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Chapitre XLVI
Les zéphyrs

Vers deux heures de l'après-midi, nous arrivâmes à El-Arouch. Mon étonnement fut grand lorsque je vis venir à moi une députation composée d'une douzaine de soldats et de sous-officiers du troisième bataillon d'Afrique. Le bruit de mon passage s'était répandu, et l'on venait me prier d'assister à une représentation extraordinaire. Comme on savait que je voulais arriver le même soir à Philippeville, la représentation aurait lieu de jour.
Je fus quelque temps à comprendre, et quel était le genre d'honneur qui m'était rendu, et quelle était la représentation à laquelle on me priait d'assister.
C'était comme auteur dramatique que j'étais reçu. La représentation à laquelle on me priait d'assister se composait de la Fille de Dominique et de Farinelli. Les artistes étaient soldats et sous-officiers au troisième bataillon d'Afrique, autrement dit aux zéphyrs.
Disons ce que c'est que cette création toute française connue en Afrique et même en France sous le nom de zéphyrs.
Un ordre ministériel de 1831 organisa les bataillons d'Afrique avec tous les hommes détenus pour une cause correctionnelle n'entraînant pas la dégradation militaire. Ces bataillons devaient toujours être aux avant-postes.
Le premier bataillon prit le nom de chacal. Le second se baptisa zéphyr. Et le troisième se nomma chardonneret. De ces trois noms, un seul se popularisa : ce fut le nom de zéphyr.
Le premier bataillon chacal créa le camp de Tixerain, à deux lieues d'Alger. C'était alors notre extrême avant-poste. Le second zéphyr créa le camp de Birkadem. Le troisième chardonneret créa celui de Douaira. Ces trois bataillons pouvaient former un effectif de six mille hommes.
Ce fut alors que leur excentricité se révéla. Employés toujours aux avant-postes, comme c'était leur destination, attachés à toutes les expéditions hasardeuses, les zéphyrs eurent mille occasions de se signaler, et, il faut leur rendre cette justice, ils n'en laissèrent échapper aucune.
Ils se distinguèrent d'abord à la Makta, en 1835 ; puis, en 36, au passage du col de la Mouzaïa ; puis au premier siège de Constantine, où ils attaquèrent pendant la nuit la porte du Pont et la porte de la Rivière ; puis au second siège, où cinquante hommes et le capitaine Guinard furent dévorés par l'explosion. Cent hommes de bonne volonté, tous zéphyrs, avaient pris part à l'assaut. Le capitaine Cahoreau y fut tué. Un zéphyr nommé Adam pénétra le premier dans la grande rue et fut décoré.
C'étaient des zéphyrs qui gardaient ce camp de Djemilah dont nous avons raconté la merveilleuse défense. C'étaient des zéphyrs qui tenaient à Mazagran. Cent vingt-cinq hommes contre six mille.
Ce dernier fait était si incroyable que les Anglais le nièrent. « C'est bien simple, dit le capitaine Le Lièvre, s'ils doutent, il n'y a qu'à nous faire recommencer. »
Aussi, en 1836, intervint-il une ordonnance qui décréta que tout zéphyr ayant fait une action d'éclat ou étant demeuré un temps donné sans punition, pouvait quitter les compagnies disciplinaires et passer dans un régiment de l'armée d'Afrique.
Seulement, on n'avait pas prévu une chose, c'est que le zéphyr ferait de sa patrie adoptive sa mère patrie. L'Afrique est, pour le zéphyr, la terre promise ; une fois qu'il eut mis le pied en Algérie, le zéphyr ne sut plus quitter l'Algérie. De retour en France après son temps fini, il se vend pour revoir cette Afrique bien-aimée, sous le ciel de laquelle a mûri sa réputation. De retour avec son régiment, la discipline de France le fatigue, il regrette le spectacle, les chemins à faire, le feu à braver ; il regrette jusqu'à la pluie qui glace, jusqu'au soleil qui brûle. Alors il casse la crosse d'un fusil, ou vend une paire de souliers, ou déserte. Une condamnation disciplinaire le fait rentrer dans la catégorie zéphyrienne ; on le renvoie en Afrique, où il retrouve la vie errante et excentrique qui fait du zéphyr le bohémien de l'armée.
En 1834, le général Duvivier, alors lieutenant-colonel, organisa une meute de chiens qui avait pour mission de garder la nuit les blockhaus, et d'éclairer le matin les reconnaissances qu'on faisait pour donner aux troupeaux la liberté de paître. Vingt de ces chiens étaient affectés à la garde des blockhaus, et dix autres aux reconnaissances. Ils étaient dressés par un zéphyr, sous la conduite duquel ils sortaient, et qui les appuyait dans leurs chasses aux Arabes. On l'appelait le colonel des chiens. Ce colonel durait peu, comme on comprend bien : c'était une cible de fusil ; et cependant, un était-il tué, il s'en présentait dix.
Une nuit, une embuscade arabe s'établit près d'un cimetière. Le matin, dans leur reconnaissance ordinaire, les chiens donnèrent dessus. Ce fut une chienne nommée Blanchette qui la découvrit. Elle sauta au cou de l'Arabe qui se trouvait le plus avancé. L'Arabe lui coupa la patte d'un coup de yatagan ; mais Blanchette connaissait l'anecdote de Cynégire, elle ne lâcha point prise pour si peu. L'Arabe à moitié étranglé tomba entre nos mains. Blanchette fut amputée, elle habite Bougie, où elle a ses Invalides.
Bougie est, pour le zéphyr, presque une ville sainte, comme la Mecque, Médine, Djedda et Aden pour les musulmans. C'est Bougie qui a vu s'accomplir un des faits les plus curieux qui soient consignés dans la biographie destinée à porter aux races futures les faits et gestes des zéphyrs. Ce fait est celui de la vente du corps de garde même où un zéphyr était en prison.
Ce corps de garde était une charmante maison neuve avec des barreaux de fer aux fenêtres et une porte enjolivée et renforcée en même temps de têtes de clous ; c'était une demeure fort aimable à une époque où les Kabyles venaient faire des excursions jusque dans la ville. Aussi un colon nouvellement débarqué s'approcha-t-il de cette maison et l'examina-t-il avec un air de convoitise qui ne laissait aucun doute sur son désir de se l'approprier.
Sur quoi la fenêtre s'ouvrit, un zéphyr parut, et, à travers les barreaux un dialogue s'entama.
-Voilà une charmante maison, militaire, dit le colon.
-Oui, pas trop laide, répondit le zéphyr.
-à qui est-elle ?
-Parbleu ! à celui qui l'habite, ça me semble.
-Elle est à vous ?
-Elle est à moi.
-En propriété ou en location ?
-En propriété.
-Peste ! vous n'êtes pas malheureux. Il y a peu de militaires logés comme vous.
-J'ai profité d'un héritage qui m'est survenu, et je l'ai fait bâtir. D'ailleurs la main-d'œuvre n'est pas chère en Algérie.
-Combien vous coûte donc ce petit palais ?
-Douze mille francs.
-Donnez-moi du temps, et je vous fais gagner deux mille francs dessus.
-Eh ! eh ! l'affaire peut s'arranger. Justement, il m'est arrivé des malheurs qui me forcent de vendre.
-Des malheurs !
-Oui, mon banquier a fait faillite.
-Voilà qui tombe à merveille.
-Hein ?
-Non, je veux dire, voilà qui est bien malheureux.
-Combien donneriez-vous comptant ?
-Mille francs ; et le reste...
-Oh ! le reste, cela m'est égal. Je vous donnerai tout le temps que vous voudrez pour le reste.
-Cinq ans ?
-à merveille ! cinq ans, dix ans. J'ai besoin de mille francs. Voilà tout.
-Alors c'est une affaire faite. J'ai justement les mille francs sur moi.
-Allez m'attendre chez le marchand de vin.
-J'y vais.
-Seulement, en passant là-bas, voyez-vous, au coin de la rue, envoyez-moi le grand blond, c'est le serrurier du régiment. Il faut vous dire que mes camarades, pour me faire une farce, m'ont enfermé et ont apporté la clef.
-Je vous l'envoie.
Et le colon, tout courant, alla attendre son propriétaire chez le marchand de vin, tout en lui envoyant, bien entendu, le serrurier demandé.
Le serrurier arriva. La situation lui fut exposée : il s'agissait de partager les mille francs entre le prisonnier, le serrurier et la sentinelle. Au bout de cinq minutes, la sentinelle était prévenue et la porte ouverte. Au bout d'une demi-heure, le contrat était débattu, réglé, signé, et le zéphyr empochait sa part des mille livres. Deux heures après, le colon emménageait.
Un officier passa avec une patrouille, il vit qu'on descendait tout un mobilier à la porte du corps de garde. La porte était ouverte, il entra. Le colon faisait clouer des planches. Il regarda un instant avec stupéfaction. Puis enfin :
-Que diable faites-vous là ? demanda-t-il.
-Ce que je fais ? pardieu ! vous le voyez bien : j'emménage.
-Vous emménagez ! où cela ?
-Dans ma maison.
-Dans quelle maison ?
-Dans celle-ci.
-Cette maison est à vous ?
-Elle est à moi.
-Et comment est-elle à vous ?
-Parce que je l'ai achetée, donc.
-à qui ?
-à son propriétaire.
-Où était son propriétaire ?
-Il était dedans.
L'officier regarda ses soldats. Ses soldats se regardaient : depuis longtemps, ils avaient compris ce que lui commençait à comprendre.
-Et qu'est devenu le propriétaire ? continua l'officier.
-Cela ne me regarde pas, fit insoucieusement le colon en continuant d'arranger son bazar.
-Comment ! cela ne vous regarde pas. N'était-il donc pas enfermé ?
-Si fait ! Imaginez-vous que ses camarades lui avaient fait une farce et l'avaient enfermé. Mais je lui ai envoyé le serrurier du régiment, un grand blond, et il est venu me rejoindre chez le marchand de vin, où nous avons passé le contrat.
-Devant notaire ?
-Non ; un sous-seing. Mais, d'ici à trois mois, je le ferai valider.
-Et il a touché ?
-Mille francs comptant.
L'officier ne put s'empêcher d'éclater de rire. Le colon le regarda avec étonnement.
-En doutez-vous ? demanda-t-il.
-Ma foi !
-Tenez, voilà le papier.
L'officier lut et trouva un sous-seing parfaitement en règle et contenant quittance de mille livres et obligation des treize mille autres. Le colon avait acheté à un zéphyr en punition la salle de police du régiment. L'affaire fut portée devant le tribunal de Bougie, qui n'eut pas le courage de punir l'auteur de cet admirable tour de passe-passe. Le zéphyr fut acquitté et revint au quartier sous les arcs de triomphe que lui adressèrent ses camarades.
Le zéphyr a toutes les sciences innées : il est naturaliste, archéologue, dresseur d'animaux, c'est le pourvoyeur né de crapauds, de lézards, de serpents, de caméléons, de sauterelles, de stellions, de fouette-queues et de gerboises. Qui vient en Afrique pour faire des collections d'animaux peut s'adresser à lui : quand la nature s'appauvrit, il la seconde ; quand l'espèce manque, il l'invente.
C'est le zéphyr qui a inventé le rat à trompe. Nous allons raconter un fait presque incroyable, et qui cependant est de notoriété publique en Algérie.
à l'époque où la commission scientifique explorait la province de Bône, le 3e bataillon de zéphyrs tenait garnison dans cette ville. Un matin, le président de la commission vit arriver chez lui un zéphyr porteur d'une cage dans laquelle frétillait un petit animal, objet des attentions les plus délicates de la part de son propriétaire.
L'attention du savant fut éveillée par la façon amicale dont le zéphyr parlait à l'animal enfermé dans la cage. « Que m'apportez-vous là, mon ami ? demanda-t-il au zéphyr. -Oh ! mon colonel (le président de la commission scientifique était un colonel, homme d'infiniment d'esprit que nous avons tous connu), oh ! mon colonel, une petite bête pas plus grosse que le poing, seulement vous n'en avez jamais vue de pareille. -Voyons, montre-moi cela. -Voilà, mon colonel. »
Et le zéphyr remit à l'officier la cage qui renfermait son trésor. « Eh ! mais c'est un rat que tu m'apportes là ! fit le colonel. -Oui, mais c'est un rat à trompe, rien que cela. -Comment, un rat à trompe ! -étudiez, examinez, prenez une loupe, si vous n'y voyez pas avec vos yeux. »
Le colonel étudia, examina, prit une loupe, et reconnut un rat de l'espèce ordinaire ; seulement, comme l'avait dit le zéphyr, ce rat avait une trompe.
Trompe adhérente au nez, placée à peu près comme est placée la corne du rhinocéros ; trompe douée de mouvement et presque d'intelligence. Du reste, identité parfaite avec les rats de l'espèce commune.
Seulement, la trompe dont il était orné donnait à celui-là une valeur particulière, une valeur idéale. « Hum ! hum ! fit le savant. -Eh ! eh ! fit le zéphyr. -Combien ton rat ? -Mon colonel, vous savez bien que mon rat n'a pas de prix ; mais pour vous, ce sera cent francs. »
Le colonel en eût donné mille pour avoir ce sujet précieux. Il l'examina de nouveau. C'était un mâle. « Serait-ce possible d'avoir la femelle ? demanda-t-il. -Peste ! fit le zéphyr, vous n'êtes pas dégoûté. Je comprends : vous voulez avoir de la race. Donnez cent francs du mâle, et l'on tâchera de vous avoir la femelle. -Quand cela ? -Ah ! dame ! c'est un animal bien fin, bien subtil ; la disparition de celui-ci aura donné l'éveil à la tribu. Je ne puis répondre de rien avant quinze jours ou trois semaines. -Je te donne un mois. -Et il y aura cents francs pour la femelle ? -Comme il y a eu cent francs pour le mâle. -Vous aurez votre femelle. -Voilà les cent francs. -Merci, mon colonel. » Et le zéphyr empocha les cent francs.
Trois semaines après, il revint avec un rat à trompe du sexe féminin. « Tenez, mon colonel, voilà votre bête. Seulement, elle m'a donné du mal, je vous en réponds. » Le colonel examina la bête : rien n'y manquait. Sa satisfaction était au comble ; il avait la paire.
Aussi fut-il pendant quelque temps l'objet de l'envie de tous ses compagnons. Monsieur Ravoisier n'en dormait plus, et monsieur Delamalle en était malade. Ils demandaient des rats à trompe à tous les zéphyrs qu'ils rencontraient.
Ceux-ci se regardaient et répondaient : « Comprends pas. »
Le rat à trompe était à la hausse. Le premier qui reparut fut vendu deux cents francs. Puis cet animal si rare commença de se vulgariser ; il n'y avait pas de jour où il n'y eût un rat à trompe à vendre. Ils descendirent à cent francs, puis à cinquante, puis à vingt-cinq.
La recette des rats à trompe était connue. Elle était, à peu de différence près, la même que celle indiquée par la Cuisinière bourgeoise pour faire un civet de lièvre.
Seulement, au lieu que pour faire un civet de lièvre il ne faut qu'un lièvre, pour faire un rat à trompe il faut deux rats.
On prend le bout de la queue de l'un, que l'on greffe en écusson sur le nez de l'autre ; on soutient l'adjonction par un emplâtre de diachylon, en emmaillote l'animal de manière qu'il ne dérange pas l'appareil. Au bout de quinze jours, on lui rend sa liberté, et le tour est fait.
à partir de ce moment, la queue devient adhérente au nez du rat, comme un ergot devient adhérent au crâne d'un coq, et vous avez un rat à trompe.
Seulement, les rats à trompe ne se reproduisent pas, avec une trompe, du moins. Quand on veut en avoir, il faut les greffer.
Voilà pour l'histoire naturelle. Passons à l'archéologie. Un banquier suisse, grand amateur d'antiquités, débarqua en Afrique et se mit à la recherche de ruines romaines. Il avait déjà fait quelques acquisitions importantes, lorsqu'un zéphyr lui apporta une pierre qui paraissait avoir servi de couvercle à un tombeau. La pierre était gravée, et l'inscription, parfaitement conservée, paraissait remonter par la forme des lettres au siècle d'Auguste.
Voici quelle était cette inscription :

C. ELL
A. RI. U. S. P. O.
LK. A. M.
IN
VEN.....T
A.....V
I
T.E
T. NON. D.
EC.
O. R. A.
Bi
T
UR.

Le savant pâlit huit jours sur cette inscription, qu'il avait eue pour rien, pour quatre-vingt francs, je crois. Plus il pâlissait, moins en trouvait le sens.
Aussi jugea-t-il à propos d'en référer à notre savant ami Berbrugger, lequel examina la pierre avec attention, et secoua la tête. « à qui avez-vous acheté cette antiquité ? demanda-t-il au Suisse. -Mais à un soldat. -à un zéphyr, n'est-ce pas ? -Il me semble que oui. -Eh bien ! voulez-vous que je vous dise quelle est l'inscription ? -Vous me ferez plaisir. -La voici : Cellarius Polkam inventavit et non decorabitur.
Traduction littérale : Cellarius a inventé la polka et cependant ne sera point décoré.
Le banquier suisse était u n homme d'esprit quoique banquier et quoique suisse : il trouva l'inscription moderne bien autrement curieuse que si elle était antique ; il la rapporta à Zurich, où elle tient la meilleure place de son cabinet.
Le zéphyr n'est pas toujours chippeur, et parfois il donne aux acheteurs de la marchandise pour leur argent.
En 1836, à la campagne de Mascara, un Parisien accompagnait la colonne en amateur. On établit un bivouac, où, dans l'espérance de surprendre l'ennemi, on défendit d'allumer du feu. Le Parisien, exposé à la bise du soir et à la rosée de la nuit sans autre habit que son manteau, s'écria : « Morbleu ! je donnerais bien 25 louis pour avoir une maison. -Comment la désirez-vous, monsieur, dit un zéphyr en s'approchant de lui, en bois ou en toile ? -En bois, répondit le premier. -Et vous donnez 25 louis si on vous la livre ? -Je les apprête. -C'est bien. »
Une heure après, deux prolonges étaient démolies et la maison était faite.
à la retraite de Constantine, deux zéphyrs étaient accroupis à la manière mauresque sur quelques cadavres qu'ils avaient rapprochés les uns des autres. Un officier leur reprocha de profaner ainsi les cadavres de leurs camarades. « Mon capitaine, répondit un zéphyr, cela ne leur fait ni chaud ni froid, et cela nous épargne des rhumes de cerveau. »
D'autres, pour n'être pas mouillés, s'étaient couchés dans les tombeaux de Koudiat-Aty. On voyait sortir leurs pieds, et on les prenait pour des morts ; de temps en temps seulement ils protestaient en croisant une jambe sur l'autre.
D'autres essayaient de tirer les burnous de dessous les morts, mais parfois les burnous étaient habités par des vivants ; alors les zéphyrs qui avaient tenté le vol s'excusaient en disant qu'ils cherchaient des scarabées, ou en demandant si l'on ne vendait pas du fromage de Gruyère.
Un des plus braves capitaines de l'armée, le capitaine Guitard, est un capitaine de zéphyrs. Un jour, il entendit raconter qu'un saint arabe avait monté au minaret de Biskara, et avait accompli sans accident cette entreprise presque impossible.
Aussitôt il fit seller son cheval et monta au minaret. Depuis ce temps, on ne l'appelle que saint Guitard.
Au bivouac de Ras-Oued-Zenati, on vit tout à coup, comme dans Macbeth, marcher, non pas une forêt de broussailles, mais une forêt de chardons. C'était le colonel des chiens qui, ayant remarqué que le bivouac manquait absolument de combustibles, en était allé chercher avec sa meute. Ce jour-là, les zéphyrs furent les seuls qui firent la soupe.
Nous avons dit comment, au camp de Djemilah, grâce à une éponge attachée au museau de Phanor, deux zéphyrs parvinrent à se procurer à boire quand tous les autres mouraient de soif.
Il existe encore une autre tradition zéphyrienne à propos d'une éponge. Un zéphyr introduisait une énorme éponge dans son bidon, puis il s'en allait chez le marchand de vins, et faisait remplir son bidon à la pièce. Le bidon rempli, et au moment de payer le vin, il demandait à le goûter, trouvait le vin mauvais, et vidait le bidon dans le tonneau.
Seulement, l'éponge qui stationnait dans le bidon gardait sa part du liquide, on la pressait, et, au bout de deux ou trois expériences semblables, on avait une bouteille de vin qui n'avait coûté que la peine de presser deux ou trois fois l'éponge.
Sous les ordres du capitaine Du Potet, les zéphyrs exécutèrent, au nombre de cent hommes, deux kilomètres de route en huit jours ; à 50 centimes le mètre courant, cela faisait mille francs gagnés en une semaine.
Or, il arriva que le paiement de ce travail concordant avec le paiement d'un compte arriéré de quatorze cents francs, les cent hommes se trouvèrent avoir à manger une somme de deux mille quatre cents francs. Il en résulta une noce magnifique. Six zéphyrs mangeaient chez un cantinier allemand. Après avoir déjeuné, dîné, soupé, et tout cela sans se lever de table, un estomac faible eut encore besoin de prendre quelque chose. Malheureusement, on avait tout mangé, excepté la poule pondeuse, qui se mit justement à caqueter au moment où l'on délibérait sur le dernier service. Aussitôt un zéphyr se leva et courut au poulailler.
L'Allemand commençait à avoir assez de la compagnie de ses hôtes, et d'ailleurs il tenait à sa poule. En conséquence, il sauta sur un fusil à deux coups, et mit le zéphyr en joue. Mais celui-ci se retournant tranquillement : « Mon ami, lui dit-il, tu me tueras, tu tueras un de mes camarades, mais les quatre autres te tueront ; et, toi tué, mangeront la poule. Laisse-nous commencer par là. »
L'hôtelier trouva le conseil bon, remit son fusil au clou, et la pondeuse fut mangée, toute maigre qu'elle était.
En 1833, quelque temps après la prise de Bougie, alors que les officiers civils venus avec la troupe manquaient encore des choses de première nécessité, ils étaient entre autres choses obligés de recourir aux perruquiers militaires pour se faire faire la barge. Parmi ces derniers, le perruquier de la compagnie du capitaine Plombin avait la vogue. Seulement, le savon était très rare à cette époque, de sorte que le frater, craignant de voir manquer cette denrée, imaginait de placer les trois ou quatre patients assis à côté l'un de l'autre dans la principale rue de Bougie, et commençait par leur savonner le menton à la suite les uns des autres. Les mentons savonnés, il se faisait compter les 10 centimes, prix de rigueur. Les 10 centimes touchés, il remettait le précieux fragment de savon à un compère qui disparaissait avec lui.
Cela allait bien pour celui qui faisait tête de colonne et dont le menton demeurait humide jusqu'à la fin de l'opération. Mais, si peu que cette opération durât, les autres mentons étaient secs quand elle était finie. On appelait le compère, l'homme au savon ; on s'égosillait, on jurait ; mais l'homme au savon avait disparu. Il fallait se faire faire la barbe à sec ou revenir. Dans le premier cas, on était écorché ; dans le second, la barbe coûtait quatre sous au lieu de deux.
En 1836, M..., receveur des domaines, obtint un zéphyr en qualité d'ordonnance. L'habitation de ce fonctionnaire était ornée d'un jardin, et ce jardin était orné lui-même de deux énormes figuiers. C'eût été quelque chose pour un amateur de figues ; mais M... préférait le règne animal au règne végétal. Ce qui le préoccupa donc, ce fut de garnir ces deux arbres d'une certaine quantité de caméléons.
Les caméléons ne sont pas chose rare en Afrique. Le prix courant d'un caméléon est de un franc. M... chargea donc son zéphyr de lui procurer à ce prix autant de caméléons qu'il pourrait lui en trouver. Les caméléons ne manquèrent pas : tous les jours, le zéphyr en apportait trois ou quatre, et les trois ou quatre sauriens étaient lâchés tantôt sur un figuier, tantôt sur l'autre.
Seulement, dès le cinq ou sixième jour, la besogne était devenue facile au zéphyr. La nuit, il enjambait le mur du jardin, cueillait sur le figuier trois ou quatre caméléons, et, le matin, il les apportait à son maître qui, sans défiance, continuait à les lui payer le prix convenu.
Cependant, au bout d'un certain temps, M... crut remarquer que ses caméléons ne s'augmentaient pas en proportion des achats qu'il faisait. Il manifesta son étonnement à son zéphyr, lequel lui répondit tranquillement : « Vous savez, monsieur, que le caméléon prend la couleur des objets près desquels on le place. Habitant continuellement les deux figuiers, vos caméléons sont devenus verts, de sorte que vous les confondez avec les feuilles.
La réponse donna à penser à M..., qui, la même nuit, s'embusqua dans son jardin, et vit le zéphyr enjamber le mur, grimper sur l'arbre et faire sa récolte. Le lendemain, le zéphyr fut mis à la porte. M... passa la revue de ses caméléons et reconnut que, quoiqu'il en eût acheté une soixantaine, il n'en avait jamais en réalité possédé que dix.
En 1839, peu de jours après l'expédition de Djemilah, les zéphyrs furent envoyés, sur la route de Constantine, à un endroit appelé les Tourmiettes afin d'y fonder un camp. La route n'était pas sûre, et plusieurs assassinats avaient été commis à travers la toile des tentes. D'ailleurs ce n'était pas le seul inconvénient qui résultât de cette sorte de campement. La toile n'était pas un abri bien chaud pendant l'hiver, et l'hiver arrivait, et l'hiver promettait d'être rude.
Les zéphyrs eurent donc l'idée de construire un camp souterrain. Au nombre de sept ou huit cents, ils se creusèrent un immense terrier dont ils couvrirent l'ouverture avec une herbe que les naturels du pays nomment diné. Puis, comme l'usage de la bière était assez commun, on songea à utiliser les cruchons. En conséquence, les cruchons furent défoncés, les goulots des uns passés dans le fond des autres, et des tuyaux de cheminée pratiqués. Le tout, assujetti avec du mortier, remplit le but auquel il était destiné.
Il résultait que ceux qui ignoraient l'existence de ce camp souterrain cherchaient en vain les quinze ou dix-huit cents hommes terrés comme des renards, et dont l'existence n'était dénoncée que par des colonnes de fumée qui sortaient de terre.
En 1843, une colonne composée des 3e bataillon d'Afrique, 61e de ligne, artillerie, génie et spahis, revenait d'une expédition faite aux Hannenchas – frontière de Tunis – sous les ordres du colonel Herbillon. La colonne fit séjour à Guelma.
Pendant ce séjour, le commandant de cette petite place, capitaine nouvellement arrivé en Afrique avec sa femme, fit interdire l'entrée du camp aux troupes, à moins que les soldats ne fussent accompagnés des sous-officiers ou caporaux. Les contrevenants étaient conduits à l'instant même au poste de police.
Malgré la sévérité avec laquelle cette consigne était exécutée, de nombreuses infractions avaient lieu. Un jour, deux zéphyrs entrés sans permission se promenaient après avoir fait des libations tellement copieuses qu'ils étaient forcés de s'appuyer l'un à l'autre et de se soutenir mutuellement.
En les apercevant, le capitaine-commandant entra dans une telle colère, qu'il s'élança pour aller lui-même les arrêter. Mais, voyant la colère de son mari et l'état dans lequel se trouvaient les deux soldats, la femme du capitaine l'arrêta, le suppliant de ne pas s'exposer à quelque malheur.
Pendant ce temps, les deux zéphyrs assistaient à la lutte, et, se doutant bien qu'ils étaient pour quelque chose dans cette pantomime, ils résolurent de fuir. Malheureusement, dans l'état où se trouvaient les jambes, c'était chose plus facile à résoudre qu'à exécuter. L'un d'eux, néanmoins, prit son élan et gagna du terrain ; mais l'autre, comme le Curiace blessé, ne put le suivre que de loin, de sorte qu'il entendit bientôt le pas de son capitaine qui emboîtait son pas.
Alors il se retourna, résolu de faire face au danger, et attendit l'attaque avec cette gravité oscillante des gens ivres.
-Pourquoi es-tu ici ? s'écria le capitaine, et en vertu de quel ordre y es-tu entré ?
-Mon commandant, répondit le zéphyr en ôtant sa casquette, je suis ici par ordre du général.
-Du général ?
-Oui, mon commandant, du général.
-Et de quel général ?
-Du général commandant la colonne.
-Et c'est le général qui t'a envoyé ici, dis-tu ?
-C'est le général qui m'a envoyé ici, je dis.
-Pourquoi faire ?
-Ah ! voilà, mon commandant.
-Je ne suis pas commandant, je suis capitaine.
-Excusez, mon capitaine, je n'avais pas l'intention de vous insulter.
-Abrégeons. Le général t'a envoyé ici ?
-Oui, il m'a envoyé.
-Pourquoi faire ?
-Il sait que je suis un savant, que j'ai des connaissances en topographie, en géographie, en hydrographie ; il m'a envoyé pour lever un plan du camp et de ses environs.
-Ah ! vraiment ?
-Oui, il m'a envoyé pour cela.
-Et ton camarade ?
-Mon camarade ?
-Oui.
-Eh bien ! il est avec moi, mon camarade.
-Il n'est pas avec toi puisqu'il s'est sauvé.
-Il ne s'est pas sauvé.
-Bah !
-Non : je me suis aperçu que j'avais perdu ma boussole, et je viens de l'envoyer voir dans mon sac, et elle n'y était pas.
Le capitaine ne put s'empêcher de rire, et grâce fut faite au soldat de la salle de police.

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