses plus actives et plus implacables que jamais.
Sur ces entrefaites, Hussein-Pacha monta sur le trône. Il y était à peine, qu'il se montra plus hostile à la France qu'à aucune autre nation. Un traité passé en 1817 nous avait rendu nos possessions de la Calle, et, moyennant une redevance de 60 000 francs, nous accordait le monopole de la pêche du corail. Hussein-Pacha porta cette redevance à 200 000 francs, et il fallut subir cette augmentation arbitraire pour ne point nous voir enlever nos établissements.
En 1818, un brick français fut pillé par les habitants de Bône, et, quelque réclamation que fît le gouvernement de Louis XVIII, cette insulte resta impunie.
En 1825, sous prétexte qu'elle recelait des marchandises de contrebande, la maison du consul français à Bône fut visitée de force par les autorités algériennes. Le résultat de la visite prouva la fausseté de l'accusation. Le consul se plaignit, demanda justice, mais ses plaintes furent inutiles. Justice ne lui fut pas rendue.
En 1825 et 1826, des bâtiments romains naviguant sous pavillon français furent capturés malgré les traités qui existaient entre la France et Alger, tandis que, au mépris de ces mêmes traités, des marchandises françaises étaient pillées à bord des navires espagnols.
Enfin, le 30 avril 1827, le consul français étant venu, à propos de la fête du Beïram, pour féliciter Hussein-Pacha, celui-ci, à la suite d'une légère discussion pécuniaire, le frappa du chasse-mouches en plumes de paon qu'il tenait à la main.
Cette fois, l'insulte était trop forte pour être tolérée. C'était un soufflet donné sur la joue du roi de France. Le consul reçut l'ordre de quitter Alger, et le bruit se répandit que, cette fois, la réparation serait terrible.
Le dey ne fit que rire de cette menace, et, en preuve du mépris qu'il en faisait, il ordonna de détruire tous les établissements français qui se trouvaient sur la côte entre Bône et Alger. L'ordre fut exécuté avec toute l'exactitude de la haine.
Le blocus d'Alger fut décidé. Le blocus dura trois ans, et coûta vingt millions. Au bout de trois ans, il n'avait produit d'autre résultat que d'inspirer au dey une opinion plus exagérée que jamais de sa propre puissance.
Aussi, lorsqu'au mois de juillet 1829, l'amiral de la Bretonnière fut chargé d'aller proposer à Hussein-Pacha les conditions moyennant lesquelles la France consentait à lever le blocus, Hussein-Pacha éleva-t-il des prétentions plus insolentes que n'en avaient jamais eu ses prédécesseurs. De plus, lorsque l'amiral sortit du palais, il fut insulté par la populace ; et, à peine eut-il remis le pied à bord, qu'à un signal parti de la Casbah, les batteries du port firent feu sur son bâtiment.
Ceci était plus qu'une insulte, c'était un défi de guerre ; et cependant on hésita quelque temps encore. Les mauvais résultats des expéditions précédentes effrayaient le gouvernement. Mais l'opinion publique parlait plus haut que la prudence ministérielle, et, dans le mois de février 1830, l'expédition d'Alger fut résolue. L'amiral Duperré fut chargé de l'armement de la flotte. Le général comte de Bourmont reçut le commandement de l'armée, et, vers la fin d'avril, tout se trouva prêt.
Le 25 mai, à midi, toute la flotte se mit en mouvement. à une heure, le premier bâtiment du convoi sortait du port ; à trois heures, la rade disparaissait sous une forêt de mâts. Toutes les manœuvres s'exécutent avec une ponctualité admirable. Un seul accident un peu sérieux signale le départ. Le trois-mâts no 83 se jette en travers de l'Algésiras, casse le beaupré de ce vaisseau, et brise son propre mât de misaine. Pendant une heure, les deux bâtiments accrochés l'un à l'autre semblent deux navires à l'abordage. Enfin, ils parviennent à se dégager. On reconnaît les avaries. Ils peuvent continuer leur chemin.
Le 2 juin, la flotte entrait dans la baie de Palma. Le 9, elle se remit en route. Le 12 au soir, on signala la côte d'Afrique. Le 13, à quatre heures du matin, le branle-bas de combat retentit à bord du vaisseau amiral. Le baron Duperré et l'état-major de terre et de mer montèrent aussitôt sur la dunette, et, quelques instants après, sur un ordre donné par l'amiral, on vit le brick le Dragon et le brick la Cigogne quitter leur rang, prendre la tête de la flotte, s'avancer en éclaireurs, et s'approcher de la côte pour reconnaître le sondage.
Contre toute attente, on approcha de terre sans qu'un seul coup de feu fût tiré. On croyait la côte hérissée de batteries, et l'on était persuadé que ce silence cachait quelque embûche. Toute la matinée fut employée à prendre position.
à midi, on distribua aux troupes pour cinq jours de vivres, avec ordre à chaque homme d'emporter cette distribution en débarquant.
à deux heures, quelques coups de canon furent échangés entre le bateau à vapeur le Nageur et deux batteries algériennes, près desquelles s'élevaient cinq ou six tentes entourées de quelques cavaliers arabes.
à cinq heures du soir, l'ordre du débarquement fut donné pour le lendemain.
Le 14, à une heure du matin, les troupes de la première division commencèrent à descendre dans les chalands. Le plus grand silence avait été expressément recommandé afin que l'ennemi restât dans l'ignorance du mouvement qui s'opérait. Mais le côté du chaland no 1, qui était destiné à s'abattre, étant mal fixé, se détacha. Il en résulta une confusion momentanée. La première division toucha enfin le rivage sans qu'un seul coup de fusil eût été tiré. L'armée apprit ce succès par les cris redoublés de Vive le roi !
Les deux brigades débarquées se formèrent en colonne serrée sur le plateau de la batterie, et l'artillerie, traînée à bras, prit la tête de la colonne.
Vers neuf heures du matin, l'on marcha à l'ennemi au pas de charge. La troisième brigade débarquait au moment où le mouvement commençait. Elle accourut réclamer son rang de bataille, que la seconde brigade lui céda.
Cependant, en voyant les Français marcher à lui, l'ennemi avait commencé le feu de sa double batterie, auquel répondait celui de nos bateaux à vapeur, tandis qu'une troupe de six à sept cents cavaliers accourait à travers les broussailles pour nous charger. Quoique voyant le feu pour la première fois, nos soldats continuent la marche sans s'intimider. Le général Poret de Morvan s'apprête à tourner la batterie, la colonne Achard se formera en carré pour attaquer de front. Mais l'ennemi n'attend ni l'une ni l'autre. Il fuit devant la pointe de nos baïonnettes, et abandone ses pièces sans même prendre le temps de les enclouer.
Restaient les Bédouins, qui avaient fait plusieurs charges sur nous sans parvenir à nous entamer. On lança sur eux des tirailleurs, mais l'ennemi était hors de portée. Un lieutenant du 2e léger, monsieur Astruc, qui se lança sur les fuyards, fut entouré par les Bédouins, qui massacrèrent les quelques hommes, compagnons du lieutenant. à cette vue, un cri terrible rententit : Vengons nos frères ! Le régiment auquel appartenait Astruc s'élança, mais l'ennemi disparut au galop.
Le lendemain, on retrouva le cadavre de monsieur Astruc. Il avait eu la tête, les pieds et les mains coupés.
Le débarquement commencé le 14 continua à s'opérer. Le génie traça la ligne d'un camp retranché. Le 19, nous fûmes attaqués sur toute la ligne. Cependant, l'effort des Turcs et des Arabes se porta spécialement sur notre aile gauche. Ils pénétrèrent même un moment dans nos retranchements. Mais, après une heure de combat, l'ennemi était repoussé.
Le comte de Bourmont ne voulut pas, malgré cet avantage, marcher en avant sans avoir près de lui tout son matériel de siège. à la nouvelle de ce premier succès, il monta à cheval, se rendit à Torre-Chica, et ordonna aux colonnes d'attaquer l'ennemi qui s'était reformé. Les Arabes prirent la fuite ; on les poursuivit pendant une heure. Alors on aperçut les tentes de leur camp de Staouëli. On crut un moment qu'ils tiendraient pied, mais, loin de là, ceux qui étaient au camp se joignirent aux fuyards, et nos soldats entrèrent dans le camp presque sans résistance.
Les résultats de la bataille de Staouëli furent trois ou quatre cents Arabes tués ou blessés, cinq pièces de canon et quatre mortiers enlevés, quatre-vingts dromadaires pris et envoyés au camp de Sidi-Ferruch, et une grande quantité de bétail qui augmenta les approvisionnements de l'armée.
Quant à nous, nos pertes s'élevèrent à quatre ou cinq cents tués ou blessés dans les deux premières divisions, qui furent les seules engagées.
Le 20, on bivouaqua dans le camp des Arabes sous de magnifiques tentes dont quelques-unes, celles des principaux chefs, pouvaient avoir soixante pieds de long. On les trouva toutes meublées, l'ennemi n'ayant pris le temps de rien emporter. Celle du trésorier contenait même le trésor.
Les deux premières divisions restèrent à Staouëli jusqu'au 24 juin. Dès lors, il y eut deux camps : Sidi-Ferruch, qu'on appela la ville, et Staouëli, qui garda sa première dénomination. Un chemin les relia tous deux.
Le 24, à sept heures du matin, il y eut une attaque générale. L'agha Ibrahim, le vaincu de Staouëli, avait rassemblé ses fuyards et venait demander sa revanche. La lutte fut longue. Un magasin à poudre des Turcs sauta pendant le combat. C'était l'ennemi qui lui-même y avait mis le feu en se retirant.
L'ennemi, repoussé sur tous les points, débusqué de toutes ses positions, nous abandonna la plaine qui s'étend en avant de Staouëli, et ne s'arrêta que sur les hauteurs qui s'élèvent à deux lieues de là. On l'y poursuivit et on l'en débusqua. Il alla se réfugier à Bouzaria, à une lieue d'Alger. Nos troupes s'arrêtèrent à l'extrémité du plateau. Une vallée étroite les séparait des Arabes. Ce combat prit le nom de Sidi-Kalef. C'était celui d'un petit hameau situé sur le plateau dont nos troupes venaient de s'emparer.
On établit aussitôt une route entre Sidi-Kalef et Staouëli. Ainsi nous occupâmes trois points de la côte, dont le plus avancé ne se trouvait qu'à une lieue d'Alger. Le même jour, on aperçut de Sidi-Ferruch le convoi attendu par le général en chef pour commencer le siège. Le 25, ce convoi mouilla dans la rade, et le débarquement du matériel qu'il apportait commença sur-le-champ.
Un événement douloureux se passa le 28. Un bataillon du 4e léger, formantt régiment avec le 2e, était occupé à nettoyer ses armes. Quatre ou cinq mille Kabyles vinrent se jeter sur nos soldats. Malgré la surprise, les Français firent bonne contenance. Le commandant d'Arbouville et le 3e de ligne vinrent au secours des bataillons engagés, arrêtèrent le mouvement offensif de l'ennemi, et le convertirent en véritable fuite.
Le 29, le matériel du siège était débarqué. Une attaque vigoureuse permit à nos colonnes de se porter en vue du fort de l'Empereur, au siège duquel on commença immédiatement à travailler. à six heures du soir, on ouvrit la tranchée sous le feu du château.
Le 30, la canonnade du fort retentit plus vive que la veille, mais sans qu'elle eût l'influence de ralentir un instant le zèle de nos travailleurs. Nos soldats commençaient à reconnaître la terre de délices sur laquelle ils se trouvaient. à mesure qu'ils s'approchaient d'Alger, la stérilité des collines de Sidi-Ferruch et des plaines de Staouëli disparaissait. Des maisons blanches aux toits en terrasse s'élevaient avec leurs ceintures d'orangers, de lauriers roses et de cactus. Presque toujours un beau palmier, se découpant le soir sur un ciel rougi, les ombrageait comme un panache. Mais la discipline maintenait chacun à son rang, et quelques chefs seulement allaient toucher du doigt ces merveilles des Mille et une Nuits pour s'assurer qu'elles étaient réelles.
Les murailles du fort de l'Empereur étaient de véritables murailles du Moyen âge bâties contre les catapultes et contre les flèches, mais oublieuses de cette invention moderne qu'on appelle le canon ; privées de chemins couverts et de glacis, elles s'offraient dans toute leur hauteur aux coups de notre artillerie. Dix pièces de 24, distribuées dans les batteries du roi et du dauphin, furent chargées de ruiner la face sud-ouest du bastion ; six pièces de 16 battirent la face nord-ouest ; enfin, une batterie de deux obusiers, qui avait reçu le nom de batterie du duc de Bordeaux, et quatre mortiers qui reçurent celui de batterie Duquesne, furent destinés à lancer des feux courbes sur le fort.
Pendant ce temps, l'ennemi continua cette guerre de coups de main et d'embuscade à laquelle notre insouciance du danger donnait alors et donna depuis tant de prise. Un poste établi au consulat de Suède fut attaqué à l'improviste et obligé de se retirer vers le camp du 6e de ligne. La batterie fut envahie, ainsi que le redan construit pour le protéger. Chaque rocher, chaque pli de terrain, chaque buisson cachait son ennemi qui faisait feu puis s'évanouissait au milieu de la fumée comme un fantôme.
Enfin, toutes les batteries qui allaient envelopper le fort de l'Empereur en état et prêtes à commencer le feu, une fusée s'éleva dans les airs, et aussitôt la canonnade éclata de tous côtés. L'artillerie du fort répondit, et tout sembla se taire à trois lieues à la ronde pour écouter cette grande voix de bronze qui discute les dernières raisons des rois.
Pendant quatre heures, le feu dura sans interruption aucune. Sous chaque volée, les pierres des murailles volaient en poussière. à dix heures, le feu du fort était éteint sous l'ardeur du nôtre. à dix heures un quart, le général La Hitte, qui commandait l'artillerie, donna l'ordre de battre en brèche. On vit alors le rempart se fendre et se déchirer, et l'on comprit qu'avant la fin du jour, rien n'empêcherait de donner l'assaut.
Tout à coup, une secousse pareille à celle d'un tremblement de terre se fait sentir, le fort chancelle comme un géant ivre, s'ouvre comme le cratère d'un volcan, et lance au ciel une gerbe de feu. Ce n'est plus une batterie qui tonne, c'est une poudrière qui saute. Il y eut un instant d'obscurité et d'angoisse où chacun resta à son poste, retenant son haleine et le cœur serré. Puis la fumée, qui semblait sortir de terre et envelopper quelque château enchanté, s'évanouit lentement, puis l'on aperçut le fort éventré, et, par l'ouverture, on s'aperçut que la tour intérieure avait complètement disparu, lancée au ciel en débris impalpables et presque invisibles.
D'abord, l'armée française crut qu'une de ses bombes avait mis le feu à la poudrière et que tout avait sauté, fort et garnison. Mais l'on sut depuis que les Arabes, cinq minutes avant l'explosion, avaient évacué le fort, qu'un seul nègre était resté, chargé de la mission terrible et mortelle de mettre le feu aux poudres, et que cette mission, il l'avait remplie.
Dix minutes après l'explosion, nous étions dans le fort.
Ce fut alors seulement, que les Arabes comprirent leur position, et que le bey Hussein se regarda comme vaincu. Le dey Hussein voulait s'ensevelir sous les ruines d'Alger, mais ceux qui l'entouraient n'étaient pas disposés à partager le sort de leur chef. Deux fois celui-ci, le pistolet à la main, se lança contre le magasin à poudre, deux fois on l'arrêta. Alors il se décida à envoyer au général Bourmont son secrétaire Mustapha pour offrir de payer les frais de la guerre, mais à condition que les Français n'entreraient pas dans la ville.
Le parlementaire fut reçu par le général Bourmont sur les ruines fumantes encore du château de l'Empereur. Aux propositions qu'il fit, le général Bourmont répondit en donnant l'ordre de commencer le feu sur la ville. Alors le parlementaire lui-même blâma le dey d'avoir attiré sur Alger le terrible orage qui éclatait en ce moment, et, laissant tomber sa tête sur sa poitrine : « Quand les Algériens sont en guerre avec la France, dit-il, ils ne doivent pas attendre pour demander la paix l'heure de la prière du soir. »
Bientôt, relevant le front, et s'adressant au général en chef : « Veux-tu la tête de Hussein ? dit-il, je te l'enverrai dans un quart d'heure. »
Ce moyen de tout concilier ayant été refusé par le général en chef, le parlementaire revint vers le dey lui porter l'ultimatum du général.
à une heure, deux Maures se présentèrent, envoyés à leur tour par Hussein ; ils se nommaient Ahmet Bouderbah, El-Hassen-ben-Othman-Khodja ; tous deux parlaient français.
Pendant qu'ils causaient avec le général en chef, un boulet parti du fort Bab-Azoun vint labourer la tête à quelques pas d'eux. Ils firent un mouvement de crainte. « Ne faites pas attention, dit le général La Hitte, c'est sur nous que l'on tire. »
Et la conférence continua.
à trois heures, Mustapha reparut. Il était accompagné du consul d'Angleterre, lequel venait officieusement et sans aucun caractère officiel.
Ce fut alors que l'on discuta sérieusement la capitulation. Mustapha demanda qu'elle fût écrite. Voici le texte qui lui fut remis et qu'il porta au dey :
Le fort de la Casbah et tous les autres forts qui dépendent d'Alger, ainsi que le port de la ville, seront remis aux troupes françaises, le 5 juillet à dix heures du matin.
Le général en chef s'engage envers Son Altesse le dey d'Alger à lui laisser la liberté et la possession de toutes ses richesses personnelles.
Le dey sera libre de se retirer avec sa famille et ses richesses dans le lieu qu'il aura fixé. Tant qu'il restera à Alger, il y sera, lui et sa famille, sous la protection du général en chef de l'armée française, une garde garantira la sûreté de sa personne et celle de sa famille.
Le général en chef assure à tous les soldats de la milice les mêmes avantages et la même protection.
L'exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté des habitants de tous les classes, leur religion, leurs propriétés, leur commerce, leur industrie, ne recevront aucune atteinte, leurs femmes seront respectées : le général en chef en prend l'engagement sur l'honneur.
L'échange de cette convention sera fait le 5 avant dix heures du matin. Les troupes françaises entreront aussitôt après dans la Casbah et dans tous les forts de la ville et de la marine.
Le lendemain à midi, les portes de la ville furent ouvertes. Notre entrée à Alger fut ce que, trente-deux auparavant, avait été notre entrée au Caire. Les marchands étaient assis devant leurs portes ; les femmes mauresques, le visage voilé, regardaient à travers les ouvertures des fenêtres ; les femmes juives, plus familières, et assujetties à une garde moins sévère, garnissaient leurs terrasses.
Un de mes amis, monsieur Du Pondegaut, alors capitaine du 35e, me racontait qu'en passant près d'un de ces groupes, il menaça, en riant, de son sabre un Turc qui en faisait partie. Le Turc prit la menace pour bonne et réelle, et leva tranquillement la tête pour donner au capitaine toute facilité de la lui trancher.
Le dey sortit de la Casbah par une porte, tandis que les Français entraient par l'autre.
Trois jours après, le canon des Invalides annonçait cette grande nouvelle à la France.
Dix-neuf jours après, la fusillade de juillet éclatait dans les rues de Paris. Le dey, en visitant notre capitale, n'y trouva plus ses vainqueurs. Une autre dynastie, qui ne devait faire qu'apparaître, avait remplacé la dynastie du droit divin.
C'est ainsi que, dix-huit ans plus tard, Abd-el-Kader devait, du château d'Amboise, assister à son tour à la chute de ses vainqueurs.
Seulement, nous avons tenu nos promesses vis-à-vis du dey Hussein, tandis que nous avons manqué à tous nos engagements envers Abd-el-Kader.
Comment les hommes qui nous gouvernent n'ont-ils pas songé que le château d'Amboise est le pendant de l'île Sainte-Hélène ?
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