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Chapitre XLIV
Promenade et bal

Pendant que j'avais pris dans le cabinet du général Bedeau les notes que l'on vient de lire, Alexandre, Giraud, Desbarolles, Maquet et Chancel étaient allés faire une cavalcade. Le chef de cette cavalcade était notre compatriote Bonnemain, lieutenant des spahis indigènes.
C'était un digne représentant de la France au milieu des Arabes, que le lieutenant Bonnemain. Brave comme un Français et un Arabe à la fois, et surtout cavalier merveilleux, il donna à lui seul à nos compagnons le spectacle d'une fantasia dont le souvenir restera longtemps dans leur esprit : tout ce que les Centaures pouvaient faire avec leur double corps soumis à une seule âme, Bonnemain le faisait. Le plateau sur lequel se pratiquaient ses évolutions était tranché d'un côté à pic par un escarpement du Rummel faisant face à celui par lequel avait essayé de fuir la population arabe lors de la prise de Constantine. Le précipice au fond duquel se tord la rivière, pareille à un filet d'argent tant la profondeur du ravin est terrible, donnerait le vertige à un chamois.
Eh bien ! Bonnemain lançait son cheval au galop, l'arrêtant court au bord du précipice, le faisait tourner sur ses jambes de derrière, et dans cette évolution demi-circulaire, les deux jambes de devant, pareilles à un compas qui tracerait un cercle imaginaire dans l'espace, planaient sur le vide.
C'était à la fois effroyable et sublime à voir.
Juste en ce moment, j'étais sur l'escarpement opposé, ne pouvant rien comprendre à la folie de ce cavalier qui semblait jouer avec le vide et la mort.
Tout me fut expliqué au retour. Cet escarpement, c'était l'emplacement de l'ancienne Casbah devenue une caserne et une poudrière. D'énormes vautours au corps fauve et au cou blanc voltigeaient comme des hirondelles au-dessus des toits, s'élevant quelquefois à des hauteurs telles, qu'ils ne paraissaient pas plus gros que des oiseaux ordinaires, puis tout à coup retombant, se laissaient rouler sur eux-mêmes jusqu'à une hauteur de trente ou quarante pieds, hauteur où tout à coup ils ouvraient leurs ailes, et se remettaient à planer avec une suprême majesté.
Pourquoi ces vautours autour de ce pic et pas ailleurs ? C'est que, du haut de ce pic, on précipitait autrefois les femmes adultères, et que les vautours, en se laissant rouler avec elles dans l'abîme, trouvaient une proie toute broyée sur les rochers du Rummel. La chute des condamnées était de mille mètres, trois fois plus haute que celle de la roche Tarpéienne.
Une fois, le vent s'engouffra sous les habits d'une femme qu'on précipitait et qui, jusqu'au dernier moment, avait protesté de son innocence. Elle fut déposée doucement au fond du vallon, et son mari lui-même s'inclina devant le miracle.
Aujourd'hui, le supplice est aboli mais les vautours continuent de tourner autour du roc. Comme les Arabes, ils espèrent que l'occupation française aura sa fin.
Le génie a élevé de magnifiques travaux à Constantine. Je demandais à un Arabe ce qu'il pensait de ces citernes, de ces ponts, de ces aqueducs. « Que le peuple arabe est bien aimé de Mahomet, répondit-il, puisqu'il lui a envoyé des hommes qui, de l'autre côté de la mer, sont venus travailler pour lui. »
La population de Constantine est convaincue que ce qu'elle ne pouvait pas faire, elle, nous sommes venus pour le faire, nous, et que le jour où nous aurons fini notre tâche, Dieu nous renverra comme inutiles désormais en Algérie.
Si la ville de Constantine a gagné en citernes, en ponts, en aqueducs, elle a perdu en pittoresque : plus de bazars comme à Tunis, les rues sillonnées par des uniformes français, des boutiques où l'on parle italien et où l'on vend des indiennes !
Pour me consoler de ce petit désappointement, ces messieurs nous offrirent le spectacle d'un bal mauresque. Nous acceptâmes avec empressement.
Les bals mauresques expliquent à merveille l'étonnement du dey d'Alger, qui, voyant danser, à une soirée à laquelle il était invité, le maître de la maison, riche banquier de Naples, s'écria : « Comment, étant si riche, se donne-t-il la peine de danser lui-même ? » En effet, dans les bals mauresques, on ne danse pas, on regarde danser.
Nous entrâmes chez nos almées vers les neuf heures du soir. Une lampe huileuse accrochée à la muraille éclairait un escalier dégradé. On dirait que toutes les maisons mauresques n'ont qu'une seule et même entrée.
Jusqu'à la porte de la chambre habitée par les femmes, tout est misère. On entre dans la chambre, et le luxe de celles qui l'habitent ressort par le contraste.
La chambre où nous entrions avait été préparée pour la fête. Les murailles, éclairées par des lampes en forme d'œufs d'autruche, étaient blanchies à la chaux et par conséquent éclatantes de blancheur. Le plancher était couvert de ces nattes fines aux couleurs harmonieuses dont les Arabes ont laissé la tradition en Espagne, et qu'on ne tresse bien qu'en Espagne et en Algérie. Puis, sur les nattes, adossées à la muraille blanche, étaient trois ou quatre femmes, avec les jambes nues, les pieds déchaussés de leurs pantoufles, la tête couverte d'un bonnet de velours chargé de sequins d'or, des justaucorps de velours et des pantalons de satin vert ou cramoisi broché d'or. Elles fumaient des cigarettes et buvaient du café à pleines tasses.
C'étaient, trois d'entre elles du moins, d'admirables créatures de 14 à 18 ans ; la quatrième, encore belle cependant, pouvait avoir 25 ans. Si leur chair n'avait pas la fermeté du marbre, leur peau avait au moins la blancheur du lait. C'était une surface d'une matité parfaite, à peine nuancée par une veine nacrée sur laquelle tranchaient avec une vigueur pleine de volupté le velours noir de leurs yeux et l'arc des sourcils qui, se joignant au-dessus du nez, couvrait d'une ligne sombre le double éclair de leur regard.
Au fond de la chambre, étaient préparés des gradins pour les spectateurs.
Une chambre latérale, fermée par une simple portière et éclairée d'une seule lampe, offrait un naïf retrait à ceux dont le désir était de causer chorégraphie avec les danseuses.
Nous allâmes à ces dames, qui nous tendirent la main et nous offrirent des cigarettes qu'elles roulaient avec une extrême dextérité.
Un autre groupe, formé de musiciens assis à terre, se tenait en face des gradins qui nous étaient destinés, et s'apprêtait à faire ronfler des tambours de basque et à faire retentir des tambours longs pareils aux caisses des marchands qui courent les foires en vendant des oublies.
Je commençais tant bien que mal une conversation par gestes avec l'aînée de nos danseuses, lorsque celle-ci prononça, avec une netteté qui fit tressaillir mon cœur tout français, le mot : « Champagne. -Hein ? » fis-je, croyant avoir mal entendu. Fathma, elle s'appelait Fathma, Fathma répéta : « Champagne. » Et, pour aider mon intelligence qui lui paraissait un peu tardive, elle fit le geste d'un buveur qui boit à même la bouteille.
Il n'y avait pas moyen de s'y tromper. Je tirai quatre douros de ma poche, et les lui mis dans la main, en répétant ce même mot champagne, mais avec une intonation qui signifiait : « Pour du champagne, mais pas pour autre chose. »
Fathma était beaucoup plus intelligente que moi, car elle comprit à l'instant même, et fit un geste d'épaule qui voulait dire : « Allons donc, pour qui me prenez-vous ? »
Un moment, je crus avoir affaire à une mauresque de la tribu des Beni-Lorettes, mais je me trompais. Le seul mot de la langue française que connût la constantinoise Fathma était le mot qu'elle avait si harmonieusement prononcé.
Une chose remarquable, c'était l'ignorance de ces pauvres créatures. Pas une d'elles ne s'était donné la peine de mesurer le temps qu'elle avait déjà vécu. Je leur demandai leur âge ; aucune d'elles ne put me le dire. L'aînée seulement me répondit : « Je commençais à parler, à ce que m'a dit ma mère, lorsque mourut le bey Mohamed-Monamany. » Or, comme le bey Mohamed-Monamany mourut en 1824, cela lui faisait, comme je l'ai dit, un total de 24 ou 25 ans.
Une autre, à qui je fis la même question, leva sa main à la hauteur de deux pieds et demi de terre à peu près et dit : « J'étais grande comme cela quand les Français sont entrés à Constantine. » Ce qui était encore moins positif, comme on le voit.
Cependant, les spectateurs arrivaient. C'étaient des officiers de la garnison et deux ou trois employés supérieurs de l'administration française. On nous présenta à eux. Nous fîmes connaissance.
En voyant entrer l'un d'eux, une des danseuses se leva et vint s'asseoir près de lui. C'était sa maîtresse.
En ce moment, l'almée au champagne rentra, tenant une bouteille de chaque main et suivie d'un affreux groom portant deux autres bouteilles.
Ce groom, ce serviteur, ce laquais, comme on voudra l'appeler, est le compagnon indispensable des femmes mauresques qui ont sympathisé avec la civilisation. C'est leur laquais, c'est leur serviteur, leur confident, c'est surtout ce qu'en Italie on appelle un culfiano. Il est impossible de rien voir, en général, de plus laid, de plus dégoûtant, de plus immonde que ce page.
Le champagne fut très bien reçu des compagnes de Fathma, et, en un instant, les quatre bouteilles disparurent.
ô houris de Mahomet, que le saint marabout vous connaissait bien lorsqu'il fit cette prédiction : « Les giaours passeront devant les portes ouvertes des filles de croyants ; ils s'assoiront à leurs tables ; elles boiront leurs vins et leur donneront leur cœur. » Comme vos sœurs d'Occident, vous êtes filles d'ève, et le fruit défendu est pour vous le fruit savoureux.
En tout cas, le vin de Champagne mit nos danseuses en train. Une d'elles se leva d'un mouvement lent et gracieux comme celui d'une couleuvre qui se dresse, se balança un instant comme fait un jeune peuplier au souffle du vent, puis fit signe aux musiciens, et la danse commença.
Danse étrange, qui n'était autre chose qu'un piétinement sur place. Seulement, cette danse devait changer peu à peu de caractère. La danseuse avait un mouchoir brodé à chaque main. Une de ses mains, la gauche, couvrait le visage comme si elle eût voulu en cacher l'expression aux assistants. L'autre était placée où la Vénus pudique a la sienne ; seulement, cette main était plus rapprochée du corps.
Peu à peu, ce corps frémit, frissonna, se tordit, puis s'inclina en avant et se renversa en arrière d'un mouvement lent d'abord, mais qui devint de plus en plus actif. Le bonnet couvert de sequins tomba. Les nœuds qui retenaient la chevelure se dénouèrent. Cette chevelure elle-même s'éparpilla sur les épaules, couvrit le visage, voilà le sein, se déploya flottante comme un étendard, puis les mouvements, devenus de plus en plus rapides, en arrivèrent à l'expression de la plus ardente volupté ; un cri de bête fauve en amour termina la crise, et la danseuse tomba évanouie.
Une matrone accourut aussitôt, prit la danseuse entre ses bras, et lui frotta le bout du nez avec la paume de la main. Aussitôt la danseuse rouvrit les yeux, reprit ses sens et recommença à danser.
Trois fois elle arriva au même paroxysme, trois fois elle s'évanouit, et trois fois reprit ses sens. à la troisième fois seulement, une portion de ses vêtements était allée rejoindre son bonnet. Au reste, malgré cet exercice singulier, la peau était restée fraîche, presque glacée et sans apparence de moiteur.
à celle-ci succéda une autre. La danse fut la même, la progression la même, le cri le même, la résurrection la même.
Cet exercice nous occupa trois ou quatre heures pendant lesquelles Boulanger et Giraud firent force croquis.
Il est impossible de donner aux personnes qui n'ont pas vu cette danse une idée de ce qu'elle est. Le dessin lui-même serait insuffisant, à plus forte raison le récit. Le dessin immobilise le mouvement, la plume ne peut le décrire.
Les mouchoirs brodés surtout, qui de temps en temps flottent au bout de mains étendues, tandis que la tête essaie de se cacher contre la poitrine, donnent à la danseuse une grâce charmante.
Nous sortîmes à minuit. C'est fort tard pour Constantine. La civilisation n'a pas encore été jusqu'à faire fermer les bals à deux heures du matin.
Au reste, les rues de Constantine sont aussi sûres la nuit que le jour. On ne sait pas ce que c'est que ces braves gens embusqués au tournant des maisons pour voir l'heure à la montre des passants ou faire l'aumône avec leur bourse. Le général Négrier, pendant son gouvernement, avait mis, comme Bou-Akas, bon ordre aux caprices de ces désireurs du bien d'autrui. Notre ami Ibrahim-Chaousse avait pu croire un instant être rentré sous la domination de son ancien maître Achmet-Bey. Il nous raconta que, dans l'espace de six mois, il avait coupé quarante-quatre têtes. Sept dans la même journée. Ce n'étaient certes pas les quatre-vingt-trois têtes décollées pendant une seule nuit, comme sous Achmet-Bey, mais enfin c'était un acheminement, et l'avenir promettait.
Ces sept têtes furent coupées à propos d'un troupeau confisqué, lequel paissait dans les prairies réservées pour l'administration militaire. Pendant une nuit, plusieurs coups de fusil furent tirés sur les spahis de garde. On s'informa d'où ils pouvaient venir, et une dénonciation les attribua aux propriétaires des troupeaux. Ils étaient six. Le général Négrier les condamna à mort.
Comme on les conduisait au supplice, un homme bienveillant, une âme charitable s'approcha du général pour lui dire qu'il commettait une erreur, et que bien certainement ceux qu'on allait punir n'étaient point coupables.
Le général l'écouta, puis, le remettant aux mains du chaousse : « Exécutez celui-là avec les autres, dit-il ; un homme qui défend de pareils gueux ne peut être que leur complice ! »
La chose fut faite comme elle venait d'être ordonnée ; et si en réalité leur nombre impair plaît aux dieux, les dieux durent être satisfaits, car ils eurent sept têtes au lieu de six.
L'anecdote fit du bruit. Il y eut même, autant que je puis me le rappeler, dans le courant de 1842, quelque chose comme une motion à la Chambre, laquelle fut suivie d'une ordonnance de Louis-Philippe qui défendait de couper des têtes, fût-ce des têtes d'Arabes, sans autorisation.
Depuis cette époque, deux assassinats seulement avaient eu lieu dans la ville de Constantine ; encore l'un d'eux n'avait-il pas eu son entière exécution. Un Arabe, jaloux d'une femme espagnole qui était sa maîtresse, avait frappé celle-ci d'un coup de couteau. Mais, quoiqu'elle eût crié, quoiqu'elle eût appelé au secours, quoique le meurtrier eût presque été pris sur le fait, la femme refusa de le charger et même de le reconnaître devant le tribunal, de sorte qu'il fut acquitté.
Le second assassinat avait eu lieu quelque six mois avant notre arrivée. Un boucher arabe avait été tué par le mari d'une femme qu'il aimait et chez laquelle il s'introduisait en passant par le toit de la maison. Le mari s'appelait Mustapha-ben-Zaïouch, et l'amant Ben-Dunkali. Surpris en flagrant délit d'adultère par le mari, celui-ci voulut lui faire jurer de renoncer à sa femme, mais il refusa. Ben-Zaïouch exaspéré le tua.
Une fois l'amant mort, la femme aida le mari à cacher le crime. On enterra le cadavre sous de l'orge dans une citerne. Le bruit se répandit que le lion avait mangé Ben-Dunkali, et Ben-Zaïouch quitta tranquillement la ville sans être le moins du monde soupçonné.
Une fois le mari parti, la femme découpa le cadavre par morceaux, et chaque nuit elle en portait un morceau dans un endroit différent de la ville.
Elle fut surprise au moment où, de l'escarpement de la Casbah, elle allait faire rouler la tête dans le Rummel.
Nous avions oublié de dire que, lorsqu'un homme disparaît en Afrique, on dit qu'il a été mangé par le lion.
Nous restâmes encore deux jours à Constantine, puis nous prîmes congé de notre hôte, le général Bedeau.
Je ne l'ai revu que le 24 février 1848, à trois heures de l'après-midi, en face de la Chambre des députés, au moment où le roi Louis-Philippe venait de fuir en citadine, et où Ledru-Rollin proclamait la république.

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